La peste au temps du corona . Les passions de l’ignorance dans les cures au temps de la pandémie. Philippe Woloszko – Demi journée AF, Novembre 2020

 

La peste au temps du corona[1].

Les passions de l’ignorance dans les cures au temps de la pandémie.

 

Philippe Woloszko

Demi-Journée AF

28 Novembre 2020

 

Le 8 mars dernier, une semaine avant le premier confinement, je fus brutalement tiré de mon confort routinier par la levée du déni de la pandémie. Une première sidération. Mes premières pensées ont été pour mes proches dont certains ont une santé fragile et risquent de mourir. Il me faudra sortir de cette sidération pour arriver à penser que moi aussi je pourrai mourir, c’est une opération qui a pris du temps, plusieurs semaines.  Ainsi, un désaveu, déni du réel de la mort, de ma mort propre, a persisté longtemps. En effet, rapidement je suis revenu à des considérations pragmatiques dont l’aspect rassurant, ritualisant, m’a permis de me raccrocher à ma réalité psychique face au maelström de cette irruption de réel qui fait voler en éclats tous les repères habituels. L’impossible pouvant se dire comme l’impossible d’obtenir une identité de perception. La référence à ce cher bon vieux Freud fait partie de ce qui remet en place des repères.

Un des modes de réassurement, qui s’est vite révélé essentiel, a été de me centrer sur mon travail d’analyste ; c’est-à-dire la poursuite des cures, d’un travail théorique et également de conversations avec des collègues. De même cette sidération s’est muée en des formes d’actions comme la mise en place d’un dispositif d’écoute des soignants. Comme je n’avais pas confiné chez moi, je n’avais pas de livres, que de toutes façons j’aurais été bien incapable de lire, je me suis mis au travail en écrivant une sorte de journal, paru en partie dans le blog d’analyse freudienne. Ce travail d’écriture, qui est la base de ce dont je parle aujourd’hui, m’a servi d’amarre pour résister à la tempête du réel déferlant. Mais surtout c’est la continuité de la pratique, celle des cures, qui m’a permis de ne pas être englouti dans ce tsunami. Cela m’amène aujourd’hui à constater qu’en tant qu’analyste, je n’étais plus là sans raison d’être. Puisque c’était littéralement pour être, pour continuer à être, que j’étais là. Ceci pose la question de savoir si cette pratique a véritablement été analytique? Je pense que oui, car assez rapidement mon désir d’analyste a refait surface pour dominer le tableau, mais cette question met en évidence certaines butées propre à l’analyse sous Corona et pour le moins ce que cette position nouvelle d’analyste a pu entraîner de non-entendu ou de malentendu. Je pense, en particulier, à l’ignorance, dans laquelle je me suis trouvé dans le désaveu ou déni du réel de la mort, que j’entends strictement comme celui du réel de ma mort propre, dont ce cher bon vieux Freud disait qu’il ne souffrait d’aucune représentation dans l’inconscient.

Ainsi, pendant la phase de désaveu du réel de la mort, dont on en sait l’aspect de très relative efficacité (Freud dit que ce sont des: «demi-mesures, des tentatives imparfaites pour assurer le détachement d’avec la réalité[2] »), et encore plus après la levée de ce désaveu, l’angoisse a été bien présente, elle l’est à ce jour bien moins. L’angoisse étant pour le sujet, ici l’analyste, la trace de ce réel. C’est la fonction de l’objet a de s’interposer entre le sujet et la chose. Freud a montré que le sujet crée des objets comme support d’une possible représentation de l’impossible. Lacan a montré qu’il s’agissait de l’objet a. Ainsi, lors de séances par téléphone, il ne persiste que la voix comme objet a. Pour certains sujets, le silence devient alors très angoissant quand il n’y a plus la voix. Il peut en aller de même pour l’analyste. Il m’est arrivé, à ma grande surprise, de ponctuer certains silences par ma voix, en me disant que je manifestais là une présence; ce que j’interprète dans l’après-coup comme une présence d’un objet a pour me rassurer moi-même et non pour l’analysant. On perçoit ainsi pour les deux protagonistes du transfert un des intérêts des séances en présence et aussi la cause de la répulsion qui m’est venue ces derniers temps quand je voyais la pandémie flamber à nouveau, à l’idée de reprendre les « téléséances ».

