« Croire dans le transfert »- S1 Que croire Philippe woloszko. Metz 12/10/2023

Croire dans le transfert.

Si croire est certainement nécessaire à l’existence, il y a plusieurs façons de croire, qui se traduisent dans les formes grammaticales liées au verbe croire: croire à et croire en. Prenons la définition proposée par l’académie française: « Croire à quelqu’un signifie que l’on tient pour certaine son existence, que l’on admet son pouvoir : Il croit aux fantômes. Il ne croit ni à Dieu ni à Diable. Croire à quelque chose signifie que l’on est convaincu de sa réalité, de son efficacité : Croyez à mes sentiments dévoués. Je ne crois plus à ses promesses. Croire en quelqu’un ou en quelque chose marque un abandon plus confiant que croire à, une adhésion, souvent du cœur, pouvant entraîner un comportement moral ou même religieux : Je crois en Dieu, je crois en l’homme. Croyez en mon entière confiance et à ma fidèle amitié[1] ». L’académie française distingue ainsi ces deux occurrences: croire à, et croire en. Cela détermine, d’après la langue, que croire en est plus fort, plus profond, implique plus de confiance que croire à. Ce n’est pas tout à fait la même chose de croire à dieu que de croire en dieu. De croire à l’existence de dieu, d’un ou plusieurs dieu(x), que croire en dieu qui sous-entend par exemple la foi en ce qui concerne la religion catholique.

Comment un psychanalyste peut-il parler des croyances, en tant que psychanalyste et non en tant que sociologue, linguiste, psychologue ou anthropologue? Ce qui spécifie la psychanalyse par rapport aux autres champs des sciences humaines, de la psychologie et de toutes les formes de thérapies, est l’analyse du transfert. La psychanalyse est la clinique du transfert. Freud l’affirme en disant qu’une analyse est l’analyse du transfert d’un sujet. Ainsi, là où la psychanalyse peut avoir quelque chose à dire sur les croyances, ne peut se faire qu’à partir du transfert, que l’on peut tout aussi bien appeler amour de transfert. Ceci est contenu dans le titre de cet exposé, titre éminemment équivoque. Car non seulement il peut être décliné en: croire au transfert, et croire en le transfert ( y croire au transfert ), comme pour l’inconscient: croire que l’inconscient existe ou bien y croire, c’est dire que l’inconscient détient quelque chose de la vérité qui concerne chacun. Mais, croire dans le transfert ouvre aussi à ce que l’on croit lorsqu’on est pris dans le transfert, tant du côté de l’analysant que du côté de l’analyste. Si on suit les indications données par la définition de l’académie française, croire au transfert peut vouloir dire que l’on croit que le transfert est ce qui noue la relation entre deux personnes et donne le cadre de ce qu’il va se passer. Y croire, adhésion du coeur, comme le note la définition susdite, évoque la dimension d’amour de transfert comme moteur du travail qui peut s’y effectuer et que c’est l’analyse du transfert qui nous donne les clés. Ainsi, il semble inconcevable qu’un analyste n’y croit pas, au transfert, d’autant plus qu’il se réfère à sa propre analyse. Il y a alors déjà au moins deux croyances nécessaires pour l’analyste afin qu’une analyse puisse se produire; et il s’agit de croyances disons profondes, ancrées: au transfert et à l’inconscient. L’analysant, quant à lui, croit que l’analyste sait quelque chose sur lui qu’il ignore. Il y croit. Il ne fait pas que supposer que l’analyste sait, il y croit. Si on parle de l’analyste comme d’un sujet supposé savoir, cela concerne l’analyste, car si un analyste croit qu’il sait quelque chose sur l’analysant, l’analyse est impossible. L’analyste prendra alors la position d’un gourou ou d’un directeur de conscience ou pour le moins d’un coach. Par contre, l’analysant n’a pas besoin de croire en l’inconscient. C’est l’analyste qui y croit, car il suppose que l’analysant possède un savoir inconscient. L’analysant fera l’expérience au cours de sa cure des effets de l’inconscient ce qui l’amènera à y croire.

