Brigitte Corani "Rencontre!"
Quand m’est venu ce titre : « Rencontre », au singulier, je ne pensais que autour de ce petit livre de Charles Juliet : Rencontres (au pluriel) avec Bram van Velde. Je l’avais découvert quelques mois auparavant dans la suite logique de mes errements littéraires autour de l’écriture, la peinture, la musique, la poésie… Et je voulais vous parler de la « rencontre au singulier », qui, comme l’a nommé Lacan, est toujours : « Imprévue… «
Pourtant, entre temps, j’ai fait une rencontre, imprévue ! Innommable ! Impensable ! Avec du réel ! Innommable.
Une naissance venait d’éclairer ma vie. Sur le chemin du retour, au décours d’un virage, il y a eu… Un regard….et puis le choc… Le silence… Et la Mort. De l’Inanalysable ? Point d’interrogation.
J’ai poursuivi ce travail pourtant sur la rencontre qui ne peut-être qu’au singulier entre cet écrivain et ce peintre…entre les-cris et la peinture.
Rencontre ! Qui vient dans l’originaire de ce texte que je vais vous proposer sur des mots, sur une phrase : » Peindre, c’est chercher le visage de ce qui n’a pas de visage » ; qui tout aussi bien pourrait se traduire « Ecrire, c’est peindre une porte sur un mur « unfranchissable » et puis, l’ouvrir. »
Cette rencontre, est articulée avec la question du féminin. Nous sommes, avec Bram van Velde, au delà de l’analyse. Au delà de l’objet, dans « Lachose » (en un seul mot comme « Lalangue » dont parle Lacan ( ? je ne sais plus) où seul peut-être l’artiste peut nous enseigner. Cette Lachose qui ne serait pas sans lien avec le sinthome, avec le désir de l’analyste, avec le désir X ou encore avec la création…. C’est à dire « Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » qui pour Bram van Velde s’écrie dans l’impossible de s’écrire.
« Toute poésie, tout art de la mélancolie n’est déjà plus mélancolique. Il suppose une énergie positive dont la véritable mélancolie ne dispose pas. Il implique une ressource inventive qui contredit l’appauvrissement mélancolique. Quand le désespoir à la force d’être chant, image, cette force est toujours confusément mêlées d’allégresse. »
Et » la peinture, c’est l’homme devant sa débâcle ».
Charles Juliet, né en 1934, a l’enfance rude d’un petit paysan. Gardant les vaches et participant à tous les travaux de la ferme, il a pour compagnon, l’ennui et la solitude. Il ne manquera cependant pas d’affection.
A l’âge de huit ans, il va apprendre le même jour à la fois l’existence et le décès d’une mère biologique. Il découvre aux obsèques un père et une fratrie dont il est le quatrième (il a deux frères et une sœur, aînés), qu’il ignorait.
» Un mois après sa naissance, nous raconte-t-il : « ma mère est tombée malade. Elle a simplement fait une dépression, ce qui n’a rien d’exceptionnel, d’autant qu’elle avait eu trois maternités rapprochées. Elle a été placée dans un hôpital psychiatrique. Mais à l’époque, un peu avant la guerre, on ne faisait rien de ces malades, on ne savait pas les soigner. En compagnie d’autres malades mentaux gravement atteints, elle n’a pu que déprimer davantage et se dégrader. Elle est morte de faim à l’âge de trente huit ans. Les Allemands avaient décidé de faire mourir de faim tous les malades qui se trouvaient dans les hôpitaux psychiatriques… À l’âge de trois mois, j’ai été accueilli par cette famille qui est devenu ma famille. Par la suite on m’a appris que le bébé que j’étais, n’avait pas cessé de pleurer, jusqu’à l’hernie… » p. 109
Quelques années plus tard, il entre dans une école d’enfants de troupe, et se retrouve déraciné à Aix-en-Provence. Il y passera huit années d’une vie austère et disciplinée, expérience qu’il évoquera plus tard dans L’Année de l’éveil. Il découvre très tard l’écriture, vers peut-être 15 ou 16 ans, raconté dans la fiction de ses années d’adolescence, lors de son enfermement au cachot ! Tout comme ses premières rencontres avec la littérature. Il va entamer des études de médecine dans le désir d’étudier le psychisme de l’homme.