 

Pour en revenir au mois de mars dernier, il a fallu très vite penser à l’organisation de la poursuite des cures. Je ne savais pas, plus précisément j’ignorais, alors, que c’était aussi pour me panser. J’ai décidé de me rendre à mon cabinet pour y écouter mes patients par téléphone ou en visio pour des raisons manifestes autour de raisons pratiques. En effet, en tant que médecin, j’avais l’autorisation de me déplacer. J’ignorais les raisons latentes de réassurement. De même, tous les jours en prenant la route, je trouvais apaisantes ces routes désertes, où conduire était si tranquille et agréable, en pleine ignorance de l’aspect totalement surréaliste et complètement unheimlich, d’étrangeté inquiétante. Assez rapidement j’ai arrêté les séances en visio, pour plusieurs raisons, qui me semblent toujours plus ou moins valables. La première, que j’articulais comme : je ne peux pas me voir dans le regard de l’Autre, que je ne formulerais plus de la même façon aujourd’hui. Les écrans n’ont pas de caméra au centre, cette asynchronie me gênait beaucoup. Avec la vidéo, l’image du corps de l’autre est présente, autant celle de l’analysant que celle de l’analyste, alors que le corps réel est absent. Je ne supportais pas bien cette captation imaginaire, cette forme non spéculaire qui a pour effet une fascination quasi hypnotique par l’image et me déconcentrait, car il s’agit là d’une image non trouée[3]. Il me fallait un surcroit d’énergie pour sortir de cet état et de tenir cette position d’occuper une place vide. Je sortais épuisé de chaque séance en visio avec un sentiment de mal être. Je reviendrai plus en détail tout à l’heure sur la question de la fatigue. Aucun de mes patients n’a fait la moindre remarque sur la suppression de la visio et j’en ai conclu que cela ne les a pas gêné. D’ailleurs, je ne vois pas ce que peut amener la visio en plus du téléphone, d’autant plus que je n’ai jamais entendu parler de miroir posé au-dessus du divan.

Ainsi, pendant près de deux mois les séances se sont passées au téléphone. Ce qui me semble le plus remarquable est que le transfert n’a nullement été entamé avec cette procédure. Certains ont refusé de poursuivre sur ce mode, disant que s’ils ne pouvaient pas venir, cela n’en valait pas la peine, d’autres qu’ils ne pouvaient pas s’isoler, etc. Il est notable qu’aucun de ces patients n’est revenu ; peut-être est-il encore trop tôt ? Ou peut-être était-ce l’occasion pour eux d’interrompre leur cure ? Quelques-uns m’ont téléphoné après le confinement ou à la fin de l’été pour dire qu’ils allaient revenir, je les attends toujours. Par contre, quelques patients sont entrés dans une forme de conversation banale sans finalement ne rien dire et ont rapidement arrêté leur cure. Concernant ceux-ci peut-être était-ce une raison qui leur est propre et dont ils ne me parleront pas ? Mais, je me demande si pour eux le transfert n’est pas arrivé à une limite. En effet, ce que j’ai évoqué tout à l’heure des effets du réel sur ma personne a-t-il pu agir comme une symétrisation des positions pouvant dénouer le transfert ? Cela aurait pu se manifester par exemple par le fait que j’avais souvent répondu à une demande qui était : « comment allez-vous ? », une collègue,  travaillant surtout avec des enfants, pensait qu’ils vérifiaient que l’analyste était en état de les écouter, alors peut-être ont-ils perçu mon désarroi à la tonalité de ma réponse et ont-ils pensé que je n’étais pas en état de les écouter ? De toutes façons, le réel de la mort, je pense qu’il n’est pas possible de ne pas l’ignorer. Cette double négation figure l’affirmation, bejahung, car si on ne peut se représenter ce réel, il n’est pas sans produire des effets sur chacun. Cela sur un mode singulier qui implique une dimension d’ignorance propre à chaque sujet, dont en particulier l’analyste. Cette ignorance développée par l’analyste ne peut pas ne pas se déployer dans le transfert. Et ceci d’autant plus que le transfert analytique repose sur l’ignorance constituée par l’analyste, avec toute l’équivoque du « par l’analyste ». Il ne m’est pas possible d’aller plus loin sur cette question, nous ne sommes pas encore dans l’après-coup de la pandémie.