Ainsi, dans le cadre du transfert, analysant et analyste sont des croyants, mais pas dans une symétrie, ce qui permettrait une spécularisation, c’est-à-dire une relation en miroir, qui est un mythe entretenu par les notions dépassées de transfert et contre-transfert. Ces croyances de l’analyste sont issues de l’expérience qu’il a de sa propre analyse, et concernent son inconscient comme étant sa façon singulière de se positionner dans le langage, et son expérience du transfert. Si son analyse a été poussée suffisamment loin, il peut saisir que dans le transfert à son analyste, il a cru en lui. Ce qui amène à penser que du côté de l’analysant, il croit en son analyste, c’est-à-dire qu’il croit ce qu’il dit. Quand on lit les comptes-rendus d’analyses que Freud a conduites comme Dora ou l’homme aux rats par exemple, on est surpris de constater qu’il cherchait à convaincre ses analysants de la justesse de ses interprétations. Il était cru, dans le sens de croire, par suggestion. Il est tout à fait étonnant de penser que Freud ait pu utiliser la suggestion. Mais une fois qu’on l’a pensé ainsi, cela paraît finalement évident. Il est manifeste, comme vous le verrez dans la citation que je ferai tout à l’heure, qu’il est dans une dénégation. La dénégation, rappelons le, est ce mécanisme qui permet de dire un contenu refoulé sans percevoir ni entendre qu’on le dit. Freud en parlera dans son article: « Die Verneinung » seulement en 1925, soit plus de 10 ans après « Pour introduire le narcissisme » paru en 1914, et 18 ans après cette citation. Je ne sais pas ce qu’il ne voulait pas savoir. Mais il est dans la suggestion en tout cas, et ne le voit pas, pour ne pas renoncer à ses croyances, je suppose, dans la théorie qu’il a inventé et qu’il est en train de développer, en particulier lorsqu’il découvre les résistances qu’il attribue au moi de l’analysant. 

Il me semble intéressant de suivre ici les croyances de Freud, à propos du transfert et de voir où cela a pu l’amener. Dans les minutes de la société de Vienne en 1907, il dit: « il n’y a qu’un seul pouvoir qui soit à même de lever les résistances, le transfert. Le patient est contraint de renoncer à ses résistances afin de nous plaire. Nos cures sont des cures d’amour (…) L’analogie avec les cures par hypnose est frappante. A ceci près que, dans la psychanalyse, le pouvoir du transfert est utilisé afin de produire un changement permanent, alors que l’hypnose n’est qu’un tour d’adresse ».[2] On peut difficilement être convaincu par le dernier argument, sauf à le croire, évidemment. Ce n’est que plus tard que Freud comprendra que la portée de l’interprétation ne réside pas dans l’acquiescement par l’analysant de la vérité de cette interprétation, mais dans l’effet de vérité produit par l’interprétation qui éveille des « souvenirs et des fantasmes »[3]. Et ceci, que l’analysant croit ou ne croit pas les dires de l’analyste. Je pense à un analysant, qui chaque fois que je dis quelque chose, me conteste violemment, montrant ainsi que non seulement il me croit, mais qu’il ne peut pas accepter ce que cela évoque en lui. Il ne le fait (l’accepter) que dans un second temps, parfois bien bien plus tard. Je me garde bien de faire un quelconque commentaire sur sa réaction, pensant que l’effet de vérité, s’il se produit, se fera malgré lui et en dehors de toute suggestion. C’est ce qui a amené Lacan à dire qu’il n’y a de résistance que du côté de l’analyste. Ces résistances sont à entendre comme les croyances de l’analyste, ce qu’il croit savoir. 

 Ainsi, ce que doit croire l’analyste dans l’exercice de ses fonctions d’analyste, se limite à ce qui est strictement nécessaire: le transfert et l’inconscient, toute autre croyance est à ravaler au rang de résistance. Il en va de même pour la théorie psychanalytique, si elle devient une croyance, elle est ravalée au rang d’une religion, la théorie est toujours mouvante, toujours à réinventer à chaque cure, voire à chaque séance, et n’est qu’un moyen d’entendre et de pouvoir dire ce qu’il se passe à un moment précis dans une cure. Dès qu’un analyste cherche à faire « coller » ce qu’il entend à une théorie, il ne fait qu’imposer ses propres croyances. Je pense à un exemple très ancien, où la théorie m’a permis de me situer dans le transfert. Une analysante m’avait donné un petit objet, précieux pour elle et en rapport avec ce qu’elle travaillait à ce moment là. Lorsqu’elle a pu dire la signification phallique de cet objet et que je pus l’entendre, à la fin de cette séance, j’ai pris cet objet et l’ai ostensiblement jeté à la poubelle, avec quelques mots dont je ne me souviens plus, ce que je ne pouvais pas faire tant qu’elle était sur le divan, il fallait bien qu’elle puisse le voir. Ce n’était pas un passage à l’acte de ma part, comme peut l’être la réalisation d’une croyance, mais au contraire une interprétation dont l’effet s’est révélé tout à fait fécond par ce qu’il a produit d’associations et d’effets de vérité pour elle.