Mais à 23 ans il interrompt ce parcours pour entrer en écriture. Décision, choix ?, pulsion, de se vouer entièrement, totalement à l’écriture :
« Au début je ne savais pas bien ce que je faisais. J’écrivais sur des enveloppes, des bouts de papier. Après j’ai pris un cahier sur lequel j’essayais de noter ce que je percevais de ma réalité interne. En fait dans ce journal, je parle très peu de l’extérieur, parce que celui-ci était sans intérêt. Ce qui me passionnait, c’était d’observer ce qui se passait en moi, de le fixer pour pouvoir le comprendre. »
Le journal est donc pour Charles Juliet, le lieu dans lequel il entre comme on entre en religion, dans les ordres, ou en analyse. Il y décrit son lent cheminement intérieur, comme une descente en lui-même (l’œil interne) dans son inconscient. A travers cette profonde introspection et le questionnement auquel il se soumet advient ce qu’il nomme sa seconde naissance. « Il s’agit de naître à soi-même. » Faire « le travail de dénudation qui prépare la venue de la seconde naissance. »
Mais, Le Journal est aussi le lieu où Charles Juliet apprend à écrire.
« L’écriture, c’est être tourné vers l’intérieur pour tenter de saisir ce qui se dit dans le silence, saisir des mouvements très subtils, essayer de les capter de les organiser, de les traduire dans des mots…. L’écriture va de pair avec cette capacité d’ennui…. »
Pendant les premières années où Charles Juliet écrivait, il parlait très peu. Parce qu’il a jamais été porté à parler. Son attitude spontanée, c’est le mutisme. Et pour d’autres raisons aussi, des raisons d’épuisement… « Les mots ne me venaient pas… Quand j’écrivais, il fallait que je fasse un travail de mineur, que j’aille déterrer ce qu’il y avait au fond. Il m’a toujours paru qu’il n’y a pas de rapport entre ce que l’on vit et les mots… Les mots me semblent à une infini distance de ce que je vis, de ce que je souhaiterais exprimer. J’ai toujours à faire un long chemin pour rejoindre les mots…. Peut-être que lorsqu’on est enfoui dans ce magma intérieur, on se coupe des mots, de toute capacité d’expression… En tout cas c’est comme ça que je vis la chose. »
L’écriture s’est présentée à Charles Juliet comme un absolu. « Il fallait tout lui sacrifier. » … J’ai donc vécu l’écriture avec un maximum d’exigence, d’austérité, dans un engagement total… Il fallait que je donne tout ce que j’avais à l’écriture. » p. 31
L’ennui, l’attente, la faim, la misère, le silence, la vérité, l’absolu… sont les mots du journal. Les marques de l’artiste. De tout artiste ?
Ce besoin de connaissance absolue, de recherche de la vérité intérieure a donc gouverné tout ce que Charles Juliet a écrit. Et a gouverné également toutes ses rencontres. Rencontres avec des artistes dont l’engagement est total comme Van Gogh (à travers sa correspondance avec son frère Théo), Giacommetti ou Bram van Velde.
La rencontre,
« Quand quelqu’un vient me voir, pour la première fois et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important c’est ça : c’est cette confrontation de corps. C’est justement parce que c’est de là que ça part, cette rencontre de corps, qu’à partir du moment où on entre dans le discours analytique, il n’en sera plus question. » …
Nous dit Lacan dans …ou pire.
Charles Juliet est âgé de 30 ans lorsqu’il rencontre pour la première fois Bram van Velde, qui lui approche les 70. On est le 25 octobre 1964.
