Anna Konrad"Travail analytique et pratique de l'institution. Une institution s'invente au prix de la déliaison"
Texte présenté à la journée d’étude de Paris du 23 novembre « les figures de l’infantile aujourd’hui »
Au fil de ma pratique avec l’enfant, qui se poursuit dans un centre de soins ambulatoire associatif, un centre médico-psycho-pédagogique, j’en suis venue à penser que l’institution a une part dans le transfert qui se déploie, jusqu’à un point intime de celui-ci, jusqu’à une intimité logique avec l’intervention en acte de l’analyste.
La semaine dernière, nous avons eu un séminaire sur la psychanalyse avec l’enfant à Analyse Freudienne, dans lequel Daniel El Ghozi qui travaille à l’école expérimentale de Bonneuil depuis très longtemps, rappelait que dans le concept de dispositif éclaté de Maud Mannoni, et dans son discours en tout cas tel qu’elle a pu en témoigner à une occasion qui était précisément une occasion de témoignage, le rapport entre le dispositif éclaté et ce qu’elle appelait la fonction paternelle était l’essentiel.
Il me semble que ce qui est opérant dans le travail avec l’enfant est justement l’intervention de cette fonction paternelle. Je perçois que c’est le dispositif institutionnel qui est pourvoyeuse de cette fonction paternelle pour beaucoup d’enfants pour qui le fonctionnement de cette fonction (pour transposer une expression de Jean Bergès) n’est pas assuré ou l’est de façon très aléatoire par son environnement socio-familial. Dans ces cas et peut-être uniquement dans ces cas, l’institution, au-delà de la rencontre singulière avec l’analyste, devient essentielle dans le traitement.
L’institution, on la trouve souvent déjà là, on la crée quelque fois, on l’invente sans doute, on la produit au fur et à mesure, y compris au sens du produit d’un discours ou du reste, produit d’une tentative de symbolisation.
Je vais vous parler de mon expérience au fil de mes associations, pour essayer de situer ce qui permet ou non à l’institution de fonctionner et de perdurer et en quoi elle peut être dite ou non soignante, non pas au sens de l’évaluation, mais au sens posé par Maud Mannoni dans sa question sur le rapport avec la fonction paternelle.
Dans mon expérience clinique avec l’enfant autiste, longtemps, c’est à dire pendant les quelques premières années où j’ai commencé cette pratique, j’essayais essentiellement d’accompagner l’enfant de façon non intrusive et de saisir des occasions de mettre des mots sur ce qui se passait, des mots qui pouvaient me paraître adéquats pour l’aider à s’identifier dans le moment de cette interaction. Je parle en particulier d’enfants autistes sans langage.
Récemment, un petit garçon de trois ans à peine se tenait là assis avec moi, c’était une des premières fois qu’il restait un moment en ma présence dans ce qui me semblait une activité de représentation. Il tenait un cheval et le faisait trotter sur le sol. A côté de lui s’étalaient un cheval plus petit et un petit bonhomme, qu’il avait goûtés et manipulés et qui me semblaient se trouver encore dans l’orbite de son activité de représentation, c’est à dire que leur survie comme objets de son intérêt était là en train d’excéder les quelques secondes habituelles. Soudain il s’est levé et a couru vers le bureau pour prendre des feutres dont il a jeté les bouchons à la vitesse de l’éclair avant de les jeter aussi en gribouillant la table au passage. Il allait attraper d’autres feutres quand je l’ai arrêté et je l’ai ramené dans la partie du bureau où nous étions précédemment, en l’incitant à reprendre le jeu. Ce schéma s’est produit plusieurs fois dans l’espace de quelques minutes et plusieurs fois, je l’ai ramené, constatant que son regard passait sur moi de façon moins fugace que d’habitude et que son expression témoignait à nouveau d’une activité de représentation.
Mon intervention en soi pouvait passer pour la censure de la saisie d’un outil et d’un traçage de lignes, surtout en contre-point d’une représentation en jeu avec le petit cheval au trot juste avant. C’est l’idée de la nécessité de limiter le nombre des éléments signifiants et les faire revenir lorsqu’ils participent à une représentation en construction – faire revenir des éléments signifiants, c’est le fondement de toute constitution d’un grand Autre – qui m’a amené à agir ainsi dans la séance. J’ai au passage le sentiment que je me suis comportée d’une façon assez semblable à ce que j’aurais pu faire en suivant les instructions d’un activité pédagogique visant le développement cognitif. Depuis le moment de cette intervention de ma part et d’ailleurs juste après, un déploiement inattendu de longs échanges par le regard en écoutant ma voix ont subitement transformé la nature de notre relation et me font sentir aussi combien supposer le sujet chez le petit humain est soutenu par le regard de celui-ci.
