9-Françoise Fabre"Le trajet du signifiant"

Je voulais reprendre le mythe d’Œdipe tel que Marie Balmary l’a travaillé ; cela concerne peut-être l’argument de l’année, à savoir qu’elle part des signifiants mais justement intemporels. Nous avons notre stock au départ et nous aurons à faire à ce stock, encore après notre mort puisque les signifiants passent d’une génération à l’autre.

C’est le seul ouvrage où le mythe d’Œdipe est repéré tout à fait autrement, objet de la thèse de Marie Balmary en 1979 : une étude sur Freud à partir de ce qu’elle appelle « la faute du père », père de Freud, en expliquant la théorisation qu’il y fait, à savoir la famille nucléaire, sans remonter à la génération précédente. Elle essaie de démontrer qu’en fait, il voulait protéger le père.
Elle commence par le mythe d’Œdipe en le faisant partir de plus haut c’est-à-dire de la malédiction sur les Labdacides au père d’Œdipe, Laïos qui commet un viol sur l’enfant du roi Pélops, Chrysippe, que Laïos avait recueilli. Chrysippe voulant dire « cheval d’or ». Ce qui est intéressant est que Marie Balmary traduit les mots grecs, ce qui permet de voir la circulation des signifiants que l’on n’a pas en traduction primaire.
Donc, à partir de là, il est interdit à Laïos d’avoir des enfants, sinon ses enfants seront voués à la malédiction. Mais Laïos transgresse cet interdit en ayant un enfant : Œdipe.
Ce qui est intéressant est que Freud a fait une lecture, univoque de ce mythe, ne laissant pas d’ouverture à autre chose. Hors le mythe est plus riche, il en existe plusieurs versions. Un mythe n’est pas une histoire…
Donc il a Œdipe et décide de le vouer à la mort en l’abandonnant pour qu’il soit mangé par les bêtes. Pour ce faire, il lui attache les chevilles, les articulations avec un aiguillon d’or. L’enfant est récupéré, sauvé par deux personnes dont un va l’élever avec sa femme. Plus tard cet enfant va rencontrer Jocaste qu’il va épouser.
Donc Œdipe réalise l’Oracle mais ne transgresse pas un interdit, il est agit par ce qui lui vient du père sans savoir pourquoi il le fait, d’où cela lui vient…
Alors, dans une des versions du mythe, Œdipe, qui devient le roi de Thèbes, part récupérer des chevaux volés. On voit le mot « cheval » qui revient…Sur la route, à un carrefour à trois voies, il tombe sur deux hommes dont Laïos qui veut l’empêcher de passer et le tue. Tout comme Laïos a abandonné son fils sans rien lui dire, sans rien prononcer, Œdipe tue Laïos sans rien prononcer.
Le nom d’Œdipe, « pied enflé », est l’effet de ce que son père a fait sur lui. Il ne s’appelle pas, « pied troué ». Donc c’est le symptôme dans le corps qui lui donne sa désignation sans être reliée à aucune filiation. Il est le symptôme de son corps.
Robert Levy : dans une autre version c’est l’homme qui boite : Labdacos
F.Fabre : Labdacos est le père de Laïos
R.Lévy : C’est cela la transmission du pied enflé, pied qui boite…
F.Fabre : Je l’aurai indiqué plus tard, parce qu’en fait, Labdacos est le père de Laïos qui veut dire : « qui boite », mais dans le texte que j’ai, on ne sait pas pourquoi.
Le carrefour ou Œdipe réalise la prédiction est un croisement à trois voies qui fait un « lambda, λ » ; c’est-à-dire une forme qui se réfère à une lettre de la lignée paternelle. Les mythes l’écrivent comme étant un destin. Mais le destin est articulé autour de ces signifiants, voire même de la lettre.
Dans une autre version du mythe, Œdipe veut connaître ses origines lorsque qu’il commence à devenir un homme. Il part alors à la recherche du père et c’est à ce carrefour qu’il le rencontre, le cocher de Laïos ordonnant à Œdipe de faire place au Roi… « Lui, sans mot dire, allait sa route, fièrement, mais les coursiers, de leurs sabots, lui empourprèrent de sang les talons. Là-dessus – A quoi bon les détails étrangers à la catastrophe ?- Le fils tua le père et, s’emparant de l’attelage, en fit don à Polybe, son nourricier. »
L’interprétation que donne Marie Balmary est que Œdipe donne un cheval à Polybe qui serait « réparation aveugle du vol de Chrysippe à Pélops » On voit là Polybe qui est le père nourricier d’Œdipe et Pélops qui est le père de l’enfant violé par Laïos. Voici comment les choses se mettent en boucle ou en spirale, plus exactement : « …La faute cachée du père et les mots qui la représentent dans l’événement fortuit, la coïncidence. Tous les détails comptent et ils s’agencent, en quelque sorte, d’une façon circulaire. Ce qui était caché vient là dans la réalité : les pâtres des chevaux, les chevaux volés, le carrefour à trois branches en forme de lambda comme Laïos, le cheval tué, les talons ensanglantés, l’attelage donné à Polybe, retour de Polybe de chevaux à la place du fils-cheval de Pélops. »
On entend la musique des signifiants…
Une fois Laïos tué, Œdipe résout l’énigme de la Sphinge, libère Thèbes. L’énigme est aussi une histoire de pieds : « Il est sur terre un être à une voix ayant deux quatre et trois pieds ; seul il change parmi ceux qui vont sur le sol, en l’air et dans la mer ; mais quand il marche en s’appuyant sur plusieurs pieds, c’est alors que son corps a le moins de vigueur. ».
Il libère Thèbes et en récompense, il épouse Jocaste. C’est alors que là, la deuxième malédiction est une peste particulière qui tue les hommes et rend les femmes stériles. « Laïos a été condamné à ne pas avoir d’enfant, Thèbes n’a plus d’enfant…La peste de Thèbes renvoie aussi bien à la transgression (volontaire ?) du père qu’au crime (involontaire ?) du fils.
Ce qu’elle avance est que ce qui souffre est le lien dans le symbole entre Œdipe et Laïos. C’est dans le réel, sans parole, que vont être agis les signifiants non accrochés au symbolique auquel ils devraient se relier.
Œdipe part à la recherche de l’assassin de Laïos, parce qu’il tue son père sans savoir que c’est lui. Là il retrouve un messager qui lui fait part des conditions dans lesquelles il l’a trouvé, entendu par les passeurs de l’enfant qui l’ont sauvé. Ainsi Œdipe apprend qui est Laïos et qui il est.
Œdipe : « quel était donc mon mal, quand tu m’as recueilli en pareille détresse ? »
Le Corinthien : « Tes pieds pourraient sans doute en témoigner encore »
« Dans le texte grec, il n’est pas écrit simplement : « tes pieds » mais « les articulations des pieds »…Œdipe a les chevilles transpercées et liées »
On retrouve dans le corps la même action, le transpercement de l’aiguille métallique dont on se sert pour les chevaux. Jocaste, avant qu’Œdipe ait le savoir de son identité, se rend compte de ce qui se passe et se pend.
Il va dans la chambre où elle s’est pendue : « Il pousse un gémissement affreux. Il détache la corde qui pend, et le pauvre corps tombe à terre. C’est un spectacle alors atroce à voir. Arrachant les agrafes d’ors qui servaient à draper ses vêtements sur elle, il les lève en l’air et il se met à en frapper ses deux yeux dans leurs orbites. » Orbite en grec veut aussi dire « articulation », c’est le même mot. C’est-à-dire que cela part de l’articulation des chevilles et cela se termine en retour sur le corps propre toujours par une « agrafe d’or » et « l’articulation ». L’autre mot qui est encore le même « arthron », désigne le sexe masculin.
Marie Balmary parle de la faute sur des générations qui se transmet faute de mots pour désigner, pour donner et pour assigner une place symbolique. Œdipe est sans place.
« Ainsi se répète dans la vie du fils à trois moments tragiques, les trois fautes de son père Laïos : – L’homme avait séduit, volé et mené à la mort le fils d’un autre ; son propre fils le tue, séduit sa femme (Jocaste) et la mène à la mort (suicide aussi) – l’homme n’avait pas respecté l’interdit de procréer du dieu ; son peuple ne peut plus procréer et meurt. – L’homm
e avait crevé l’articulation des pieds du fils qu’il avait, malgré l’interdit, engendré ; son fils se crève l’articulation des yeux. »
Les actes renvoient les uns aux autres. Les liens qui les réunissent et qui les mènent sont les signifiants.
R. Lévy : C’est l’exemple parfait de « ce qui n’est pas symbolisé réapparait dans le réel ». C’est mis en acte sur son corps.
F.Fabre : Ce que Freud en a fait est le désir pour la mère avec la punition par le père. On est dans le symptôme dans le sens où on l’entend cliniquement, c’est-à-dire un refoulé et un symptôme incluant une part de vérité. Dans ce texte, on n’est plus dans le symptôme. On est dans du réel. C’est le signifiant qui pousse à des « agirs » dramatiques, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que Freud en tire pour sa théorie. C’est-à-dire que le mythe Œdipien, l’histoire des Labdacides, est plus proche de ce que Lacan nous enseigne avec le réel et la question du signifiant, le refoulement originaire, et la non forclusion, parce qu’il y a presque forclusion…Il y a des points libidinaux mais qui sont agits par la poussée du signifiant tel qu’ ils se sont articulés dans l’histoire.
Alors pourquoi parle-t-on de tragédie grecque ? Parce que finalement il s’agit d’un destin, d’une destinée sur laquelle le sujet ne peut rien. Le sujet est pris dans ce réseau de signifiants qui va faire malédiction. Il est traversé, il est agit mais il n’a aucune prise.
C’est aussi cela la tragédie : les gens courent à leur perte, sans le savoir, sans le vouloir, c’est ce qu’on appelle le destin. Ce que n’en fait pas Lacan puisque, pour nous, notre « os de travail » correspond à ce qui peut apparaitre comme une fatalité, un destin de signifiants articulés avec des points libidinaux inamovibles qui trace une route. La question de l’acte analytique est quand même de venir décoller le signifiant du point libidinal lui rendant une liberté pour s’articuler autrement et donc donner « plus de liberté au sujet ». Alors que dans la tragédie grecque, il n’y a aucune liberté.
Ce que nous avons en commun avec le mythe grec est le stock de signifiants. On sait bien que l’on a tous un stock de signifiant au départ et qu’en principe on n’en acquiert pas d’autres.
C’est à dire que la liberté que peut acquérir un analysant est une liberté bordée par le stock de signifiants. Il a un peu plus de jeu mais il ne peut pas tout faire…Par contre, avec la libération et le remaniement de quelques signifiants, cela permet une autre distribution.
Freud avait repéré le signifiant sans le nommer comme tel dans l’histoire de La Gradiva . En Effet, la Gradiva est ce bas relief dans Pompéi dont l’archéologue Norbert Hanold tombe amoureux par déplacement de Zoé, son amie d’enfance. Celle-ci aidera le jeune homme à redécouvrir son amour pour elle. Zoé est donc l’objet du transfert. Par ailleurs, Gradiva est la traduction latine de « celle qui marche » et d’autre part, le patronyme de Zoé est Bertgang à savoir « celle qui avance, superbe ou rayonnante ». Ainsi, l’auteur repère parfaitement le signifiant et la dégradation du signifiant. On peut remarquer parfois, dans des bouffées délirantes, que le signifiant ne capitonne plus mais file du coté de sa signification imaginaire. Donc il invente la Gradiva à partir de son amour refoulé d’adolescent pour Zoé mais qui vient en même temps rappeler son nom.
Freud a donc repéré cette question du signifiant sans la déployer et qui, du reste, n’était pas dans la linguistique à l’époque.
Robert Lévy : Et sur la faute du père versus Freud ?
F.Fabre : Marie Balmary part du mythe d’Œdipe qu’elle va appliquer à Freud. Elle cherche et trouve ce qui pourrait être la faute du père de Freud, Jacob, et qui va rendre compte de sa psychopathologie mais aussi d’une partie de sa théorie. Je ne me suis pas lancée là-dedans car cela ne passe pas par le signifiant, ce qu’il m’importait de développer ce soir.
Philippe Valentin : Il n’y a peut-être pas les signifiants mais il y a l’histoire du don de bible du père de Freud à Freud dont une partie aurait été déchirée et qui aurait donné directement accès, effectivement, au texte qui serait révélateur, précisément de la faute du père de Freud.
F.Fabre : Comme je ne l’ai pas relu récemment, je ne peux pas bien vous répondre. Par contre, il y a l’histoire de la troisième femme du père, Rébecca, entre les deux autres femmes connues. Il me semble qu’il y aurait eu un rêve de Freud avec une phrase : « Rébecca, ôte ta robe, tu n’es plus mariée » que Marie Balmary amène et qui rend compte d’une partie des symptomatologies de Freud.
R.Lévy : Cela amène un point que je trouve intéressant qui est qu’il n’y a pas de destinée autre que celle de l’aliénation au signifiant.
F.Fabre : On peut le dire comme cela
R.Lévy : Ce qui donne quand même une façon d’envisager les religions autrement à partir de ça. La plupart des religions sont quand même fondées sur cette idée que la destinée est écrite ou en tout cas qu’il y a un écrivain qui l’écrit au fur et à mesure de la vie de chacun.
Serge Sabinus : Grand débats autour des religions, du libre arbitre…Ce qui me gêne un petit peu est de dire qu’on a un stock de signifiants et qu’à partir de là tout n’est que redistribution, que le signifiant est toujours fixe, qu’on en rajoute pas ce qui correspond dans le débat biologique à la prédestination, que tout est déjà écrit…
F.Fabre : Je suis désolée, non! Tout n’est pas écrit, c’est un stock de signifiants, mais ça n’est pas écrit ! C’est avec l’agencement de ce que l’on va en faire que notre page sera écrite. Le stock de signifiants vient de Lacan, je n’ai rien inventé… Mais penser que l’on peut avoir des signifiants nouveaux amène à la question de ce que fait le groupe Psychanalyse Actuelle, à savoir que depuis que le mot « shoah » existe, cela a changé l’inconscient. Alors allez savoir pourquoi, le mot « shoah » est quand même pour un analyste, un signifiant singulier ! Ce n’est pas un signifiant collectif ! Et voilà le mot « shoah » qui est apparu et on aurait un nouveau sujet…C’est à peu près la thèse de Psychanalyse Actuelle… Tu vois la question de ce nouveau signifiant, ça n’est quand même pas rien…De plus, ce signifiant est inconscient…Ce n’est pas un mot que l’on prend, comme cela et que l’on s’incorporerait…
S.Sabinus : Je suis d’accord avec toi, c’est effectivement quelque chose de l’ordre de l’inconscient et ce qui est de l’ordre de l’inconscient n’est pas plus Chrysippe que la Shoah…Ce que tu amènes comme idée est que l’on a chacun un stock de signifiants qui est un stock fermé, d’accord ?
F.Fabre : Oui
S.Sabinus : Et ce stock là, une bonne fois pour toute et jusqu’à la mort, voire même au-delà puisqu’il se transmet comme il nous a été transmis. C’est-à-dire qu’il remonte à je ne sais pas quand pour aller je ne sais pas où…Alors Chrysippe qui débarque comme cela tout d’un coup… Il vient d’où lui ? Parce que là on est dans la thématique grecque, on remonte forcément jusqu’à Jupiter et arrivé à Jupiter…
F.Fabre : Non, je ne suis pas d’accord…Tu as raison de poser cette question…
S.Sabinus : Je voudrais juste ajouter quelque chose à propos de la temporalité. En effet, le stock de signifiants, pensé comme ça, devient atemporel, puisque c’est toujours le même qui se transmet de génération en génération. Mais voilà que l’on est bien obligé d’y faire parcourir le « génération en génération » c’est-à-dire d’inscrire une forme de chronologie « de père en fils ». L’autre point qui me paraît problématique est qu’à mon avis il y a une différence importante entre la tragédie et le mythe. La tragédie est l’écriture dramatique d’un moment de la vie d’un sujet, en l’occurrence Œdipe. C’est très important parce le destin d’Œdipe, c’est sans le savoir qu’il est agit. Il me semble que le drame au sens de la tragédie d’Œdipe
est celui du savoir. Savoir qui a une dimension chronologique. Où faut-il l’inscrire dans la question du temps ? Il me semble que la temporalité c’est tu temps éclaté. Du temps qui d’un coté est figé et de l’autre se déploie à grande vitesse. Tout cela fait partie de la question de la logique, pour revenir à la question de départ. C’est cela qui fait symptôme. Il y a donc d’un coté la dimension mythique, celle dont tu parles c’est-à-dire effectivement ce passage d’une génération à l’autre d’un certain nombre de signifiants qui font des destins…Mais il y a aussi tout ce qui est un destin, qui n’est pas un destin sans le savoir, mais un destin avec la question du savoir. C’est fondamental cette question du savoir. La question de l’Œdipe c’est « je veux savoir et j’arriverai à savoir. Je saurai, quel qu’en soit le prix ».
F.Fabre : On peut se poser la question, effectivement, à savoir que si chaque fois que l’on va chercher un signifiant, on remonte à Jupiter…
Chrysippe, le cheval d’or, peut-être que pour Laïos, il n’était pas particulièrement mené par « cheval d’or ». Il se trouve qu’il viole ce garçon et qu’à ce moment là s’établit une transgression qui a des effets sur la génération d’après. Le signifiant va commencer là. Il n’est pas du tout obligatoire que Laïos se soit précipité sur Chrysippe parce que c’était le signifiant. Il se trouve qu’il s’appelait comme ça, que cela va devenir un signifiant particulier compte tenu de la faute commise.
R.Lévy : C’est-à-dire qu’il y a un échelon intermédiaire qui me semble très important et qui passe complètement à coté : c’est la question de l’interdit. Le seul interdit qui va se poser dans le mythe est celui d’avoir des enfants. Ce n’est pas de ne pas coucher avec sa mère en l’occurrence. C’est l’interdit posé contre Laïos, d’avoir des enfants. Et c’est cela qui va poser problème par la suite. Où est situé l’interdit ? L’interdit étant le résultat de la faute. Or dans le mythe repris par Freud, c’est un peu l’inverse. C’est un interdit avant consommation : « Tu ne coucheras pas avec ta mère »
S.Sabinus : Oui sauf que l’Oracle fait une prescription : « tu coucheras avec ta mère ». C’est cela qui est intéressant par rapport à la question de l’interdit. Comme tu dis, l’interdit a disparu, a volé en éclat dans tout cela. Tout le monde est inscrit dans ce que prescrit l’Oracle chacun essayant désespérément d’y échapper…
F.Fabre : L’Oracle serait censé, on peut l’entendre comme cela, représenter le désir.
R.Lévy : Il y a un savoir anticipatif et prescriptif : au fond je me dis que je sais que c’est comme cela que ça va se passer..
S.Sabinus : Oui, oui. C’est cela qui fait toute la force de la reprise Œdipienne de Sophocle par Freud. C’est-à-dire le savoir dont il est question (« je sais tout…je veux tout savoir»), est déjà anticipé dans un « mais tu le savais déjà »
F.Fabre : D’ailleurs, les enfants de Thèbes, meurent… On peut dire les enfants d’Œdipe puisqu’il est le roi …C’est à dire que les choses se réalisent sur une autre génération.
R.Lévy : Mais quand même, ce que Freud reprend est la dimension du désir. Il sort complètement du mythe pour en faire quelque chose qui a plutôt trait à la dimension de la pulsion. L’énigme, si l’on peut dire, est de se poser la question de savoir en quoi est-ce un interdit universel. On voit bien que là, dans le mythe, ils font leurs affaires tranquillement sans que cela pose de difficultés si ce n’est un interdit en particulier qui est celui de procréer et non pas de coucher avec sa mère. Freud le reprend dans cet aspect là qui me semble quelque chose de tout à fait important. J’ai entendu Allouch remettre en question l’Œdipe, toute la thèse Lacanienne sur le Nom-du-père voire même sur la question de l’inceste ; Il y a quelque chose de congruent et de cohérent dans son développement. Mais en tout cas, si l’on reste sur la thèse Freudienne de l’interdiction de l’inceste, il me semble que cela introduit des éléments très différents de ceux du mythe et que Françoise a très bien démontré. Ce qui compte pour Freud finalement, c’est le fantasme. A savoir que tous les petits garçons rêvent de coucher avec leur mère, et cela est interdit.
F.Fabre : Je trouve que ce qu’amène Marie Balmary, est que justement cela passe par le signifiant.
R.Lévy : J’entends bien. Cependant, je ne crois pas que ce soit effectivement cela qui ait intéressé Freud à ce moment là. Son objectif étant de fonder quelque chose de presqu’universel. Il l’appelle « l’universalité du complexe d’Œdipe », à savoir, fonder quelque chose qui va pouvoir rendre sa thèse sur l’inconscient adossé à un interdit fondamental qui est celui de l’inceste quand même ! On ne peut pas faire autrement que de reprendre ça, selon Freud. Sa façon d’amener l’universalité du complexe d’Œdipe, pas d’Œdipe, mais du complexe d’Œdipe, était une nécessité, une cohérence de toute sa thèse de l’inconscient.
R. Soundaramourty : Ce que tu amènes ce soir n’est pas cet aspect là. C’est cela qui est intéressant.
F.Fabre : Oui, bien-sur. Cela ne l’invalide absolument pas, Il s’agit simplement d’amener la dimension signifiante de la question.
R.Soundaramourty : Et de la question du destin et de ce qui agit inconsciemment. C’est ce qui est intéressant parce que Robert disait tout à l’heure que c’est une illustration de ce qui dans le symbolique fait retour dans le réel. Je ne suis pas sûr… Je ne sais pas… En effet, s’agi-t-il d’une forclusion, d’un signifiant du Nom-du-père ? ou est-ce qu’il s’agit d’un refoulé avec une levée du refoulement ? Je ne crois pas non plus. Donc je me dis, qu’en effet, dans cette articulation du signifiant au réel, cela n’a-t-il pas à voir avec quelque chose de ce que Abraham a pu avancer un peu…Il y a cette question du secret et qui remonte aux générations précédentes et peut-être là, quelque chose d’un refoulement originaire. Parce que le stock de ces signifiants, peut-être un essaim de signifiants ou S1…Alors justement, tu insistes beaucoup sur le fait que cela se fasse sans parole, « ça n’est pas dit ». Ce n’est pas la même chose que « c’est forclos »…Et je trouve que c’est cela que tu amènes. Et c’est ça qui amène peut-être cette transgression interdite mais qui n’est pas dite et qui amène des agirs. En tout cas, quand Œdipe rencontre quelque chose de tragique, du coté d’une vérité qu’il cherchait et qu’il découvre, ce qui m’intéresse dans la suite est qu’il erre. Il se crève les yeux, certes, mais il part sur les routes et ce sont ses enfants qui vont continuer à jouer quelque chose de cette affaire là, de ce destin des Labdacides.
F.Fabre : Ce que l’on peut peut-être avancer est qu’il y a une dégradation au fur et à mesure : Laïos vit sa vie en faisant ses turpitudes et ses transgressions, Œdipe termine en se crevant les yeux, les gens de Thèbes meurent…Il y a une dégradation qui n’est plus symptomatique. Donc une dégradation signifiante faisant que cela passe l’acte réel. Il y a une crudité quasiment pulsionnelle.
H. Konrad : Il est vrai que racontée comme ainsi, cette histoire n’a plus rien de très originale…
R.Lévy : Oui, ce qu’elle veut dire est que l’on entend cela tous les jours, sous d’autres versions lorsqu’on s’occupe de petits enfants.
F.Fabre : Oui mais ce qui est intéressant justement c’est que les Grecs l’aient déjà écrit. Donc il y a un point d’universel… Comme le disait Robert, il y a un universel que l’on peut retrouver en remontant chez les grecs. Ce sont eux qui ont écrit ces fictions et que donc effectivement on entend cela sur nos divans tous les jours mais ils, nous donnent quand même des indications.
H.Konrad : Ce que vous voulez dire est que les signifiants fabriquent des vies humaines ?
F.Fabre : ce qui est le propre de l’humain c’est le signifiant..C’est le signifiant qui permet à l’homme d’être un homme. Que ce soit Freud ou dans les cures, ce qu
i est intéressant c’est de savoir comment cela s’articule et comment cela se produit ou comment on peut le faire naviguer autrement.
Agnès : Dans ce que vous dîtes il y a une articulation entre le point libidinal et le signifiant. Mais comment cela s’articule chez Lacan ? Quand il parle de l’inconscient articulé comme un langage c’est à travers ce qu’ est la libido ?
F.Fabre : Tout est sexuel ! Même dans la formule du fantasme, S barré poinçon petit a, on a à chaque fois affaire à l’objet même s’il n’est pas saisissable. Dans l’objet il y a l’accroche libidinale qui est nouée au signifiant.
S.Sabinus : Il me semble que justement, dans le livre de Marie Balmary, ce qui peut, peut-être, nous égarer, concerne précisément ce point là. A savoir que le repérage articulaire de ces signifiants et de leur transmission, ne font pas seulement que mettre en évidence la faute du père qui serait à l’origine de je ne sais pas trop quoi, mais cette écriture de signifiants est ce qui permet au désir d’être nommable comme désir humain. C’est-à-dire que les signifiants sont repérables et efficaces tant qu’ils sont noués au pulsionnel. Et c’est ce qu’elle ne fait pas…Tu es d’accord ? Elle fait dans la psychologie.
F.Fabre : Oui
R.Lévy : Elle ne le fait pas pour une simple raison : elle fait de l’interprétation hors transfert… Donc cela ne donne qu’une valeur très relative et donc forcément psychologique ; puisqu’elle reprend un texte en faisant des points de rencontre qui sont d’ailleurs les siens. C’est la version de l’Œdipe selon Marie Balmary…
S.Sabinus : Et quelque chose d’assez religieux
R.Lévy : En effet, quelque chose, d’une certaine façon, d’assez religieux. Alors il est vrai que c’est cette dimension, et tu as tout à fait raison, je partage ton avis. On se retrouve avec une sorte de « patate chaude » qui est, à la foie vraie parce qu’il y a une vérité des signifiants qui sautent aux yeux, et en même temps dont on ne peut rien faire. A savoir que ce n’est pas de la clinique c’est de la littérature. Tout en étant très intéressant.
F.Fabre : Oui, il est vrai qu’il n’y a pas la question du désir en lui-même.
R.Lévy : Tout à fait..
S.Sabinus : Oui mais c’est quand même important parce que dans ce qu’a repéré Freud dans le mythe d’Œdipe, pourquoi n’a-t-il pas repéré la faute du père ? Il y a peut-être effectivement quelque chose qui lui appartient en propre…Ce à quoi on peut lui être redevable en tant qu’analyste, c’est quand même ce que j’appelle le repérage, qui est le savoir des signifiants, ce lien au pulsionnel. Que tout le mouvement que repère Freud dans l’Œdipe est le pulsionnel. La manière dont le pulsionnel détermine le destin ! Ce ne sont pas les signifiants, comme cela, en tant que tel ! C’est la manière dont les signifiants sont liés, pour un sujet, au travail du pulsionnel. Dans l’Œdipe on n’est pas à la limite, on franchit la limite sans qu’elle ne soit jamais énoncée comme telle. Elle y est tout le temps : il y a des croisements de chemins, il y a la Sphinge… Tout cela représente des barrières qui sautent les unes après les autres, dans la tragédie. S’il y a bien quelque chose que Freud montre c’est qu’Œdipe est conduit par son pulsionnel et non pas par son coté chevalier…
F.Fabre : oui, oui et d’ ailleurs le travers de cela, nous voyons bien comment cela peut virer, sur le transgénérationnel… Bien-sur que la pente est là…
S.Sabinus : oui : « Ce n’est pas moi, c’est grand père »…
R.Lévy : Ce que Freud ne fait à aucun moment… Et j’en veux pour preuve que cela s’articule très bien de la façon suivante : au fond ce que j’ai retenu de la faute du père pour Freud, c’est un moment fondamental à savoir le moment où son père se trouve dans une rue à Viennes et ou un Viennois jette soin chapeau à terre en le traitant de « sale juif » et en lui demandant de dégager du trottoir. Et ça, pour Freud, c’est la faute de son père au sens le plus fort du terme. C’est vraiment là-dessus qu’il va fonder beaucoup de chose notamment la question du fantasme etc… Donc il y a quelque chose qui ne remonte pas à cinquante générations et c’est lui qui en fait une faute. Il n’y a qu’au moment de la mort de son père qu’il peut reprendre cela. Jusqu’alors, c’est secret… C’est à ce moment-là qu’il peut dire, enfin, à quel point il a détesté son père et combien cette haine, qui a suscité cet évènement, a été un moment présent dans sa vie jusque et y compris à la mort de son père. Comme quoi on peut faire un mythe avec pas grand-chose. Chacun construit son propre mythe sur des éléments libidinaux. L’aboutissement de cette question de la haine pour la faute de son père étant que, dans cette situation d’avoir accepté de s’en aller du trottoir, Freud vit son père comme féminin.
S.Sabinus : Je me souviens que c’est avec Marie Balmary que j’ai appris la pratique de Freud avec les champignons : grand chasseur de champignon, lorsque il en repérait, il jetait son chapeau pour les recouvrir…
S. Granier de Cassagnac : Pour Freud ce n’était pas d’abord le mythe… Il a cherché le mythe…
C.Hagué : A ce propos, vous souvenez-vous de la question de JP Winter, à savoir pourquoi Freud est allé chercher dans le mythe grec cette question pour illustrer sa théorie… Dans la bible il y avait tout ce qu’il fallait… JP Winter en a conclu que Freud est un marrane. En tout cas il ne voulait pas que la psychanalyse soit juste une histoire juive
F.Fabre : Pour revenir à la Gradiva, il est vrai que Zoé renvoie à un point libidinal… Un signifiant accroché à ce point… Et tout le texte est comme ça…
R.Lévy : C’est son fil conducteur dans l’écriture. C’est le moment où cela impacte le sujet libidinalement, pas seulement le signifiant.
Bien, je vous revoie dans quinze jour

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