Celle-ci a lieu sur la phrase de Bram van Velde : « Je cherche le visage de ce qui n’a pas de visage. »
Cette phrase va mener Charles Juliet, dans un m
oment d’ennui profond chez Bram van Velde. « Je me retrouve face à un homme aux cheveux blancs, très distingué, au visage fin, le regard bleu et intense. Nous nous asseyons face à face et tout à coup je découvre que je n’avais rien à lui dire. Je ne connaissais pas sa peinture, j’étais embarrassé. Alors après quelques paroles banales, j’ai essayé de rassembler en moi le courage de déguerpir. Mais je n’y arrivais pas. Les minutes s’éternisaient, des minutes de silence pénibles à vivre. Il m’a proposé d’aller marcher dans la rue… Et là, « délivrés de nos regards, nous avons parlé ».
« Un an après, je lui ai rendu visite, puis de nouveau un an après, puis deux, trois fois par an. Nous sommes devenus amis et il est même arrivé que je passe tout un été auprès de lui quand il était plus âgé… Nous faisions de longues promenades, parfois sous une pluie battante. Il n’y avait pas de conversation entre nous… Je posais des questions et il y répondait. Il s’exprimait avec très peu de mots, mais ses mots étaient extrêmement forts. On sentait qu’il vivait ce qu’il exprimait, qu’il parlait à partir de son centre. »
« Dans tout ce qu’il disait passait l’essentiel de ce qu’il avait vécu. »
« Des heures après, quand je rentrais chez moi, je les notais, uniquement pour ne pas les perdre. Parce qu’elles étaient pour moi une nourriture. »
Au fil des rencontres Charles Juliet approche ce qu’est la démarche d’un artiste. « Il n’y a pas deux ou trois aventures possibles. Il n’y en qu’une seule toujours la même. Elle consiste à dissoudre le moi et à laisser advenir le soi. » Ou, pour le dire autrement, se défaire des oripeaux du semblant pour atteindre sa vérité, pour atteindre l’être.
Bram van Velde
Dans le leurre du seuil.
« Heurte,
Heurte à jamais
Dans le leurre du seuil.
A la porte, scellée,
A la phrase vide.
Dans le fer, n’éveillant
Que ces mots, le fer.
Dans le langage, noir.
Dans celui qui est là
Immobile, à veiller
À sa table, chargée
De signes, de lueur. Et qui est appelé
Trois fois, mais ne se lève. »
Yves Bonnefoy.
« Chaque jour il peignait ou du moins se retranchait des heures devant une toile infranchissable, un morceau de planchette de sapin lui servant de palette… »
Bram van Velde est né en 1895 en Hollande. Il est le second d’une fratrie de quatre. Une sœur aînée qui devra très tôt se substituer à la défaillance parentale ; et les trois derniers dont Bram, deviendront artistes. L’histoire avec son père est fortement et répétitivement trouée, de faillite, d’abandon, d’absence… Il va connaître dans cette petite enfance une terrible misère. Pourtant, le propriétaire de la firme d’aménagement et de décoration dans lequel il travaille à partir de l’age de douze ans, Eduard Kramers va reconnaître, former et soutenir son talent jusqu’en 1935.
L’histoire du peintre entre 1922 et 1936, est marquée par cette quête intérieure, recherche de son style propre, de son langage. On peut dire de cette période qu’elle est « préparatoire ». » Mais à travers la déconstruction de l’image, du coté de la « démoïsation », abolition des semblants imaginaires !!
