Jean Richard Freyman
Introduction : Le monde contemporain
Nous avons préféré la forme d’une table ronde puisque nous travaillons ensemble. En effet, Fedepsy, pour le dire en un mot, est un ensemble d’associations, (…) avec un système référentiel qui est l’Ecole Psychanalytique de Strasbourg. Ceci étant posé, chacun y travaille ses propres fils. Il est intéressant, qu’autour de ces questions sur le père, chacun puisse faire état de ses intérêts (…) .Autant que possible, nous essayons de ne pas faire groupe, mais plutôt structure de travail, ce qui permet à chacun d’y trouver quelques pistes de réflexion au travers des échanges. Cependant, nous nous efforçons de maintenir un principe de séparation par rapport aux diverses structures (…)
Pour (…) lancer les choses, je dirai que la question du père telle qu’elle est posée est complètement éculée. Je suis désolé de vous le dire… Ce congrès est complètement loupé… Loupé parce que ce n’est pas du tout lacanien. La question du père, Lacan l’a fait remarquer, c’est la question de Freud, pas seulement une question freudienne, mais la question de Freud. Pour Lacan le discours analytique ne se pose plus du tout par rapport à la question du père, et à partir de là il va y mettre en place un agent, son invention, le fameux objet petit a qui fonctionne comme agent du discours. Ce n’est plus la question d’un S1 — vous l’écrivez comme vous voulez — ou de l’existence d’un Urvater ou d’une filiation qui interroge le discours analytique. En faisant un retour à Freud et en introduisant ses propres outils, Lacan va nous décoller de la question du père, de la fonction paternelle et aussi de la toute-puissance des noms-du-père — du Nom-du-Père et des noms-du-père, pour tomber évidemment sur le fait que le non dupe erre, ce qui n’est pas du tout la même question.
Ce mécanisme de succession est important à repérer, puisque les positions de Freud et celles de Lacan sont très différentes par rapport à cette question des pères.
Chez Freud, elle a une place considérable. Tout le passage de la théorie traumatique à la théorie du fantasme repose sur le deuil réel du père. C’est au moment où il perd son père que Freud repère quelque chose du côté du réel, et paradoxalement la question du père réel, le réel du traumatisme va disparaître au profit de la théorie du fantasme : « Je ne crois plus en ma neurotica ».
Il y a quelque chose qui nous dit : l’actualité n’a aucune importance. S’il y en a une, elle n’est repérable que dans l’après-coup. C’est pourquoi toutes les théories qui conduisent à penser les effets des modifications de la société, ne seront vérifiables que dans une ou deux générations, autrement dit quand on ne sera plus là.
Au moment où les FIV ont été introduites, nous avions organisé un congrès et j’étais le premier à poser la question : « quelle est la scène primitive des bébés éprouvettes ? ». C’était une belle formule. Or aujourd’hui, je ne peux pas en dire plus. On ne peut pas dire que les gens nés dans une éprouvette soient plus ou moins névrosés que les autres. Cela fait partie de nos fantasmes. Comment la réalité, comment le réel — ce qui n’est pas pareil — va intervenir sur le discours, sur l’évolution des fantasmes ? C’est un autre débat. Par contre quel est le rapport entre le discours du sujet, le discours de l’Autre et le discours ambiant — ce qui n’est pas la même chose, cela c’est une autre affaire.
J’ai découvert quelque chose, et il m’a fallu quarante ans de pratique pour en prendre la mesure. La plupart des textes fondateurs de Freud sont des échanges, des réponses, des échos, à des contemporains. Nous sommes dans nos milieux trop habitués à voir les choses de manière verticale, alors que nombre d’avancées théoriques — chez Freud vous pouvez le constater, mais chez Lacan aussi — sont des réponses, des échos à ce qui se passe dans leur monde contemporain (…). L’exemple de Le Bon est connu, mais il y en a d’autres. C’est le génie de Freud d’être imprégné par les pairs de son époque et d’avoir pu leur faire écho. Cette approche permet de voir que l’échange tient compte du monde contemporain, et aussi de l’histoire des idées. Ce sont toutes les questions sur la perversion par rapport à Krafft-Ebing, au moment où il est fait un catalogue des sexualités, Freud va y répondre par « Les trois essais1 ». C’est un point qui me paraît important.
L’invention de l’objet a
La cassure par rapport à la question du père, c’est effectivement l’invention de l’objet petit a qui apparaît dans le séminaire sur l’angoisse2, mais qui s’était préparé bien avant. Lacan va reprendre différemment quelque chose de présent dès « Les formations de l’inconscient3 », à savoir la remise en cause du père qui se fait dans une relecture du complexe d’Œdipe, lequel met en place non seulement papa, maman, l’enfant, mais, en y ajoutant un quatrième terme, le phallus. C’est fondamental et il me semble que cela n’a pas été dit clairement. C’est une lecture qui déjà met en place un objet détachable et qui va complètement changer l’approche des choses.
