Bastia-Robert Lévy
L’INSUL’ERRE
Voila un curieux titre qui ne fait que rendre encore un peu plus énigmatique l’intitulé de cette journée, intitulé qui fort heureusement a su trouver des développements au cours de notre colloque.
Au fond, la question principale me semble cette confrontation avec l’immaturité du sujet vis-à-vis du symbolique, sujet qui ne peut que se consolider, en tout cas essayer de le faire au cours de la vie. Le symptôme, à la croisée du sujet et du symbolique, prend là toute sa valeur.
Symptôme comme construction issue du refoulement et forcément semblant dans son retour, puisqu’il fonctionne comme le rêve par déplacement et condensation, avec peut-être une petite réserve sur la dimension du semblant dans les symptômes qui se construisent à une période infantile précoce et qui ont la particularité de ne pas relever de la métaphore comme il ressort de la discussion que nous venons d’avoir à propos du cas évoqué par Florence Méry .
Le sinthome relève lui, de l’invention qui n’a rien à voir avec le refoulement et encore moins avec la sublimation mais qui peut également relever du semblant.
On ne peut pas non plus évoquer cette immaturité sans dire quelles sont les stratégies pour relayer ce symbolique ; le sinthome ou les sinthomes sont, on l’a vu, autant de tentatives de pallier ou plus exactement de suppléer à cette immaturation du symbolique dont le sujet pâtit toute sa vie. Autant de stratégies donc pour pallier à ce à quoi la question identitaire tente de répondre en première ligne ; c’est même la construction d’une identité qui nous donne ce semblant d’assise symbolique à laquelle on croit. En effet on y croit car cette croyance nous apporte de multiples satisfactions ; je dirai de multiples modes de jouissance dont la plus évidente est l’identification au groupe : ce peut être un groupe politique, religieux ou encore un groupe qui se réfère à un lieu comme définition de ses contours. On y perçoit alors ce fonctionnement social transitiviste, héritier du complexe d’intrusion fraternel que l’on retrouve dans tous ses déploiements les plus violents contre la figure de l’étranger.
Il faut en effet que les contours soient clarifiés et définis pour que l’on puisse se sentir une appartenance avec ceux qui présentent les mêmes contours en opposition à ceux que l’on suppose ne pas les avoir. Il est intéressant de constater que cette question de contour est une question très archaïque, puisque vous avez tous remarqué que le nouveau-né doit se blottir contre un coin de berceau pour cerner, si on peut dire, sa place en tant qu’elle met une limite à son corps ;de cette notion le bébé ne disposera que très tardivement . Il faut voir là également les conséquences de l’immaturation du symbolique qui, à cette étape de la vie, est une véritable difficulté puisque si ,pour l’enfant, un adulte ne relaie pas ce symbolique, il en mourra très vite ; disons qu’il mourra d’un manque de dimension de l’espace. C’est la mère qui, le plus souvent, supplée à cette immaturité grâce au recours à son propre fantasme ; sans cela, elle laisserait l’enfant bombardé par le réel en permanence.
Le contour constitue en même temps quelque chose qui va peu à peu prendre la forme de l’autre, à la fois l’Autre au sens du trésor des signifiants mais également l’autre au sens de la différence , de celui qui n’a donc pas les mêmes contours et de ce fait se révèle bien souvent sous la figure de l’étranger qui met en danger nos propres contours c’est-à-dire notre aire ; entendez cela comme vous le voulez : aire que l’on peut écrire en effet avec aire , air , erre également comme je l’ai fait dans mon titre .Tout ceci fait symptôme, et, comme nous le rappelle Lacan :[1]
« Il est certain que s’il y a eu un moment où Freud était révolutionnaire, c’est dans la mesure où il mettait au premier plan une fonction qui est aussi celle, cela est le seul élément qu’il ait de commun d’ailleurs, qui est aussi cet élément qu’a apporté Marx, c’est à savoir de considérer un certain nombre de faits comme des symptômes. ».
Mais nous n’en sommes pas quittes pour autant car il est nécessaire de se demander avec un peu plus de rigueur si ce qui fait symptôme chez les uns est équivalent à ce qui fait symptôme chez les autres. En effet cette assertion nous confronte directement à la question du symptôme ou de sa spécificité dans la mesure où il nous faut trancher la question de savoir si l’étranger ne constitue qu’un exemplaire de sa communauté et, si l’on suit cette définition, s’agirait-il alors par extension de réinjecter de l’identité pour assurer sa guérison ? Une certaine ethnopsychiatrie ou encore ethno psychanalyse semblerait avoir pris ce chemin.
L’insularité aurait-elle donc quelque spécificité symptomatique pour autant que les sujets qui s’en définissent aient une langue, des traditions et un mode de vie bien spécifiques. Autant dire que cette question traverse toute la pensée sur la notion d’humanité de notre XXe siècle et que l’idée d’une prévalence de la culture sur la constitution du symbolique a été la thèse qui opposa Lévi Strauss à Lacan pendant de nombreuses années.
André Delrieu dresse un état des lieux assez juste sur la position de Levi Strauss[2] : « L’inconscient Levi-Straussien n’est ni pulsionnel, ni constitué par du refoulé. Il n’est le réservoir d’aucun contenu et donc ne saurait être structuré. C’est une instance non topique qui est structurante. Il n’a par conséquent de commun avec l’inconscient Freudien que de ne pas être conscient ».
Evidemment cette idée supporte et ne cesse pas de porter sur la question de la différence entre singulier et universel. Lévi Strauss y fut lui-même très sensible et conscient de ce qui pourrait échapper à sa tentative d’uni
versalisation du structuralisme face aux thèses psychanalytiques ; ce qui l’amène à adresser une critique à Freud lui-même comme ultime tentative de ramener les brebis égarées vers lui : [3]
« Si l’on accepte la solution de Freud, pourra-t-on voir dans la Psychanalyse autre chose qu’une branche de l’ethnologie comparée, appliquée à l’étude du psychisme individuel ? ». Je crois que là est en effet le débat : ou bien le symptôme est le résultat d’une construction qui utilise pour se produire les aléas de son environnement culturel et Lévi-Strauss a raison; ou bien la question identitaire n’est que l’habillage nécessaire au semblant dont tout symptôme est le résultat mais avec un invariant structural qui subsume toute question culturelle et Levi -Strauss a tort.
Lacan, quant à lui, tranche cette question définitivement en l’orientant non plus vers la question de savoir si l’inconscient est premier par rapport à la culture ou non, mais par l’introduction tout à fait nouvelle de cette idée que
« L’inconscient est structuré comme un langage ».
Autant dire que, dans cette orientation, il n’y a plus place pour un culturalisme antérieur à l’inconscient mais que l’inconscient lui-même est dépendant du langage en tant que structure et, point très important, le langage inclut dans sa structure la dimension du forclusif, ce que la dimension du tabou et de l’interdit n’implique pas forcément et ce dont aucune ethnologie ne saurait rendre compte.
C’est un élément essentiel au symptôme et à son mode de présentation comme semblant , puisque la forclusion, phénomène linguistique ou encore d’exclusion du sens, c’est l’idée que l’on peut s’en faire par l’image de la scotomisation ; c’est-à-dire l’opération par laquelle le sujet exclut de sa mémoire ou de sa conscience certaines représentations insupportables, littéralement : « il s’aveugle devant elles » ; une façon d’exclure du champ visuel une tache qui masque une partie du champ visuel.
Alors, avons-nous botté en touche sur la langue ? Y aurait-t-il maintenant un inconscient différent en fonction des langues ? Non pas du tout, car il ne s’agit pas des langues mais du langage :
« L’inconscient est structuré comme un langage » et non comme une langue. C’est dire en d’autres termes qu’on a beau être Corse, Juif ou Psychanalyste, nous serons tous soumis à la même loi : celle du langage et nous n’aurons d’autre référence à la loi (même si l’on revendique le contraire)que la loi du signifiant et ce, quelle que soit notre langue puisqu’il y a la lalangue .
Autrement dit, même si le social se construit de cultures différentes et de langues différentes, « Il n’y a qu’un symptôme social, chaque individu est réellement un prolétaire c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social autrement dit semblant »[4].
Ainsi « Le symptôme a valeur de vérité, mais la réciproque n’est pas vraie. La vérité n’est pas séparable d’autres fonctions comme la parole, raison de plus pour insister sur ceci que même à la réduire à la valeur de vérité, elle ne se confond pas avec le symptôme. »[5]
Le symptôme est donc une réunion, une intersection de signifiants, de ce qui fait sens pour un sujet à son insu (l’insu l’erre du sujet) et toute nos croyances culturelles ont par conséquent pour fonction de remplir de sens le symptôme. C’est pourquoi le sujet s’identifie toujours à son symptôme, voire même, s’y réduit bien souvent. Le travail du psychanalyste consistera donc à : «Jouer de l’équivoque pour ne pas nourrir le symptôme de sens [6]» car « à nourrir le symptôme de sens on ne fait que lui donner continuité de subsister. »[7]. En sachant qu’il n’est pas question d’éliminer le symptôme comme tel puisqu’il est intrinsèquement lié au sujet lui-même, en conséquence éliminer le symptôme serait éliminer le sujet du même coup.
Le vrai problème c’est plutôt le rapport du symptôme à la jouissance dans la mesure où l’histoire même du sujet s’y trouve impliquée. En effet :
« Le symptôme (s(A)) c’est un signifié qui est loin d’intéresser seulement le sujet, c’est son histoire, toute son anamnèse qui est impliquée»[8]
Reste ouverte la question de savoir comment on peut se priver de la jouissance du semblant.