Peu de choses sont accessibles sur cette tranche de vie. En dehors des dates et lieux de ses séjours, de ses expositions et sa correspondance en néerlandais avec son Mécène Eduard Kramers dont très peu de lettres ont été traduites : Elle s’étend de 1922 où Eduard Kramers le pousse a partir en Allemagne ; à 1935 où s’interrompt les versements du mécène dans le contexte de la grande crise économique des années 30. C’est dans cette correspondance que Bram – et son frère Geer – décrit ses rencontres et impressions ; sa conception de la vocation de l’artiste et de sa mission ; la lutte pour vivre son art, la tâche intègre, absolue, l’exigence artistique totale qu’il s’est fixé en tant que peintre et les aléas quotidiens . « J’essaie de me sortir du réalisme pour devenir libre de donner forme à la vie intérieure » écrit Bram dans la lettre du 23 fév. 1925. Et le 20 oct. 1927, il confie à E. Kramers vouloir « porter à la lumière ce qu’il ressent au plus profond de lui et ne pouvoir faire autrement, car l’art est « une fatalité intérieure ». « Mon travail est indépendant de ma volonté. » « Mon art naît d’une force intérieure. » Et encore le 10 déc. 1931 : » Celui qui est né pour faire cette
tâche peut difficilement faire autre chose…. Ce qui l’habite doit être rendu visible. » « L’artiste doit retourner aux origines, aux sensations brutes. » « Retrouvons ce ressenti de l’âme et nous comprendrons à nouveau la création. » Dans toute cette époque, Bram est un homme brillant, séduisant côtoyant la vie culturelle et artistique. Avec son « absolutisme » toujours malgré tout proche de la misère. Il épouse Lilly Klöker, jeune peintre allemande. Et Il cherche son langage propre :
En Allemagne il adhère aux leçons de Van Gogh, de Munch et de Nolde. (cat. 21, p.36 Femme au chien, 1936)
A Paris, c’est la recherche des repères, l’essai des possibles ; (cat. 30. p. 45) il traverse une phase naïve, frôle l’impressionnisme, reçoit la révélation de Matisse, se soustrait à la leçon de Picasso. (cat. 22 p. 37, cat. 24, Chartres, Bellevue, 1927)
En Corse Lumineuse, Bram rabat les surfaces et commence à mettre au point son langage propre.
Mais c’est vraiment dans les dernières gouaches d’avant la guerre que se révèlent les ultimes signes avant coureurs de son langage propre. « La souple écriture ondulatoire de la gouache précisément datée de 1939, (sans titre, Paris) atteste un art étrange du dégagement spatial, une précision rêveuse du mouvement du poignet donne l’idée d’une liberté et d’une sérénité exceptionnelles. On lui donne le nom de poétique picturale.
Or il faut bien noter qu’en 1936, Bram rentre de Majorque où son drame intime, la mort à l’hôpital de sa jeune femme allemande Lilly Klôker, dans d’atroces souffrances, peut-être d’une grossesse extra-utérine, avait coïncider avec le drame historique de l’Espagne. » p.15. Bien sûr, qui peut dire quelle place a eu le drame de la mort de sa jeune femme, même si j’essaie de mettre au jour cette période enterrée, forclose ? Bram va certes trouver son propre langage mais il va aussi quitter définitivement sa langue maternelle et sa terre natale.
A partir donc de 1939 : « L’œuvre de Bram renonce radicalement à la représentation, oublie les codes, les commodités de la belle ouvrage, bafoue même les précautions techniques de base. Bram ne construit pas. Il allie un abandon presque naïf à la dynamique autonome de la peinture, manifesté par un geste donné et irrépressible. Abandon où agit une sorte d’attention orientée : « Peindre, c’est chercher le visage de ce qui n’a pas de visage ». «
» Bram invente à l’écart des souvenirs immédiats de la peinture, la sienne comme celle des autres. « Il nie le réel, l’écarte, l’envoie au diable ». La peinture, ne doit pas avoir de visage.