Il y a une autre surprise lors de ces séances par téléphone. Un certain nombre de cures se sont trouvées plus fécondes pendant le temps du confinement puis ont repris leur cours habituel lorsque ces analysants sont revenus au cabinet. Je ne pense pas qu’il y ait une relation avec la contrainte du confinement et son lot de frustrations et de privations. Le confinement a été un temps où pour la plupart des sujets se sont multipliées les contacts téléphoniques ou en visio, le cabinet même virtuel de l’analyste ne pouvant alors être conçu comme le seul lieu de parole. Pour ceux qui se sont retrouvés dans une extrême solitude, je leur ai proposé des séances quotidiennes, parfois jusqu’à sept fois par semaine. Cette accélération de certaines cures me semble plutôt en rapport avec la modification du dispositif, et ceci de façon très similaire avec ce qu’il se passe quand on propose à un analysant de s’allonger. En Français, s’allonger signifie aussi parler. Au téléphone, un peu comme sur le divan, l’analysant n’est plus encombré par son corps, par le réel de son corps et cela laisse plus de liberté de parole. Du côté de l’analyste aussi, mais là avec la production  d’un effet contraire, qui me semble aussi être le cas avec la visio. Là, le corps de l’autre est absent en permanence sur le plan du corps réel avec la visio et le téléphone, et de l’image avec le téléphone. Alors, l’analyste est-il obligé d’être, consciemment, « plus concentré » sur le discours tenu, au risque d’être en contradiction avec la recommandation de l’attention dite « flottante[4] » ? Cela peut être une explication de la grande fatigue ressentie par chaque analyste à qui j’ai pu en parler à propos des téléconsultations. Ma dernière hypothèse sur la fatigue, et la fatigue de « tout le monde » actuellement en témoigne, est que la présence plus ou moins ignorée du réel de la mort fatigue, la passion de l’ignorance à l’oeuvre est un travail psychique et comme telle fatigue. Il y a aussi une fatigue liée aux effets du réel de la mort, ne serait-ce que par l’angoisse qui constitue la trace de cette présence du réel et dont la fatigue en est la conséquence la plus répandue. Finalement, dans ce contexte, il est très fatigant de maintenir en place le cadre analytique.

La confrontation au réel, dans ses effets de déréalisation fait voler en éclats tous nos repères (repaires aussi) symboliques et imaginaires. L’identité de perception devient impossible. Le réel ne permet aucun arrimage à un vécu subjectif et aussi parfois objectif. Cela ouvre un boulevard à l’angoisse. Nous connaissons tous l’importance de la ritualisation des séances pour son côté rassurant, permettant une identité de perception du lieu et des heures des rendez-vous. Chacun de nous a certainement de multiples anecdotes à ce propos. Comme ce patient qui dans sa voiture allongeait le siège et disait qu’il était sur le divan, ou celle-ci qui lorsque le téléphone sonnait, laissait ses enfants que j’entendais et avait besoin de quelques minutes pour aller s’allonger sur son lit et symbolisait par là un temps de préparation correspondant à celui de la salle d’attente. Je pense aussi à cet analysant qui à la fin de chaque séance mettait l’argent de la séance dans une boite pour symboliser le payement. Je pense également à un analysant qui allait dans un cimetière, pour le temps de ses séances, en disant: « ici, personne ne peut m’entendre, car s’il y avait quelqu’un je pourrais le voir », ignorant alors qu’il parlait à sa mère décédée. Cette anecdote permet de concevoir que ces changements parfois considérables dans le dispositif de la cure ont pu, la plupart du temps, être repris dans le transfert et interprétés. Mais, il me semble important de penser que ces cures se sont faites sous la pression de la présence du réel de la mort, ce que j’ai appelé: « la peste sous corona » ou « la peste au temps du corona ».