Un analyste ne peut avoir, dans son exercice, de conception du monde. Je pense par exemple à ces analystes, que l’on a pu entendre dans les médias, cela va de la caricature à dire que pour un enfant, il lui fallait être élevé par un homme et une femme; à, d’une façon qui interroge plus finement le savoir de l’analyste, de dire que tel ou tel comportement était pathologique. Ce qui est considéré comme pathologique relève du discours médical, c’est un jugement qui se réfère à une croyance qui n’a rien à faire dans une cure analytique. Une croyance quelconque, même celles strictement nécessaires, déterminent des normes. Les croyances que j’appelle strictement nécessaires déterminent le cadre de la cure.

Le travail que nous avons fait, ici, ces dernières années, sur la question du genre, sur les sexualités etc., nous a amené à penser que toute forme de préjugé, donc de croyance que l’analyste peut introduire dans une cure est un passage à l’acte et sera agi dans le transfert. Par exemple, une femme vient et dans son dire sa difficulté d’être femme, l’oppression qu’elle vit, certaines formes de rabaissement voire d’humiliation, d’exploitation etc., prend une place importante. Si j’écoute ce qu’elle dit à travers le prisme de la condition des femmes, je passe à côté de ce qui lui est propre, de l’articulation singulière de ses signifiants. Il ne s’agit pas de nier la réalité sociale de ce que vivent les femmes. Mais du point de vue de la cure analytique, tenir compte d’une condition sociale vue avec l’éclairage d’une croyance sur la condition des femmes (qu’elle soit vraie ou pas), oriente la cure. C’est finalement une résistance de l’analyste, qui revient à fermer la bouche du sujet qu’il écoute, pour lui dire: je ne veux rien entendre, rien savoir de ce que vous êtes en train de dire, je m’intéresse à votre condition sociale, à la condition des femmes et pas aux signifiants qui vous déterminent comme sujet. Un analyste, dans  la cure, doit oublier ce qu’il sait et aussi ce qu’il croit, hors les deux croyances suffisantes et nécessaires à l’exercice de ses fonctions.

Ceci permet d’introduire la question des rapports entre la croyance et la passion de l’ignorance. Pour cette question je me suis appuyé sur le travail de Jean Bergès et Gabriel Balbo dans leur essai sur le transitivisme[4]. Quel est ce savoir supposé en jeu dans le transfert? Quand un analysant vient rencontrer un psychanalyste, il vient lui demander de savoir ce qu’il ne sait pas. Quel est le sens de ses symptômes ou qu’est-ce qu’il ne cesse de répéter etc., bref il demande un savoir sur son inconscient, qu’il imagine être détenu par l’analyste, qu’il suppose savoir, dont il croit qu’il sait. Qu’est-ce que le savoir sur l’inconscient ou le savoir inconscient? C’est précisément ce que les sujets ne veulent rien en savoir. C’est ce savoir auquel on ne croit pas. Le savoir auquel on croit[5] est universitaire, il est celui qui permet de comprendre quelque chose et que, à ce titre on l’assimile. L’autre savoir, celui qui en jeu dans le transfert, c’est au contraire celui auquel on ne croit pas, dont on ne veut rien savoir. C’est un savoir qui est interne, dont il est difficile de prendre conscience, c’est-à-dire de prendre comme science[6]. Ainsi, il est paradoxal qu’on dise finalement, je viens vous parler car je veux savoir ce dont je ne veux rien savoir. C’est bien là une des raisons qui rendent les analyses si longues.