Si la peinture ne doit pas avoir de visage, c’est qu’il importe à Bram de se soustraire au face à face. Sa peinture est une peinture hors reflet : « Elle traverse l’homme sans jamais le refléter, elle conjure l’illusion pour la convertir en être. »
Les tableaux de Bram van Velde sont comme un portait retourné, une figure vue de dos tournant le dos au regard. Ce mouvement qui s’offre au regard mais qui ne se donne pas est la caractéristique de la peinture moderne : une peinture qui libère le regard de l’illusion de la fenêtre… » « Comme un portait retourné tournant le dos au regard, la survivance du regard dépend de ce retournement et de son retrait même, on ne se regarde plus, on se regarde soi….. »
« Dans sa peinture éprouvée comme un bond vers la vie, vers l’énergie qui rend la vie possible, Bram retarde l’inenvisageable, et pour tout dire la mor
t : « D’où l’insistance de Bram sur l’œil, non sur l’objet, sur le spectacle de la vision : » je cherche le vécu, l’œil, la lumière, une expérience. » L’œil est l’instrument de la vérité, l’organe du vivant, aussi longtemps qu’il ne se clôt pas. L’œil affirme à travers le travail du pinceau la nudité brute de la vie. «
La peinture comme acte et comme résultat constitue pour Bram une expérience existentielle. » Seule la peinture pouvait prendre en charge mon aventure », cette aventure qui le protège et tout ensemble le dénude. La seule activité de sa vie, créée en dehors de toute théorie ou de toute philosophie, mais non à l’écart de l’histoire de l’art, puisqu’il s’y intègre presque à son insu. »
« Cette petite chose qui fascine ».
Une parole de Bram van Velde, et le titre d’un texte sur Bram van Velde.
Que va rencontrer Charles Juliet auprès de Bram van Velde ? – Comme peut-être tous ceux qui ont côtoyé le peintre – : ce rapport si surprenant à la chose. Parce que chez Bram van Velde, il n’est question que de la chose, celle là même dont parle Freud ou Lacan…. Car au delà du leurre de l’objet (partiel), la pulsion s’organise par rapport à la chose, par rapport à ce « trou », ce vide inaugural que nous nommons « La Femme », sans que cette nomination ne nous apprenne rien. Là où peut-être Bram van Velde nous en enseigne justement quelque chose… Si la chose est impossible à atteindre, la sublimation comme on l’entend, c’est bien de partir de la chose, du vide mais pour produire un « Signifiant » qui ne soit pas un leurre. La sublimation chez Bram van Velde, touche le vrai au sens le plus absolu, le plus pur, elle ne touche pas le beau.
« Cette chose échappe au dualisme du pensable et de l’impensable car si elle est impensable, elle n’est pas impensante. Cette chose en effet pense à ceci près qu’elle pense là où je ne pense pas penser… (A. D. Weill p. 91)
BvV multi-traumatisé, a renouvelé plus d’une fois l’expérience d’être expulsé du monde dans lequel il était entré. Comment a t’il pu reconquérir ce monde perdu traumatiquement. C’est certainement là que la responsabilité poétique sera engagé de façon renouvelée. À. D. Weil « S’il a été originairement constitué comme passeur d’un pouvoir poétique le précédant, il aura, pour s’arracher dans l’après coup du traumatisme à devenir le passant d’un pouvoir poétique ayant à revivifier activement cette part de lui qui a été, selon l’expression de Freud, mortifiée. » A. D. Weill p. 101 et 102.
Or on sait que le père de Bram qui est mort à 33 ans, est un homme insatisfait, tourmenté, à la recherche d’il ne savait quoi, qui n’a pas eu la possibilité de s’accomplir dans une activité artistique. Comme le disait Bram, « il était un véritable héros de Dostoîevski. » !!
Ses 3 derniers enfants seront des artistes.