Il y a encore une question qui me travaille et se trouve en rapport avec le sujet de cette demi-journée. J’ai l’impression que beaucoup de mes patients ont poursuivi leurs cures comme si de rien n’était. La question de la situation se résumait à: « ca va bien » parfois accompagné de savoir si j’allais bien aussi. Il s’agissait d’éviter soigneusement toute référence « au monde extérieur ». Il y avait, et il y a toujours aujourd’hui, un clivage entre le lieu de la cure et le monde extérieur, ici le réel de la mort. Ce clivage, mécanisme du désaveu ou déni, n’est pas spécifique à la situation actuelle. En effet, nombreux sont les analysants ayant parfois fait des cures tout à fait approfondies dont une part importante de leur vie a été ignorée, n’a pas été abordée lors de leur cure. C’est dire que la passion de l’ignorance n’a pas été entamée pour certains domaines. Mais si, comme je le pense, la psychanalyse est bien la clinique du réel, ne pas aborder le réel dans une cure sous corona pose question. Bien sûr, le sujet cherche à ignorer le réel. Mais il ne peut pas ne pas être, pour le moins, dérangé par ce réel. Or, la fonction du psychanalyste consiste à accompagner le sujet sur le chemin permettant de s’arranger avec ce réel. Il y a bien entendu des analysants qui viennent déposer sur le divan ce dérangement, ne plus vouloir rien en savoir dès que la séance est terminée et conserver leur vie bien rangée. Je pense que c’est ce qu’il s’est passé pour ces analysants dont je parlais tout à l’heure, qui ont arrêté leur cure et m’ont téléphoné pour me demander de leur garder une place sur mon divan bien au chaud. Peut-être que leurs cures leur ont permis de renforcer suffisamment leur passion de l’ignorance ? Ainsi, la lumière de cette crise de réel amène à remettre en question la poursuite de ces cures dans le sens de savoir si elles ne sont pas désubjectivantes ? A travailler ! Et bien sûr au cas par cas. Un autre aspect de cette question de ces cures où rien n’est dit du réel est celui du transfert à l’œuvre. Comme je l’ai évoqué tout à l’heure, j’ai été pris en gros pendant la période du confinement et aussi au début de la levée de ce confinement dans un déni du réel de la mort. C’est certainement en rapport avec le fait que je n’ai pas été dérangé par le fait que ces patients n’en parlent pas. Cela me fait penser à une forme de complicité relationnelle qui est tout sauf analytique. Ainsi, actuellement, je travaille sur cette question de ce que je fais lorsque je laisse se dérouler des cures qui ronronnent. Entre autres questions, je me demande si cette forme de « complicité relationnelle » ne me permet pas de nourrir grassement ma passion de l’ignorance et de jouir d’une rente de situation.

 

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots sur la question de savoir si pendant la pandémie, ce qu’il s’est passé sur nos divans est de la psychanalyse ? Je pose la question ainsi, je ne doute pas de la réponse, mais au début du confinement certains analystes disaient que les téléséances n’étaient pas de la psychanalyse et qu’ils arrêtaient leurs consultations. Je pense, aujourd’hui, qu’ils ont eu tort, sauf à pouvoir anticiper les effets du réel de la mort sur eux-mêmes et savoir qu’ils ne seraient pas en état de travailler. Car justement, c’est de pouvoir faire avec le réel dont il s’agit dans la pratique analytique et refuser de travailler c’est se démettre de sa fonction de psychanalyste, là où on est dans l’inconfort. Si la pratique de la psychanalyse c’est conserver son confort, ce serait de réduire la peste à une grippette, comme ont pu le dire ceux frappés par un désaveu massif du réel de la pandémie. La pratique finalement étrange qu’est la psychanalyse, quand elle devient une routine est le fait de canailles, et ce n’est pas toujours le fait des autres. Je pense qu’une des plus grandes difficultés de cette praxis est justement d’avoir constamment son inconscient en travail et d’accepter d’être dérangés dans notre confort petit bourgeois, de prendre des risques, non pas nécessairement avec ses patients mais avec soi-même. Quel analyste peut prétendre toujours bien dormir après avoir fermé la porte de son cabinet ou du lieu où il travaille? J’ai voulu faire part de certaines des difficultés que j’ai rencontrées pendant le début de cette période inédite (elle est loin d’être terminée). Mais c’est tous les jours comme cela, au moins à minima. C’est aussi cela qui rend ce métier si passionnant, défendre le sujet c’est également lutter quotidiennement contre ses propres passions de l’ignorance et de ne pas céder sur son désir d’analyste. Cela n’est jamais donné une fois pour toute comme cela peut l’être par une nomination. Avant chaque séance de chaque cure, je ne suis pas sûr de pouvoir tenir cette position d’analyste, et après je ne suis pas non plus sûr de l’avoir suffisamment bien tenue, tout du moins c’est ce que j’aimerais bien penser! Cette irruption et éruption du réel nous met à l’épreuve, durement et nous amène à continuer à se laisser être étonnés.

 

Je remercie les coordonnants de m’avoir invité à faire ce travail qui m’a permis de faire un retour sur cette période si particulière, de confrontation au réel. Cela m’a amené à me poser des questions qui seraient peut-être restées silencieuses, ignorées.

Et je remercie aussi tous les collègues avec qui j’ai pu échanger et qui m’ont fait part de leur difficultés, butées et question

Philippe Woloszko

Par Zoom le 28 novembre 2020.

[1] Freud en arrivant aux Etats-Unis en 1909 disait à Jung et Ferenczi: ils ne savent pas qu’on leur apporte la peste.

[2] S.Freud. Abrégé de psychanalyse.O.C. T XX. P302.

[3] J. R. Freymann. Ephéméride. in site de la FEDEPSY.

[4]  Marcel Ritter. Ephéméride. Op. Cit.

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