Il y a quelques temps, je me trouvais assise près du bureau, en face d’un garçon de 6 ans qui faisait tournoyer le fil en caoutchouc du combiné du téléphone depuis environ 5 minutes en proférant des fragments de syllabes dans le combiné collé à son oreille. Son visage était éteint et sa voix aussi. Ca devenait insupportable. Je pensais au désinvestissement profond dont je le savais avoir été l’objet dans un contexte dramatique, lorsqu’il était bébé. Je lui ai dit : « Maintenant, arrète ça ! » et comme on était au bureau devant des feuilles et des crayons : « Viens, faisons quelque chose là, tu veux dessiner ? » …fuite du petit garçon qui se carapate dans un recoin de la pièce, le dos par terre, recroquevillé et il regarde : il me regarde venir le chercher… Il part en flèche cette fois dans l’autre sens et se met debout en déséquilibre dans une caisse à jouets en piétinant les jouets en plastique pour la plupart. Désorientée, je lui dis « Non ! » (encore un « non ») et pour être explicite, je l’attire par les avant-bras en dehors de la caisse. Il se jette dos à terre tout en me tirant par les avant-bras, il a une expression de souffrance et il me dit ces deux mots qui m’ont surpris au point de croire que je n’entendais pas bien, il m’a dit : « Dis oui ! » A l’époque, les mots adressés étaient rares chez ce petit garçon. La représentation qui s’est créée chez moi de ce qui pouvait être en jeu subjectivement pour lui reposait sur l’écho de ces mots échangés entre nous : de ma part, « Non, non ! » et de sa part, « Dis oui ! ». Je faisais l’hypothèse, en ayant du mal à croire ce que j’entendais, d’une parole qui venait là comme un appel inaudible à un temps réflexif de la pulsion au sens d’un « se faire désirer » et non comme ce qu’elle pouvait être aussi : une demande métonymique : oui, plutôt que non.
Avec quelques collègues, nous avons crée, au sein du CMPP (qui est un centre pédopsychiatrique et psychopédagogique fonctionnant pour l’essentiel sous forme de consultation individuelle ou en petit groupe) un dispositif pour accueillir des enfants autistes. Un groupe de professionnels (entre 5 et 8 adultes) accueille un groupe d’enfants (7 enfants) sur une plage de temps de trois demi-journées par semaine, dans des locaux spécialement aménagés. Etant à l’initiative, comme médecin directeur, avec ma collègue directrice administrative et pédagogique, de cette création et l’ayant soutenu depuis lors dans ce rôle de directeur, je suis dans une situation un peu particulière dans l’équipe du dispositif. Nous avons une réunion hebdomadaire, mais je ne participe pas directement aux demi-journées. Je me suis nommée récemment, oralement, responsable du dispositif, à l’occasion d’un travail sur un livret de présentation, sur le brouillon duquel mon nom n’apparaissait pas. Comme j’avais adressé dans le dispositif l’enfant dont j’ai parlé plus haut, j’ai raconté
à la réunion cette séance qui a commencé avec le fil du téléphone et qui a fini avec l’invocation : « dis oui ! », qui m’avait beaucoup émue. Une jeune collègue m’a dit la semaine suivante : « il vous arrive de nous parler longuement de votre clinique, mais nous, on n’a pas l’impression que ce que l’on dit vous intéresse beaucoup ! »
C’est vrai, je me sens quelque fois perdue quand je les écoute. L’évocation des enfants évoluant au sein du groupe me laisse quelque fois avec le sentiment d’un impossible à représenter quelque chose de l’état subjectif de chacun. Est-ce que seule une clinique au singulier peut m’intéresser ?
De quel discours se soutient cette institution – le dispositif accueillant un groupe d’enfants autistes – qui est entré dans sa quatrième année d’existence?
Pour ma part, j’ai au départ construit un discours en empruntant à des collègues sur place, qui avaient travaillé en hôpital de jour ou en IME. Je me suis retrouvée dans le terme de « cure institutionnelle ». J’étais sensible aux idées sur l’importance d’habiter un espace avec d’autres, en structurant le temps et la circulation d’une façon déterminée, en combinant et en alternant des moments basés sur la recherche d’interactions avec l’enfant s’établissant spontanément, et des moments centrés sur des activités et expériences au déroulement fixe en partie. Sur l’ensemble, des propositions très riches et différentes et une équipe pluridisciplinaire (psychologues, éducatrice, rééducatrice, animateur, psychiatre et d’autres, ainsi que plusieurs stagiaires psychologues) jeune dans l’ensemble et très partante pour une expérience collective.