On peut traduire la métaphore paternelle, de cette façon élémentaire : « on ne parle du vide que du dehors, sur la marge, dans l’attrait ou dans l’effroi. » Une œuvre aussi surprenante que celle de BvV n’échappe à la règle la plus fondamentale de l’art. Toute musique rompt le silence ; toute peinture comble le vide : seulement les vrais musiciens, par la manière dont ils attaquent le silence, le rendent plus profond ; les peintres qui nous émeuvent le plus, par les chemins qu’ils ouvrent, rendent le vide plus frais et plus dangereux. Chez Bram van Velde on assiste au soulèvement, à la germination, à la balafre première qu’aucune étude ne précède, soulèvement où avec l’accent de la première fois, le clair et l’obscur dialoguent, la couleur émerge et s’apparie, l’oblique et l’aigu explorent l’espace offert, tandis que dans l’objet ainsi inventé un œil parfois vient signifier au peintre et au spectateur solidaire que l’œuvre, animée de sa vie propre, leur fait face, les regarde et les interroge en retour. Improvisé, en une mue soudaine, est devenu le construit, l’organique, – mais tout humide encore des eaux du commencement. Non ce n’est pas une figure qui s’enlève sur quelque fond soigneusement préparé : c’est le fond primordial – ayant soudain livré passage à un signal angoissé, joyeux, questionneur, triomphant – qui nous révèle son inquiétante fécondité. » Jean Starobinski
Il faut préciser que nous sommes avec BvV non pas en présence d’un art informel ou abstrait mais en présence d’un art figuratif. Ce qui est figuré ici échappe aux catégories connues.
« Celui qui ne peut se servir des mots. »
C’est le titre d’un recueil « Hommages à Bram van Velde », dans lequel 28 écrivains, peintres, poètes, critiques, galeristes etc. parlent à et de Bram van Velde. Car Bram van Velde s’est toujours présenté et a facilement été considéré comme : « celui qui ne peut se servir des mots ». Or dans son français occasionnellement teinté de menues maladresses, il s’exprimait admirablement. « Le peintre proférait, dans une sorte d’intensité aussi naïve que grave et parfois rieuse, des considérations ponctuelles qui jaillissaient tout à coup, portaient juste et dont l’évidence et la sincérité s’imposaient. Les assertions de Bram attestaient de son exceptionnelle présence dans la conversation. » Il s’exprimait donc fort bien avec clarté, concision et par fulgurances. Mais parce qu’il percevait que parler ou écrire est nécessairement une traduction, il préférait renoncer aux mots. « Je suis le combattant du silence. » Bram van Velde vivait comme une blessure et un risque de trahison la discordance existant entre notre réalité interne, toute de remous, et les mots qui nous servent à communiquer. « Je suis un être sans langue. Je ne peux rien dire. Je n’ai pas de mots. Les mots me rejettent.»
Il y a dans sa parole, le même absolu, le même rapport au vrai que dans sa peinture. Langue d’une seconde naissance où d’une nouvelle vie ? Si un écrivain ne mérite ce statut que par la façon dont il vit les mots alors Bram van Velde rejoignait là aussi bien Charles Juliet que bon nombre de poètes et d’écrivains.
« Bram van Velde se rue en peinture… ce sont des poèmes peints. »
Chez Bram Van Velde, voici un appel sauvage, un cri qui nous oblige à fixer nos regards.
On a dit de Bram van velde qu’il était le Van Gogh de la peinture abstraite… Sur la toile les formes grimacent, s’entrecroisent, se gonflent. Les couleurs obéissent, comme si le peintre avait le pouvoir de les commander et d’assigner à chacune d’entres elles, leur place et leur quantité. La satisfaction de la réussite n’est pas apaisante elle nous mène par les chemins du peintre dans sa recherche qui est poésie et qualité. Il n’y a plus de sujet abstrait, il y a le mystère de l’expression ou chaque élément du tableau trouve sa cohérence et sa rigueur. »
Bram Van Velde décède en 1981, Charles Juliet poursuit sa quête intérieure.
Il publie et obtient une reconnaissance publique :
En 1989, L’Année de l’éveil lui permet d’aborder la forme du récit à travers son histoire personnelle. Véritable livre d’apprentissage, à travers son expérience à l’école militaire, il relate son entrée dans la vie d’adulte.
En 1995 paraît Lambeaux dont l’écriture va être longue et douloureuse. Elle commence 2 ans après la mort de Bram van Velde, en 1983. Cette lettre à sa mère à la 2ème personne, va être un moyen de se délivrer de la culpabilité qui le hante : coupable de la dépression et de la mort de sa mère. L’écriture de Lambeaux, bien que douloureuse, est une délivrance : « le moyen de faire face à cette culpabilité et de l’éliminer… » L’écriture de Lambeaux, qui touche au plus intime, lui permettra ensuite de s’éloigner de lui-même : « Après ce livre j’ai pu aller vers la fiction. » (Charles Juliet en son parcours, p. 113) Attente en automne sera son premier livre de fiction, recueil de trois nouvelles où l’auteur peut diriger s
on regard vers d’autres horizons, après plus de vingt-cinq années de difficulté de vivre et d’écrire, de doutes et d’introspection.