Reprenons la situation analytique avec son transfert. C’est à partir de ce savoir inconscient que l’analysant formule ses demandes (explicites ou implicites) à l’analyste. Quelle est la réponse de l’analyste à cette ou ces demande(s)? L’analyste suppose que l’analysant a un inconscient, auquel croit l’analyste. Sa réponse se fera alors non pas à un sujet qui ne sait rien, mais à un autre sujet qui ne sait pas rien. Il met en place alors un nouveau sujet, qui n’est pas celui qui ne sait rien[7]. Cette opération est spécifique de la psychanalyse. C’est bien pour cela, que dans la théorie et la pratique de la psychanalyse, lorsqu’on parle de sujet, il ne s’agit que du sujet de l’inconscient. Ce nouveau sujet est celui d’un sujet dans la méconnaissance, d’un rien vouloir en savoir, donc sujet de l’inconscient. Ce n’est plus le sujet qui ne sait rien et qui s’en remet à l’A/autre comme possédant le savoir. Ainsi, le sujet supposé savoir n’est pas celui imaginaire, imaginé par l’analysant en la personne de l’analyste, mais par transitivisme, c’est celui de l’analysant. Cette hypothèse transitiviste de Bergès et Balbo, me semble particulièrement intéressante en ce qu’elle résout cette contradiction, qui pourrait donner à penser à une forme de symétrie dans le transfert. Où d’un côté l’analyste est le sujet supposé savoir, et de l’autre c’est l’analyste qui suppose le savoir à l’analysant. C’est l’analyste qui transitive le savoir à l’analysant. Cette action de transitivité est une action symbolique, même symboligène quand elle s’effectue de la mère vers l’enfant. Ainsi, on peut dire quelle est la réponse de l’analyste à la demande de l’analysant. D’une demande toute imaginaire, il renvoie à une formation symbolique. Pour le dire en jargon psychanalytique, ce transitivisme permet de passer du phallus imaginaire, celui de la toute puissance au phallus symbolique, qui est purement lié au langage. Par ce transitivisme, l’analyste fait entendre à l’analysant que l’Autre est barré, que la castration est avant tout symbolique. La castration à laquelle est confrontée le sujet n’est ni réelle ni imaginaire, et n’a rien à voir avec un bout en plus ou en moins.

Pourquoi je vous raconte cette affaire de castration? Quand l’enfant entre dans le langage, c’est à ce moment là qu’il devient sujet, sujet de l’inconscient. Il est alors coupé de son corps. Entre le corps et lui, il y a le langage, les signifiants. Les signifiants constituent l’Autre, dont nous avons longuement parlé l’an dernier. Si le sujet est coupé de son corps, cela signifie qu’il est coupé de sa jouissance dont il ne veut rien en savoir. Nous verrons une prochaine fois, plus précisément, ce qu’il en est du concubinage de la croyance avec la jouissance. Mais il y a une relation entre le corps et la croyance. En effet, dans la demande de l’analysant, il y a toujours, de façon plus ou moins explicite, une demande de savoir sur le corps. Si quelqu’un vient demander une analyse, c’est bien parce qu’il croit que son symptôme veut dire quelque chose. C’est particulièrement manifeste pour l’hystérie, où le symptôme est inscrit sur le corps. Ainsi, si la supposition de savoir porte sur le corps, si l’analysant croit que l’analyste sait quelque chose sur son corps qu’il ignore, il donne à l’Autre du transfert une emprise[8], car il lui suppose un savoir sur sa jouissance. Ce mécanisme est celui à l’œuvre la plupart du temps dans les situations d’emprise. « Il n’y a que lui ou elle qui peut me faire jouir »; ou ce que l’on observe bien souvent dans les questions de souffrance au travail, si fréquentes de nos jours, où la dépendance du sujet à celui qui le fait souffrir est manifeste. Il s’agit d’une dépendance à la jouissance qui lui est procurée, le sujet souffrant supposant à son tortionnaire réel ou imaginaire un savoir sur son corps ou sa jouissance. C’est probablement le mécanisme en jeu dans cet engouement actuel vers ces formes multiples de développement personnel, où il est supposé à l’A/autre un savoir sur son corps. Cela s’entend bien lorsque sont dites, si souvent, des phrases comme: « ce livre parlait de moi, je m’y suis reconnu, etc ». De la même façon qu’un horoscope parle de soi. C’est d’une efficacité redoutable. Ainsi, l’analyste se doit d’être particulièrement prudent pour ne pas laisser croire et/ou aussi se laisser croire qu’il possède un savoir sur le corps ou la jouissance de son analysant. Parce que fonder une telle croyance de l’analysant revient à riveter un transfert que l’analysant aura toutes les peines à dénouer. Un amour de transfert qui tourne à la fascination de l’analysant pour l’analyste, et procure ainsi une jouissance considérable à l’analyste. De même, si l’analyste croit savoir quelque chose sur le corps ou la jouissance de l’analysant, cela le conduit forcément à un passage à l’acte. Je pense par exemple à un analyste qui, lorsque j’étais étudiant, disait qu’après la première ou la deuxième séance, il savait (ou plutôt croyait savoir) quel était le fantasme de son analysant. En entendant cela je me suis enfui de son séminaire. C’est sur ce principe de faire croire que l’on sait quelque chose sur le corps et donc la jouissance d’un sujet que les pervers obtiennent si facilement le consentement, encore plus aisément quand il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent.