J’ai eu des trébuchements quant au discours à tenir pour obtenir des financements, mais dans l’ensemble, ça a très bien marché.
Mais avons-nous de cette institution un discours, au sens de ce dont il était question au séminaire d’Analyse Freudienne que j’évoquais tout à l’heure à propos de l’école expérimentale de Bonneuil ? Ce lieu – Bonneuil – réalisé à partir d’une aperception d’une grande originalité : le concept de dispositif éclaté miroir de la psychose, a souffert et souffre d’une carence de discours soutenant la pratique de l’institution… Robert Levy épinglait qu’une pratique qui ne se soutiendrait pas d’un discours ne peut pas se maintenir et se transmettre…
Le dispositif d’accueil pour enfants autistes dont je vous parle aujourd’hui, est-il soutenu par un discours sur une pratique ? « Prise en charge individuelle en groupe » dit l’un de mes collègues, qui reprend souvent l’idée que dans la vie quotidienne avec l’enfant dans le groupe, la dimension éducative est soutenue par l’adulte, la dimension pédagogique l’est également à travers les supports proposés en atelier ou de façon informelle, et enfin, la dimension thérapeutique est présente à différents niveaux dans la relation à l’enfant comme sujet, tout cela étant lié. Et donc, nous sommes dans les cordes pour la Haute Autorité de Santé et le Plan Autisme actuellement en cours. Dans les moments où le discord l’emporte, il nous arrive de rappeler les fondamentaux de notre pratique dans des phrases qui se chevauchent et s’entrechoquent et le débat tend à se résumer aux positions pour ou contre des compromis avec les recommandations de l’Etat. Le discord peut se résumer ainsi : je propose d’introduire et d’intégrer dans l’institution certaines pratiques dérivées du champ cognitif, voire comportemental – je propose de nous intéresser pour certains enfants à des outils de communication à support visuel par exemple, ou bien à des activités pédagogiques dérivées de la méthode Teacch, de façon limitée et modifiée – ou bien d’intégrer dans l’équipe des interventions de professionnels ayant ces pratiques – et la réponse de mes collègues est un « non » sous toutes les couleurs, avant toute autre chose parce que ces pratiques ne pourraient être que contraires à notre éthique.
Pour ma part, je pense surtout que ces propositions suscitent quelque chose de l’ordre de l’étranger et à ce titre du non assimilable. Ce qui est étranger, ce sont les mots et peut-être le discours qui les accompagne. Pour ce qui concerne les pratiques, mes collègues se sont gardés, me semble-t-il, de s’intéresser à comment ça fonctionne au niveau des discours dans des institutions expérimentant une mixité des approches psychanalytiques et cognitives ou cognitivo-comportementales. Quels discours sur les pratiques en résultent ? Je parle là de recherche par des psychanalystes et notamment celles dans le cadre de l’association Préaut, avec la recherche Ateliers-classe créée par Annick Hubert-Barthélémy, qui promeut à mon sens une pédagogie du sujet, perçue par mes collègues comme violente et comportementaliste ou bien l’unité d’accompagnement à domicile Préaut. Celle-ci propose des remédiations cognitives à domicile en articulation avec les prises en charge d’orientation analytique, dans un cadre d’échanges cliniques entre étudiants en psychologie du développement, élevés dans un bain universitaire de cognitivo-comportementalisme et des psychanalystes. J’ai assisté pendant un an à ces réunions et j’en ai retiré le plus grand intérêt pour cette pluri-disciplinarité où les moments les plus intéressants ont été pour moi ceux où les étudiants en psychologie du développement parlaient de leur pratique et où s’introduisait dans leur discours même, la dimension du sujet, que ces réunions précisément permettaient de reconnaître. Pour autant, leur pratique, centrée sur des objectifs concrets de vie quotidienne ou pédagogiques, me paraissait tout à fait appropriée comme une des prises en charges principales de l’enfant. Le discours tenait par et sur le désir de rencontre entre les pratiques, impulsé par Graziella Crespin, se transmettant et animant aussi les étudiants. Je parle aussi d’équipes et de professionnels qui prennent la parole dans des colloques ou des séminaires ou dans des publications et dont le discours, quand il est consistant, permet à mon avis de repérer l’éthique qui les soutient. Je pense aussi à des pratiques professionnelles individuelles, de sujets qui s’invitent dans la rencontre avec l’enfant à travers un étayage cognitif et dont l’énonciation, si on les rencontre et si on les écoute, permet d’entendre qu’il s’agit bien pour eux aussi, de construire quelque chose avec, en face, un sujet, mais