Cela a des conséquences au niveau de la métaphoricité. Va se dégager au fur et à mesure la question d’un symptôme qui n’est pas seulement une structure générale, mais qui prend une forme bien précise dans la cure. En effet à un moment, et pas n’importe lequel, Lacan va poser la fin d’analyse comme l’identification à son symptôme. Ce n’est plus le symptôme médical, ni le symptôme d’« Inhibition symptôme et angoisse4 ». Je dis cela, car là où on chassait le père par la porte, il revient par la fenêtre : plus (ou moins), la métaphore paternelle va fonctionner, plus le père archaïque va faire retour. Cette dynamique est repérable aussi bien dans les familles, que dans les groupes et la société. Plus cette histoire paternelle est là, sous-jacente —par la substitution d’un discours à un autre, substitution métaphorique , où un discours vient trouer un autre discours — plus cela vient fonctionner dans le trou dégagé, et plus l’enfant va pouvoir se constituer à l’endroit de ce trou. Nous retombons là sur la place de l’objet a. Toute notre histoire œdipienne, notre mythe symbolique vient dire la chose suivante : pour que se produise du sujet, il faut que quelque chose ait fait cassure, que quelque chose ait été troué, perméabilisé du côté du discours de l’Autre. C’est fondamental, car la question du tiers, c’est quoi ? C’est que quelque part on va pouvoir laisser du trou en place ou le créer. Lacan est clair, on peut créer du trou.
Ce qui nous intéresse au niveau du champ analytique, c’est tout de même ce qui se passe dans la cure. Tout le reste, c’est en plus. Ce qui se passe au niveau de la société, les ethnologues s’en occupent mieux que nous. Notre question n’est pas là, mais au niveau de ce qui se passe dans l’Innenwelt et l’Umwelt, pour nous, c’est la cure, et le réel qui nous tombe dessus. Tout le reste est superfétatoire. Notre champ spécifique est le singulier. Il est là. Après on peut faire des extensions, dire que la société est fichue… Cela a été très bien dit (…) : tout « fout le camp », la bourse, la crise. C’est un autre débat.
C’est important, parce que la question est alors de savoir comment on se constitue, comment l’enfant, mais pas seulement l’enfant, comment le sujet se constitue dans l’Autre ? Comment cela se passe pour qu’il y ait de l’Autre ? Et à confondre l’Autre et l’ambiance, ce qui serait autour, on se trompe structuralement. L’Autre, ça se constitue aussi. Comment l’Autre se constitue par rapport à l’histoire des mythes, à une société donnée, à ses lois ? (…) Mais on ne se constitue pas dans le discours ambiant, on se constitue dans la cure ou dans l’Autre, mais cet Aut
re il faut qu’il soit là pour recevoir quelque chose de l’ordre du sujet. Cette question date de Freud. Robert Lévy l’a rappelé : il y a l’Umwelt, le monde autour, et de l’Innenwelt, il y a une bijection mais cela ne suffit pas pour interroger la question du tiers. Pour que de l’Autre se constitue, il faut déjà qu’il y ait du tiers. C’est toute la question sur laquelle vont tomber Freud et Lacan chacun à sa manière, c’est le fait qu’il y a du tiers d’emblée. Structuralement il y a du tiers. Il n’y a pas maman et le petit enfant, et (…) soudainement papa qui arrive avec une hache pour couper à l’intérieur. La preuve qu’il y a du tiers d’emblée, c’est que pour que cette perméabilité puisse avoir lieu par rapport au père, il faut que la mère soit déjà trouée. Vous le savez, le monde fantasmatique est ordonné. Freud est clair dans sa pratique autour de la question de la femme phallique — je n’ai pas dit la mère phallique — la femme porteuse d’un phallus, d’un pénis.
Le hasard du père
Par une sorte de double mouvement qui s’opère, où la cure analytique est là pour essayer de produire de l’impair, mais de l’impair qui est déjà situé du côté du tiers. On réintroduit de l’impair. Dans « Passe, Un père, et manque5 » l’équivoque montrait que c’est aussi la question du jeu, du hasard, de ce qui va se passer à la roulette. Ce n’est pas une donnée que l’on peut prévoir. La conflictualité première sur la question du père se fait dans un double mouvement :
•La question du père dans la psychanalyse est toujours une question latente et non patente. Ce n’est pas celle du père dans la réalité. Dans chaque cure, on est obligé de se poser la question : quelle est la place du père dans l’histoire ? Effectivement sous forme de Nom-du-Père, de signifiants primordiaux. Ce n’est pas quelque chose au niveau manifeste. ( ce n’est pas notre métier.) C’est donc à constituer dans la cure (…) et ce sont des mécanismes chaque fois singuliers.
• Il s’agit de savoir comment le langage culturel d’une époque va jouer sur l’Umwelt et, par ricochet, intervenir sur la genèse du sujet.
Je laisse de côté la question du sacrifice. (…) On ne peut parler de la question du père sans parler du sacrifice. Qui sacrifie quoi ? Autrement dit, se pose la question du père dans le religieux. Je crois qu’il faut être clair à ce sujet. On ne peut pas éliminer simplement la question de la religion, mais la psychanalyse permet du côté du père religieux une autre lecture du père dans la religion, et si on a fait une analyse c’est quelque chose qui doit vaciller, sinon, il y a toujours le risque de retomber sur un père totémique ou le père de la horde ou le père des sectes, ce qui est le danger actuel.
J’ai trouvé une citation d’Hérodote, (484 av J-C), grand spécialiste de la guerre, qui pose d’une manière intéressante la question du sacrifice dans un temps où le religieux n’était pas tout à fait en place :
« Personne n’est jamais insensé pour préférer la guerre à la paix. En temps de paix les fils ensevelissent leurs pères, en temps de guerre les pères ensevelissent leurs fils6 »