Avant d’aborder ce que dit Lacan, à propos de croire à et croire en, je vais illustrer cette question de la passion de l’ignorance, de ce qu’on ne veut pas savoir en le bouchant par une croyance par trois exemples. Un concernant une analysante, le second peut concerner autant l’analysant que l’analyste et le troisième l’analyste.

1: Cette analysante, dès que surgit une parole pleine, une métaphore sur un signifiant, quelque chose qui peut lui amener un savoir sur son inconscient, dit systématiquement tout de suite après: « mais c’est parce que… ». Elle  fournit une explication rationnelle sur ce qui vient de surgir, préservant ainsi sa volonté de ne rien en savoir, pour tenter d’annuler l’effet de sens qui s’est produit. Pour boucher l’ouverture qu’il vient de se produire, elle forme une croyance. Par exemple: j’ai dit ça parce que mon père me battait. Bien sur, cela vient aussi atténuer, la protéger face aux vagues de vérités qui l’envahissent. Heureusement c’est peu efficace, car l’analyste reste vigilant et à chaque fois prend soin de faire une petite remarque qui l’amène à reconsidérer la croyance comme étant un bouchon de la vérité du sujet.

2: Quand on dit: c’est l’inconscient. Que ce soit l’analyste ou l’analysant, bien que cela ne soit pas pareil, c’est bien parce qu’on y croit mais ça n’ouvre pas au travail consistant à entendre ce qui s’est dit, ça ferme la question. Comme si on disait: allez au suivant!

3: Quand on catégorise comme: oui c’est son organisation obsessionnelle, quand « on sait », on y met une croyance. C’est qu’on ne veut rien en savoir d’un dire de l’analysant. La question qui me vient quand cela m’arrive est: quelle est ma jouissance à l’œuvre ici? En effet, j’ai repéré là une de mes croyance que j’ai déconstruite. On m’avait expliqué, à l’école, à l’école psychanalytique bien sur, que lorsqu’on n’entendait pas quelque chose, c’est que cela se rapportait à de l’inanalysé chez l’analyste. Que c’était cela qui faisait résistance chez l’analyste. Décidément on n’apprend que des trucs qui viennent nous encombrer dans l’enseignement de la psychanalyse, ce qui n’est finalement que des croyances qu’il faut ensuite démonter devant les dégâts que cela a pu causer. Donc, plutôt que de me dire que ce que je n’ai pas voulu ou pas pu entendre était de l’inanalysé chez moi, comme si on pouvait tout analyser dans sa cure, je m’interroge sur la jouissance à l’œuvre dans ma volonté de ne pas savoir, comme par exemple que d’entendre ceci ou cela me ferait déloger quelque chose dans la théorie, donc ferait déloger une croyance. On revient ainsi dans l’articulation entre croire et jouir. Je vais vous parler maintenant de ce que dit Lacan.

 Lacan discerne, lui aussi, comme nous l’avons évoqué au début de cet exposé, deux modalités de croyance, mais selon des références différentes. « Y croire, dit-il, ça ne veut dire strictement que ceci, ça ne peut vouloir dire sémantiquement que ceci : croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose[9] ». Il se situe dans le champ de la psychanalyse, donc du transfert. C’est finalement une supposition, comme du côté de l’analysant, qui croit que son symptôme veut dire quelque chose, ce qui le motive à venir rencontrer un psychanalyste, pour déchiffrer ce symptôme. Il en va de même pour l’analyste quand il croit, quand il suppose l’inconscient et le transfert. C’est très bien déplié par Pascal et son pari, sur l’existence de dieu.

Croire au symptôme peut être finalement une définition du symptôme analytique. Car le symptôme analytique se différencie du symptôme médical et psychiatrique en ce qu’il n’existe que s’il est articulé comme tel dans la parole. Un enfant énurétique ne peut entamer une cure analytique que si ce symptôme fait au moins l’objet d’une plainte de sa part, comme: j’en ai marre d’avoir mon lit mouillé. S’il n’en parle pas, ça peut faire ou pas symptôme pour ses parents, mais pas pour lui. Le symptôme analytique est celui auquel croit l’analysant.

Quand Lacan dit: « croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose », il précise que dire c’est pouvoir énoncer qu’il y a une distinction entre vérité et mensonge. Dire quelque chose, c’est aussi pouvoir mentir. Ce n’est pas le symptôme qui peut mentir, mais celui qui parle, celui qui en parle. Ainsi, et c’est là la difficulté, comment croire que quelqu’un puisse dire quelque chose s’il peut mentir? Soit, il dit quelque chose et on ne sait pas ce qu’il dit, ce qui est la question de l’inconscient. Cela veut dire que le sujet est divisé; cela correspond à la position de l’analyste, qui entend que quelque chose se dit, mais ne peut savoir ce que cela veut dire, car l’analyste ne sait pas, donc ne peut pas savoir ce qui est dit. D’un autre côté, on peut penser qu’il ment comme peuvent le faire les policiers, qui partent du postulat qu’il y a toujours suspicion de mensonge, et il y a bien d’autres cas de figure. Donc, si on pense que le sujet dit quelque chose en pouvant mentir, cela rend la relation fort compliquée, si on ne fait pas l’hypothèse de l’inconscient. Si on ne fait pas cette hypothèse de l’inconscient, avec la question si déroutante de la division du sujet, on se retrouve dans la situation suivante, si souvent entendue, par exemple: je ne le comprends pas: il a dit que c’était cela qu’il voulait et ça ne lui convient pas, il est toujours aussi déçu. Finalement, il n’y a pas de meilleur moyen pour y croire, sans se poser trop de question, que de le ou la croire. Par exemple se poser la question de la foi, permet d’éviter d’avoir à se poser la question de l’existence de dieu. Comment fait-on pour boucher, pour fermer cette question de la division du sujet? Hé bien, on croit ce qu’il dit, on le croit, on croit ses énoncés. Et Lacan de nous dire: « C’est ce qui s’appelle l’amour [10]».

Ainsi, si croire ce que dit l’A/autre, c’est l’aimer, on peut entendre que le transfert analytique ne peut être symétrique, l’analyste n’a pas à aimer son analysant, sinon cela l’amènera à croire tout ce qu’il dit. Je vous donne un exemple qui ouvre à cette question contenue dans mon titre: croire dans le transfert: l’analyste doit-il croire à ce que dit son analysant, alors qu’il doit  croire qu’il puisse dire quelque chose? Dans le film « Anatomie d’une chute », il y a une scène où un psychiatre vient témoigner au tribunal. Il est le psychiatre de la personne morte. Il fait un portrait psychologique de la femme de son patient, qu’il décrit comme manipulatrice etc. Il ne fait rien d’autre que de restituer les dires de son patient sans aucune critique, sans aucun recul, de ce qui est une position subjective de son patient, à laquelle il adhère complètement. Il a cru ce qu’il a dit. Il est manifeste dans le film qu’il défend son patient, qu’il aime, au moins d’une certaine façon. J’espère qu’ainsi, vous percevez bien la différence fondamentale de la position dans le transfert entre un psychanalyste et un psychiatre, psychologue ou psychothérapeute.

Pourquoi croit-on ce que dit l’A/autre? Outre ce que nous avons vu de l’assomption si difficile de la division subjective, Lacan dit: « on la croit parce qu’on a jamais eu de preuve qu’elle ne soit pas absolument authentique[11] ». Il dit « elle » car à ce moment il parle de La (L) femme comme symptôme. Dans la vie amoureuse, on peut observer, chacun autour de nous, des formes de déni où rien ne vient entamer cette authenticité, l’amoureux.se est aveugle. A l’opposé il peut suffire d’un simple petit événement anodin de la vie pour faire rupture, car cette authenticité, non soutenue par un déni, vole alors en éclats. Il en va de même dans le transfert, ceci pour l’analysant. Des analystes ou autres psy peuvent dire des énormités sans que cela ne change rien. Et, à l’inverse, un événement survenu dans la cure peut faire s’effondrer l’idéal, laissant voir que l’analyste est lui-même un sujet divisé. Cela produit comme effet le renversement du transfert en transfert négatif ou bien interrompt la cure. Si cela arrive, cela peut signifier que l’analyste n’a pas suffisamment perçu que l’amour de transfert était encore si identifié à un idéal, cet acte de l’analysant remet l’analyste à sa place.

Ainsi, il n’y a pas de preuve, nous disait Lacan. Et ceci, souvent à l’encontre des évidences. Comme ce que l’on a perçu ces derniers temps, amplifié par les effets de la COVID, qui montre bien l’effet de fascination provenant des croyances et des effets de sens ainsi produits. Nous vivons toujours dans un monde de plus en plus clivé par le fait d’y croire ou pas, ou par le fait de le croire ou pas. De croire ou pas certains discours. On peut noter qu’y croire ou pas, est la position des modérés, de ceux qui acceptent de discuter de cette croyance. Et le croire ou pas est la position des plus radicaux, de ceux chez qui la possibilité de discuter cette croyance peut déclencher de la violence. Soulignons, que croire un discours, revient à mettre ce discours en position de discours du maître. Nous y reviendrons une autre fois.

Il est quand même tout à fait surprenant de penser que croire ce qui est dit ressortit à l’amour, alors que ce type croyance est plutôt l’apanage de la psychose. C’est classiquement un moyen de différencier la névrose de la psychose. Dans la névrose, on y croit au symptôme alors que dans la psychose on croit le symptôme, on croit ce que disent les voix et ce qui est produit par le psychotique comme délire. Si l’amour est une folie, l’état amoureux n’est quand même pas un délire, à l’exception du délire érotomaniaque. Alors pourquoi cette folie de l’amour, si répandue? Il s’agit probablement que quand on aime, on n’est plus tout seul, « ça fait de la compagnie [12]», nous dit Lacan, et qu’aussi on peut se percevoir comme un sujet qui n’est pas divisé ». Ce que nous disions lorsque nous avons travaillé, ici, la question de l’amour. Je ne vais pas y revenir. J’ai repris cette formule de Lacan: « ça fait de la compagnie » comme une façon élégante de ne pas ouvrir la si grande question de pourquoi on aime, et de passer à la question suivante, qui poursuit mon propos de ce soir.

Alors, quels sont les rapports entre la croyance et la psychose? Dans le séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », lors de la séance du 10 juin 1964, Lacan parle de la croyance. Il dit, ayant précisé qu’il s’y trouve quelque chose du même ordre que dans la psychose qui est: « Cette solidité, cette prise en masse, de la chaîne signifiante primitive, c’est ce qui interdit cette ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance [13]». Comment entendre ceci? Je vais vous donner la lecture que j’en ai faite.

Ce qu’il appelle solidité, prise en masse de la chaîne signifiante primitive consiste en une forme de gélification de deux signifiants, deux éléments qui ne peuvent pas coexister en même temps, pour le sujet. Quelque chose entre l’être et le savoir de l’Autre. C’est par exemple ce qu’il avance dans son analyse du cogito cartésien: là où je suis, je ne pense pas. On peut dire, de façon très schématique, que là où on pense il n’y a pas de sujet, et là où se trouve le sujet, si on peut dire, on ne pense pas. Il s’agit bien sur du sujet de l’inconscient. Cette gélification serait de faire en sorte que les deux coexistent en même temps. Il dit précisément que c’est comme si les deux signifiants S1 et S2 pouvait former le signifiant S1S2, sans intervalle entre S1 et S2. J’arrête là le jargon, pour le dire en langue commune, car cela nécessiterait un séminaire entier. Cette gélification consiste finalement à donner du sens à l’être, le sens et l’être étant ces deux éléments qui ne peuvent pas coexister en même temps. Cette gélification, comme je l’ai nommée, est à l’oeuvre, entre autres, dans la débilité, la psychose et la croyance. Et aujourd’hui, j’y rajouterai, dans ce que l’on observe de plus en plus souvent là où une identité se défini d’un dire. Comme si un être-parlant pouvait se définir à partir d’une parole. Je suis ce que j’en dis. Comme si de dire: je suis non-binaire, ou dire: je suis un homme ou une femme pouvait définir l’être dans sa totalité. On ne peut avoir une seule identité, sauf sur une carte d’identité, qui est fabriquée par un Autre, l’état, et encore… Comme si toutes les innombrables identifications d’un sujet pouvaient se réduire à une seule identité. Cette manière monolithique de faire est ce qui « interdit cette ouverture dialectique » qu’évoque Lacan. J’ai opposé monolithique, que j’aurais pu nommer par un néologisme: monolectique à dialectique qui signifie la pluralité de sens. Ainsi, croire est donner un sens précis à quelque chose dont la pluralité de sens déconcerte, et cela peut être masqué par l’amour. Je pense à une femme, reçue ce matin, qui se sépare de son compagnon. Celui-ci se montre menaçant, la suit et lui fait peur. Il se montre sous un jour qu’elle ne pensait pas de lui: « il n’est pas comme je le croyais » dit-elle.

Lacan va encore plus loin, il dit: « S’il n’est pas en effet de croyance qui soit, si l’on peut dire, pleine et entière, c’est même qu’il n’est pas de croyance qui ne suppose dans son fond que la dimension dernière qu’elle a à révéler est strictement corrélative du moment où c’est son sens qui va s’évanouir[14] ». Il dit finalement ceci, en ce qui concerne notre question de ce soir: si on pousse une croyance dans ses derniers retranchements, le sens disparaît, alors que c’était justement ce sens qui était recherché. N’est-ce pas ce que l’on retrouve de nos jours dans ces discours complotistes, qui vont parfois jusqu’à dire que la terre est ronde, pardon plate?

Pour conclure. Je pose la question de mon rapport aux textes fondateurs de la psychanalyse, en particulier ceux de Freud et Lacan. Si je m’appuie sur ces textes, c’est bien que j’y crois. Le fait d’en critiquer certains aspects peut seulement tenir lieu de dénégation de cette croyance. Alors, c’est en s’interrogeant sur la façon d’y croire qui me semble importante. On peut le formuler ainsi: croire Lacan ou y croire? Est-ce que les textes énoncent des vérités irréfutables? Ce serait alors une nouvelle version de la bible, un nouveau texte sacré. Un texte qui dit la vérité. Lacan (ou Freud) a dit que c’était comme ça, donc il faut respecter le dogme, sous peine d’hérésie. Donc, pour ne pas être pris dans cette forme de religiosité, il y a nécessité d’interpréter ces textes. Mais cela ne suffit pas, car la tradition talmudique est une somme d’interprétations extrêmement fines qui se discutent entre elles. Mais on reste dans la religion. Ainsi, il s’agit d’une interprétation singulière, pour chacun en fonction de sa propre cure et de l’expérience accumulée. Cela peut suffire pour sortir du discours universitaire, ce qui est déjà pas mal. Le discours universitaire est ce dont j’ai parlé tout  à l’heure, un savoir auquel on croit, qui fait science etc. Mais cela ne suffit toujours pas, car on a vite fait de s’attacher à des croyances théoriques, confère ce que je vous racontais plus tôt sur l’inanalysé, à finalement se reposer sur un savoir qui devient une croyance. Alors, ce que je propose consiste à pouvoir sans cesse questionner notre rapport aux concepts théoriques, ne jamais les ériger en dogme. Réinventer la psychanalyse à chaque cure et même à chaque séance. Quand le dire d’un analysant ne peut être lu ou intégré à sa propre théorie, c’est cette théorie qui doit être remise en question de façon à permettre d’être toujours étonné de ce que l’on entend. Cela ne peut se faire qu’au prix d’un travail considérable et constant de recherche qui ne peut pas se faire seul, et qui quand il s’arrête, pour une raison ou une autre, conduira irrémédiablement l’analyste à construire des croyances qui vont se fixer, faute d’avoir pu être remises en question. Une institution analytique constitue ces quelques autres dont l’analyste peut s’autoriser en plus de lui-même. C’est pour moi l’intérêt de ce séminaire, entre autres, que de permettre ce travail de recherche qui m’amène à sans cesse remettre sur le billot ce que je crois savoir. Il y a nécessité pour tenir cette position si difficile d’analyste, de ne cesser de travailler les textes et son rapport à la théorie, pas uniquement seul, mais aussi avec quelques autres. Groupes de lecture, cartels, productions de texte, groupes de travail sous diverses formes, confrontation de ses élaborations comme ce soir, sont nécessaires à la pratique de la psychanalyse. Ainsi, je peux m’appuyer sur les textes, qui me donnent toujours à réfléchir, à me questionner, et ne jamais les croire dans ce qu’ils disent, mais croire qu’ils disent quelque chose et chercher ce qu’ils peuvent me dire.

Philippe Woloszko,

Metz, le 12 octobre 2023.


[1] https://www.academie-francaise.fr/croire-croire-en

[2] Minutes of the Vienna Psychoanalytic Society, vol I, 1906-1908; publié par H. Nunberg et E. Federn, New York, International University Press, 1962, p 101-102. Cité par Moustapha Safouan. Le transfert et le désir de l’analyste.Seuil. Paris.1988.

[3] Moustapha Safouan. Le transfert et le désir de l’analyste. Seuil. Paris.1988. p 42-43.

[4] Jean bergès, Gabriel Balbo. Jeu des places de la mère et de l’enfant. Essai sur le transitivisme. Erès. 2010.

[5] Ibid. P 54.

[6]  Ibid.

[7] Ibid. P 72

[8] Ibid.

[9] J.Lacan. Séminaire XXII R.S.I. Séance du 21/1/75. Version Valas. P78.

[10] Ibid. P 79.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] J. Lacan. Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Version Valas. P383.

[14] Ibid.

SHARE IT:

Comments are closed.