aussi qu’ils sont capables de soutenir cette dimension dans leur discours. Ma proposition d’expérimenter une mixité des approches a jusqu’à présent surtout déclenché des levées de bouclier. Dans les moments bon enfant, il y en a quand même, mes collègues me demandent en plaisantant de ne pas abandonner, comme ça, la psychanalyse. Ou bien, l’on me propose de faire une descente dans ma bibliothèque, pour en éliminer les ouvrages les plus nocifs. Dernièrement, j’ai pu leur dire que je pensais qu’il y a en tout cas au moins une certaine connexion entre l’appétit pour l’apprentissage de certains autistes, qui en ont été aidés, et l’intuition qui anime me semble-t-il la plupart des tenants de l’abord principalement éducatif, bien plus qu’un goût pervers pour le conditionnement. Cette intuition serait à mon sens plutôt l’idée avec laquelle m’a familiarisée Annick Hubert-Barthélémy, qu’apprendre, inscrire, signifier, même si au départ dénué de sens, peut être une aide précieuse pour un sujet gravement atteint dans sa capacité de relation à l’autre. Annick Hubert a développé l’idée d’une suppléance au déploiement des représentations passant habituellement par l’investissement affectif de l’autre, par un investissement essentiellement cognitif qui a pour support l’enchainement des représentations pour elles-mêmes. Elle fait appel ainsi à une
dimension structurale quant à construction de l’Autre qu’elle a formulé récemment au congrès d’Analyse Freudienne en disant : « les connaissances installées débouchent toujours sur autre chose de différent ». Il me semble que Leandro de le Joncquière dit quelque chose de proche dans son livre « Figures de l’infantile », lorsqu’il remarque par exemple que : « celui qui apprend contracte automatiquement une dette qui, bien qu’il pense parfois la devoir à son maitre occasionnel ou à son père, est finalement assise dans le registre du symbolique » . Ce registre où se situe ce qui est appris pour celui qui apprend mérite à mon sens cet adjectif de « symbolique », dès lors que la dette est effective pour celui qui la porte en se reconnaissant comme sujet de ses représentations.
Tout dernièrement, dans la réunion du dispositif, dans le fil, je crois, de la même idée, le mot de « consigne » a été prononcé en rapport avec une médiation pédagogique, comme pouvant avoir un rôle positif et non coercitif, permettant un travail.
Pour conclure, alors que j’observe une pratique et une efficience du traitement de l’enfant dans l’institution « dispositif pour enfants autistes », je ne repère pas un discours sur la pratique qui serait celui qui soutiendrait cette institution, sinon des questionnements personnels, comme la mienne aujourd’hui et que mes collègues sans doute poursuivent ailleurs autrement. A moins que les questionnements personnels soutiennent l’institution, dès lors qu’ils cherchent à soutenir l’articulation d’une pratique et d’un discours. Et là, si c’est le cas, peut intervenir cette fonction paternelle qui est si différente d’un idéal. Nous avons aujourd’hui des crédits pour fonctionner, on ne peut pas être plus libres que ce que nous sommes par rapport aux tutelles et au contrôle par les pouvoirs extérieurs à l’établissement, puisqu’on nous assure un financement uniquement sur la base de ce sur quoi nous nous sommes engagés sur notre pratique. Nous avons les sympathies du Centre Ressources Autisme Ile de France, des ARS, de certains services hospitaliers, pour notre esprit ouvert et la qualité du travail que l’on poursuit avec relativement peu de moyens et quand j’attribue à mon discours sur l’aventure de cette pratique dans cette institution, une partie de ce résultat, mon discord avec mes collègues apparaît à nouveau, mon « quasi-comportementalisme » épinglé, et mon discours précisément considéré comme un bâton dans les roues.
Une institution, si elle s’invente, et une institution vivante nécessairement s’invente, le prix n’en est-il pas inévitablement la déliaison ? Ce terme était avancé en un temps par Claude Dumézil dans l’idée d’une dialectique liaison-déliaison, notamment pour ce qui concerne le lien entre analystes, permettant une certaine déprise des dialectiques identificatoires. Cette déliaison inévitable, c’est du réel qui sépare sans appel avant que de nouvelles énonciations produisent de nouveaux liens. Elle peut aussi conduire le sujet et les groupes à la construction d’une altérité de l’autre désormais rédhibitoire à toute identification. C’est alors le processus d’exclusion qui s’enclenche, autour d’un nom qui dès lors échappe aux lois du langage et à celles du signifiant. L’exclusion peut alors se produire réellement, à moins que les processus de métaphorisation soient relancés.