Andrea Román Otaíza "Que peut attendre un enfant d’une interprétation ?"
Traduction : Serge Granier de Cassagnac
Que demande un enfant à son analyste ? Généralement, nous entendons d’abord les demandes maternelles, bien avant celles de l’enfant, qui s’exprimeront par la parole, les actions, le jeu. Parfois se produit dans la cure ce que nous appelons une interprétation, ce peut être très énigmatique et fugace ; nous en comprenons bien l’importance dans la théorie, et cela se confirme dans la pratique lorsque nous en voyons les effets.
Il n’y a pas de recette pour interpréter, non par impossibilité, mais parce que chaque cas est singulier, et parce que chaque moment dans une relation transférentielle est unique et ne se répètera pas.
Comment, et quand intervenir pour que l’interprétation produise un effet de coupure dans la continuité spéculaire du moi ? Il arrive que subitement dans la relation un signifiant apparaisse, qui va permettre un début de travail, là où quelque chose cherche à se dire en accédant au langage. Dans le cas que nous allons voir, ce qui apparaît évoque la figure d’un père imagnaire, un père effrayant, cruel, qui ne peut être agent de la castration, et laisse le patient enfermé dans une place problématique dans la triade oedipienne.
Alejandro, un enfant de quatre ans, a souffert d’une naissance difficile, de violence en bas âge dans sa famille, il a connu la difficulté d’être un enfant non désiré, peu investi au début, ce qui a produit une grande culpabilité chez sa mère, qui s’est mise à s’occuper de lui de façon très obsessionnelle, comme pour tenter de réparer ce manque d’amour dont elle pense qu’il a souffert au début. Alejandro paraît charmant, parfait, adorable. Il arrive en consultation collé à sa mère, qui l’amène parce qu’il a peur de dormir seul, elle signale qu’il est très colérique, et me dit : “Alejandro est pour moi un mystère, je ne sais comment m’y prendre avec lui”. Il a des problèmes de parole, une difficulté à prononcer les “r” et certains phonèmes, il les confond. Il a peur de son père qui est parti de la maison après une séparation du couple due à la violence conjugale, il ne veut pas sortir seul avec son père et veut revenir auprès de sa mère le plus tôt possible.
Je ne comprends presque rien à ce qu’il dit, nous jouons, j’attends qu’il me parle pour entrer dans son langage, avec sa prononciation particulière, et c’est ainsi que nous communiquons, en jouant avec des autos qui semblent être tout son monde.
Un peu plus tard, les parents recommencent à vivre ensemble (les épisodes agressifs ont cessé). Alejandro dit : “j’ai ouvert la porte à Guillermo” (son père) ; cet évènement était fortuit, et a provoqué chez lui un sentiment de culpabilité, pour avoir permis à son père d’entrer alors qu’il le perçoit comme dangereux, alors qu’il le rejette, et qu’il se voit comme protecteur de sa mère.
Alors, quand interpréter ? quand le transfert est bien installé, quand le patient a projeté sur la figure de l’analyste ses désirs inconscients réactualisés avec des objets particuliers dans la relation ? C’est là où se déroule la cure analytique. L’instauration de ce lien affectif est intense, inéluctable et indépendant de notre volonté.
Face à cette idée qu’il est responsable d’avoir ouvert la porte à son père, je lui ai dit :
“Alejandro, tu as bien ouvert la porte à Guillermo, mais c’est ta mère qui l’avait invité.”
Pour la psychanalyse lacanienne, l’analyste doit occuper une place particulière quant à son désir propre pour que puisse émerger la vérité du désir de l’analysant. Dès lors, interpréter, ce n’est pas donner un sens, mais ouvrir à des sens nouveaux, d’abord en écoutant l’analysant, et ensuite en lui parlant.
En lui parlant à partir de ses associations propres et non selon un symbolisme préétabli, en dévoilant quelque sens occulte. Ouvrir de nouvelles dimensions où le patient va pouvoir se confronter à son discours propre.
Comment faire cela sans proposer une nouvelle lecture, sans répondre à la demande ? Que demande un enfant en guise d’interprétation ? Une parole qui soulage ? Que la relation transférentielle lui permette de donner un nom à sa souffrance ? Avant tout, il doit y avoir une relation transférentielle qui puisse être travaillée, comme disait Freud ; à travers la tristesse, quelque chose se produit, pareil quand il y a un suspens, une attente, un mot manque, quelque chose est en attente, dénoué.
Alejandro a réagi à cette interprétation, il s’est fâché, il avait du mal à accepter que sa mère en aime un autre que lui, il a fait quelques dessins, puis avant de partir, à la fin de la séance, il m’a dit : “là, je peux partir”. Lorsque je lui ai répondu, il a pris ses jouets et m’a laissé, en me demandant, à propos du patient suivant : “qui c’est ?”, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant.
Il est nécessaire d’intervenir, de parler, d’interpréter, bien que ce soit parfois risqué ; quelque chose se modifie dans la relation, une dimension tierce peut apparaître ou un mot faire coupure.
Un personnage nouveau apparaît alors dans les jeux d’Alejandro “l’homme glace (hielo)”, avec ce mot qui ressemble à Guillermo (le nom du père) avec qui il va livrer bataille dans toute la suite de la cure.
L'”homme glace”, une fois énoncé, a permis un travail avec ce signifiant lié au père, grâce à la capacité qu’a un enfant de construire dans le symbolique parce que la vérité arrive avec l’apparition du langage (Ecrits, Propos sur la causalité psychique, page 166, Seuil, 1966).
Il faut oser interpréter, bien que cela nous semble parfois risqué, du fait d’un impact symbolique fort sur la relation thérapeutique.