Charles Juliet écrit la fiction enfin possible de son histoire, en deux temps. Il peut se dégager du maternel et s’ouvrir à l’Autre.
Bram van Velde n’a jamais pu se dégager de la culpabilité envers la mère qui traverse sa vie dans la fidélité à la misère. Il reconstruit, invente sans cesse un objet qui ne soit pas objet, une organisation s’apparentant à la chose ou à l’ « être-deux-dans ».
Comme dans un autre registre Joyce au niveau de la langue a tenté de reconstruire sa propre métaphore.
J’aurais pu suivre les mots de Bram van Velde, comme beaucoup d’entre nous, comme Charles Juliet nous y emmène. De ces mots dont on se nourrit… Mais j’ai parcouru beaucoup de textes, beaucoup d’auteurs qui parlent de Bram de ses mots et de sa peinture. De cette peinture ( Yves Bonnefoy) il m’a fallu tout ce temps et tous ces détours pour regarder les toiles de Bram van Velde. Car sa peinture reste difficile à regarder, elle n’appartient à aucun code connu… C’est un mystère qui renvoie à notre propre mystère. Il y a chez le peintre comme un collage, une co-existence qui ne fait pas clivage, de la vie et de la mort, de l’impossible et du possible, comme s’il manquait le poinçon entre les termes.
« Ma vie c’est l’histoire de l’impossible qui devient possible. » Nous dit-il.
C’était :
La rencontre d’ » un mystère plus lointain que l’inconscient »
« Ma peinture il est important de voir qu’au fond, elle stimule. Elle n’est nullement quelque chose qui désespère. »
« C’est une manière d’être en contact avec la vie. De me frotter à l’effroyable. »
« La peinture est mur, nos yeux fenêtres serait une formule pour expliquer la résistance à regarder cette peinture, lire cette écriture qui retourne le regard. » Se taire alors comme l’historien des « découvertes de Prague ».
L’écriture de Yves Bonnefoy ne se laisse pas davantage lire que la peinture de Bram van Velde ne se laisse regarder.
1 Jean Starobinski. Hommages à Bram van Velde.
2 Charles Juliet en son parcours, entretien avec Rodolphe Barry.
3 Idem. p. 53
4 Idem p. 27, 29.
5 Charles Juliet en son parcours, entretien avec Rodolphe Barry. p. 29
6 Idem p. 39
7 Idem p. 31
8 Lacan, séminaire XIX, …ou pire. 21 juin 1972, p.144
9 Charles Juliet en son parcours, entretien avec Rodolphe Barry. p. 61.63.
10 Yves Bonnefoy, Le leurre du seuil, poème.
11 Jacques Kober, Bram van Velde et ses loups.
12 Charles Juliet en son parcours, entretien avec Rodolphe Barry. p. 61.63.
13 Corinne Rondeau, Yves Bonnefoy Lumière et nuit des images. p.151
14 Idem. p. 152
15 Samuel Becket, Le monde et le Pantalon.
16 Roger Laporte, cette petite chose qui fascine
17 Serge André.
18 idem
19 Alain Didier Weill, Lila et la lumière de Wermeer
20 Jean Starobinski
21 René Micha, Hommage à BvV. P.120
22 Rainer Michael Mason. Cat. Lyon 2011, p. 285
23 Charles Juliet. Cat. Lyon 2011
24 Deroudille, compte rendu d’exposition. 4 fév. 1949
25 Michèle Montrelay, Lieux et génies, 1982
26 Charles Juliet, Rencontres avec BvV. p.73
27 Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient.