A propos du film "Central do Brazil" de Walter Salles

Discussion du film avec les textes  de Annick Hubert-Barthelemy et de Sophie Darne : « La lettre en souffrance »

Plusieurs moments marquent cette fiction : la recherche du père, on pourrait dire la quête du père.

 

 Cette quête du père représente un champ qui se décline de plusieurs façons et qui mobilise plusieurs étapes.

Dans un pays émergent comme le Brésil, cette quête est différente. Les gens partent loin, se quittent loin, s’installent ailleurs … L’espace brésilien joue sur la quête imaginaire : ton père est là-bas, il est ceci ou cela … photos, tableaux, le poids des objets (lettres, souvenirs …).

L’espace et le mouvement décuplent les croisements des individus et des destins, donnent à l’imaginaire un horizon immense … Le père est ailleurs dans les nouvelles régions ou autres, revenu dans la zone de départ.

L’immensité de l’espace complique le « désir de reconnaissance » qui articule le sujet au symbolique et l’amène à la nécessité de parler. La reconnaissance du désir se fait dans le verbe, seule réponse possible au désir de reconnaissance.

Dans une première étape, le décor est fixé. Il croise l’histoire et les réseaux de communication (gare, routes, trains, croisement des foules, …). Au départ, la question du fils qui veut connaître son père ouvre la fin de la résistance de la mère qui ne peut plus vivre sans l’amour du père et admet l’amour qu’elle lui porte mais l’amour n’est pas de ce monde.

A l’autre bout de la chaîne, le père est parti pour retrouver sa nouvelle femme et laisse une lettre. La question du fils relance l’histoire ; en clinique, beaucoup d’analysants n’ont jamais posé de questions à leurs parents !

La place de Dora, au cœur des histoires mais pas d’une en particulier et surtout de la sienne, aigrie, rancœur … Elle veut vendre l’enfant, le trompe, le piège … Grand Autre Trompeur … Elle n’est pas une mère, à peine une femme …

Dans une deuxième étape, c’est le mouvement de la quête sans retour possible, on se déplace, on va voir, revoir la réalité. Quelque chose de matériel, qui n’est pas un objet au début, participe-t-il de la vérification : c’était là, c’est par là ? (« Je suis retourné là, j’ai retrouvé ces photos … »).

C’est une aventure, les longs voyages en car à travers ces paysages brésiliens si beaux. Dans la clinique, «  je vais aller voir, j’accepte de voir, de comprendre, je veux changer, je veux enfin marcher, courir … » Cette phase est celle des déboires, on n’a pas assez perdu de choses, on n’est pas prêt pour le rôle du « nouveau sujet ». Dora descend du car et pense laisser Josué continuer sans elle. Mais il descend, il choisit de rester (on fait avec ce qu’on a) : « Je pense que finalement je continue, même si je me demande ce que je fais là ».

Dora et le chauffeur de camion, une histoire qui tourne court … C’est la galère, ils sont sales, tristes, en colère mais aussi soulagés et heureux, une nouvelle façon de voir les représentations, pas un père à la place d’une mère, pas une enfance ou une vieillesse dans l’ordre des choses, mais un chemin singulier où le futur antérieur peut fonctionner et ouvrir le champ des possibles. Pas de quête sans lecture et interprétation, pas de quête sans décalage chronologique.

La troisième étape voit la quête du père comme retrouvailles d’un objet des origines, cet objet des origines boucle la quête, on passe dans la transmission. Il est la preuve que sa dimension symbolique est nouée à l’imaginaire et au réel. Cet objet est posé de façon métonymique à la quête lorsque celle-ci bascule dans la nécessité du dénouement. Un seul sens possible, aller jusqu’au bout. Plus se déconstruit l’image du père, l’image rêvée du père, plus se cristallise le but, trouver le père. La subjectivité (du sujet de l’inconscient, couplée à l’image) s’affranchit des pesanteurs.

Dans le village : les lettres au Saint amènent l’argent qui manque, la façon de faire de Dora est validée par Josué, les photos préparent la séparation, le changement de vêtements prépare la joie d’être. Dora raconte son père, déception du père réel … Rencontre avec les frères, le père est parti, il reste une lettre, il reste le métier de menuisier, l’enfant est-il l’élève du père ? Le père tout puissant a laissé une façon de faire, il a laissé des questions aussi.

Il laisse une triangulation en souffrance, c’est la clinique contemporaine, ne pas prendre le risque de la triangulation …

Annick Hubert-Barthélémy

 

La lettre en souffrance

La lettre m’a semblé un élément clé dans le film « Central do Brasil » de Walter Wallesson.

J’ai pensé à ce que nous dit Lacan : « C’est ainsi que ce que veut dire « la lettre volée », voire « en souffrance », c’est qu’une lettre arrive toujours à destination » dans la mesure où dans la communication intersubjective, l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous forme inversée. Et nous voyons les gens se succéder et s’adresser à l’écrivain public comme à un miroir. L’adresse postale n’est pas nécessairement concrète, en particulier quand il s’agit d’adresser une lettre au Saint. L’essentiel semble ce qui arrive à se dire à ce moment-là.

Dans le film, une mère se saisit de la demande de son fils de telle façon que l’on pourrait croire que le père symbolique (du fait que l’enfant soit nommé fils) est bien là, ainsi que le père imaginaire dans son rôle nécessairement insatisfaisant auquel il est renvoyé (chose la pire qui LUI soit arrivé). Le père de la réalité, qu’il est possible de rencontrer, est là aussi. Mais, la question autour de la lettre nous indique très vite qu’il n’en est rien. Dora entend que la mère ne se saisit de la lettre que pour y inscrire son désir. L’enfant instrumentalisé permet d’interpeller le père uniquement dans son lien à elle. Dora conclut, dans sa discussion avec Irène, son amie, que la mère veut qu’il revienne pour elle. Ce qui s’avère juste à la deuxième venue de cette mère qui lui dit clairement qu’elle veut cet homme pour elle. Si l’enfant ne semble alors plus en place de phallus pour elle, puisqu’elle désire le père, elle ne permet pas l’inscription de la place de son fils dans cette histoire.

La mère désire ailleurs, mais ne sait pas ce qu’elle désire, elle ne peut demander ce qu’elle désire. On pourrait dire qu’à cet endroit, il pourrait y avoir de la métaphore paternelle mais, si cette place est indiquée, elle n’opère pas, car l’enfant reste « assujetti au caprice de ce dont il dépend » (22.1.58), il reste le signifié du désir maternel.

Le fils en est réduit à retourner à sa toupie, qui tourne en rond dans un coin.

Quand Dora subtilise la lettre et la laisse « en souffrance », on peut s’interroger. Est-ce pour permettre quelque chose au sens où, comme le dit Deleuze, « le symbolique comme élément de la structure est au principe d’une genèse » ?

Dora, quand elle ne poste pas la lettre, laisse une case vide. La lettre volée est la case vide, cette case qui permet la circulation, la mise en jeu. La case vide est symbolique, elle permet l’articulation à partir de cet élément singulier. Elle n’est ni présente comme réelle, ni hallucinatoire comme imaginaire. C’est parce que la case est vide que le sujet y prend place. Il ne décide pas du jeu, autour de la case vide, de la lettre, c’est lui qui est joué, il est en jeu. Il est un élément de la chaîne qui doit s’organiser selon ses lois.

C’est parce que le symbolique joue et engendre
lui-même ses nécessités et ses organisations qu’il n’est pas nécessaire de poster la lettre. Cette suspension de la lettre peut être un manque constituant qui organise un jeu dans lequel le sujet peut s’actualiser.

Et ce manque, cette case vide a à voir avec le signifiant paternel : « Le vrai père, le père symbolique, est le père mort » (Écrits, p. 469). Le père mort en tant que SA est le -1, le signifiant qui manque.

Et l’enfant comprend et nomme ce questionnement possible autour de la lettre : l’enverra-t-elle, la laissera-t-elle en suspens, ou la fera-t-elle disparaître ?

Transférentiellement, la lettre lui semble dépendre du bon vouloir de l’autre maternel.

La lettre est le lieu de la matérialité du signifiant. Le père est le signifiant qui donne au signifiant son sens de signifiant, il est le signifiant qui stabilise les significations et grâce auquel la parole peut prendre sa valeur d’acte.

Il y a donc la question de la lettre dans ce film et il y a trois personnages : la mère, le fils et le père, puis Dora, l’enfant et le père.

C’est ce qui m’a évoqué le séminaire sur La Lettre volée dans lequel Lacan nous indique qu’il y a « trois temps ordonnant trois regards, supportés par trois sujets, à chaque fois incarnés par des personnes différentes », séminaire qui s’appuie sur une nouvelle d’Edgar Poe dans laquelle il y a :

⁃ – Première scène (à propos d’une lettre reçue par la Reine qui ne veut pas qu’elle soit vue) :

⁃ Le Roi (qui ne voit rien), la Reine (qui voit que le roi ne voit rien et se leurre d’être la seule à voir), le ministre (qui voit que ce qui est à cacher est à découvert et veut s’en emparer).

– Deuxième scène (après que le ministre ait subtilisé la lettre sous les yeux de la Reine qui se sent dans l’impossibilité de réagir devant le Roi, et après qu’il l’ait lui-même cachée à son domicile de telle façon que la police ne la retrouve pas) :

La police (qui ne voit rien), le ministre (qui voit que la police ne voit rien et se leurre d’être le seul à voir), Dupin (qui voit que ce qui est à cacher est à découvert et veut s’en emparer).10

Il y a donc trois regards.

Le premier est un regard en dehors (phallus, SA du nom du père ?) représenté dans la nouvelle d’Edgar Poe par le Roi, puis la police, le Roi qui ne voit pas, sur la table, la lettre qui gêne la Reine. Dans le film, ce regard en dehors peut être celui du père qui ignore, puis le père qui cherche sans trouver (ce que nous apprenons à la fin).

Le deuxième regard sait que le premier ne voit rien, c’est la Reine qui voit que le Roi ne voit pas, puis le ministre, qui croit que Dupin ne voit pas la lettre en évidence. Ce qui a peut-être son équivalent dans le personnage de la mère qui sait que le père ne voit pas ce qu’il en est pour elle, puis de Dora qui ne voit pas que l’enfant voit le jeu autour de la lettre.

Le troisième regard qui, voyant que le deuxième laisse ce qui est à cacher à découvert, s’empare de la lettre. C’est le ministre face à la Reine, puis Dupin face au ministre. Nous retrouvons cette structure à travers Dora qui s’empare de la lettre face à la mère qui laisse à découvert ce qui est à cacher, son rapt du père, puis à travers l’enfant qui se saisit de la lettre pour parcourir son trajet.

Le rôle principal est bien la lettre comme dans le séminaire de Lacan. C’est cette lettre qui permet que se tisse entre les personnages tout un réseau de liens, que se construisent des rencontres qui permettent un trajet dont l’effet (les faits) est (ont) un effet de vérité sur chacun. L’enfant pris dans le jeu de la lettre, vecteur du chemin à parcourir pour trouver … la lettre du père et articuler à cette trouvaille, sa place de un parmi d’autres fils. Comme ce séminaire, ce film semble démontrer ce que Lacan nomme « la prééminence du signifiant sur le sujet », « la suprématie du signifiant dans le sujet », et que « l’effet de sujétion du signifiant, de la lettre volée en l’occasion, porte avant tout sur son détenteur d’après-vol ». Dora, et l’enfant.

Ce qui est en jeu dans le rapport au phallus, c’est l’être du sujet, nous dit Lacan. Et, « comme la lettre volée, il est là où on l’attend le moins, et là où pourtant on le désigne » (Moustapha Safouan).

Il y a donc , dans ce film, cette construction d’un sujet à travers le parcours autour d’un signifiant, à partir d’une lettre, mais ce qui fait que ça ne reste pas dans la répétition, qu’un chemin se fait, c’est qu’il y a une adresse. L’adresse du père bien sûr, mais qui passe par Dora. N’est-elle pas là à une place qui évoque celle de psychanalyste ? C’est elle qui laisse la case vide qui laisse une chance au signifiant. Laisser la lettre en souffrance, c’est attendre la parole de vérité. La lettre, elle la laisse de côté, et c’est l’enfant qui s’en saisit dans le tiroir. C’est elle qui la détient mais elle la laisse dans le sac de l’enfant quand elle pense qu’il peut continuer sa route sans elle, qu’il est dans le bon bus, la bonne métaphore (nom des bus en Grèce). Quand l’enfant veut se saisir de ce que permet la lettre (se faire de l’argent quand ils n’en ont plus et la jeter), elle lui indique que l’enjeu n’est pas là, on ne fait pas comme ça. C’est elle qui accompagne la mise en genèse du sujet. Bien sûr, elle aussi effectue un trajet. A la fin nous assistons à la lecture de la lettre qui réarticule l’histoire, lecture qui pourrait être celle que fait l’analyste dans la cure ; c’est elle qui amène le sujet à pouvoir entendre le point de lecture où il s’entend inscrit, où il entend l’inscription de sa place symbolique. C’est la destination de la lettre. Il y a rencontre, il y a tuché. La lettre de la mère rencontre la lettre du père, sur le buffet, sous l’image des deux parents réunis devant les enfants réels.

Sophie Darne

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