Lucía Ibáñez Márquez "Désir et mortification au masculin"

Il y a quelques années dans une chambre d’hôpital, une voix suppliante et impérative m’exigeait:

Vous écrirez un jour quelque chose sur notre secret?
Notre secret ?
Oui, n’ayez pas l’air étonnée, il n’y a que vous qui le savez.
Et, que devrais-je écrire ?
Qu’un homme devient homme quand il ne bande plus

Je ne sais plus qui a souri le premier, nos visages, dessinant une joie étrange, nous avaient fait don de ce dernier regard. Notre échange s’est échoué là, comme un bateau sur le sable de l’énigme des derniers mots prononcés. Il me semblait que par mon silence j’avais consenti à garder le secret pour un jour peut être, je ne dirais pas le dévoiler, mais le découvrir, au moins un peu. Puisqu’au fond, que savais-je de ce secret contenu dans cette formule à l’allure de synthèse qui viendrait toucher un fond de vérité de tout un trajet d’analyse?

Le quotidien de la pratique de l’analyste est celle de l’analyse du transfert, mais elle n’a rien d’ordinaire et quand l’inouïe de la vie nous fait grâce et qu’on peut entendre la puissance de ce qui se trame et de ce qui se crée dans l’espace de l’entre-deux, alors on ne peut que l’aimer.

Le psychanalyste n’a rien à faire dans l’institution me répliquait récemment un collègue italien tout en exprimant son émotion pour l’invasion du comportementalisme dans son pays. Il est vrai que cette situation tourne mal, elle même désastreuse, mais quand la vie en donne l’occasion et qu’elle nous y amène, on se souvient que ces lieux institutionnels, désormais désertés des analystes, sont fréquentés par des hommes, des femmes et des enfants, des avatars de la vie qui crient, chacun à sa façon, leur subjectivité abimée.
D’où leur vient ce savoir sur la complexité de la souffrance qui ne les laisse pas se conformer à la bonne pilule et aux paroles thérapeutiques compassionnelles?
Ils feront Appel encore et encore à l’analyse jusqu’à obliger leurs psy à devenir analystes. Je conviens que mon espoir pour l’avenir de la psychanalyse reste fort optimiste.

Des lieux…

Je dois à une analysante de m’avoir sortie de mon cabinet en me demandant de me rendre à sa chambre d’hôpital qu’elle n’allait plus quitter, et que nous puissions poursuivre nos séances jusqu’au bout… Elle avait parlé de son chemin d’analyse à ses proches dont son oncologue. Depuis, d’autres sont venus, le corps atteint et la parole nouée. Pour eux, le temps a cessé d’être eternel…

Cette clinique du corps à l’âme brisée m’aura amenée dans un autre lieu, médical cette fois-ci où se rendent des patients d’oncologie urologique. Là, je rencontre des hommes à la voix troublée souvent surpris de se trouver, malgré la pudeur, pris par l’impérieuse nécessité de parler à quelqu’un. Ils traînent leur corps, à moins que ça ne soit le corps qui les traîne. Certains sont plutôt jeunes… Mais, qu’importe l’âge ? Le temps est devenu intemporel, le vieux se voit en petit enfant et le jeune a étrangement vieilli.

La maladie? Personne n’en veut. Elle ne touche que les biens portants, un jour tout va bien, et le lendemain c’est la nuit, la bascule dans un autre monde, le médical et ses institutions bien sûr, mais aussi dans cet autre monde de l’ailleurs intime où se cimente la signifiance subjective du corps et de l’âme pulsionnelle.
Ce qui est touché c’est l’organisme du corps dans sa réalité structurée des organes et de chair. Mais on sait bien que ce corps ne vit que par la grâce de la langue tout en préservant ce qui l’a précédée et qui reste inscrit à jamais dans sa mémoire vivante.

Le corps est un étranger

Personne ne semble sortir indemne de l’atteinte qui marque le corps.
La première perte, mais d’autres vont suivre, est celle de l’insouciance du corps, de la légèreté que procurait le fait de pouvoir l’ignorer. Tant que le corps restait silencieux, il suivait tant bien que mal le désir, les projets, la vie. Tout d’un coup, c’est lui le Maître et la vie tournera autour de lui, à sa guise. Le corps devient étranger, on le craint, on le rejette, on lui en veut.

Le miroir qui projetait l’image quelque peu idéalisée se brise et l’on peine à se reconnaître dans celui qui panique et qui fait trembler l’être du corps en entier. Le moi-je désorganisé menace de tomber en miettes.
Des fissures font des brèches, ça pulse, il faut trouver une adresse, un lieu fiable pour poser le corps et tenter de le retrouver.

L’homme est touché, pas n’importe où, mais au cœur de sa génitalité, lieu symbolique et signifiant de sa virilité. Il faudra faire un choix : l’ablation ou le traitement chimique qui sauve, tout en maintenant vif le risque d’invasion de la maladie. Dans les deux cas, des séquelles, dont le spectre majeur est l’impuissance, forment partie du lot peut être inévitable. Quel choix alors ? La castration chimique temporaire, ou alors la castration définitive? Cela ressemble bien au choix mortifère imposé par la double contrainte (double bind) : « les couilles ou la mort ? »

De vie et de mort…

La traversée de l’épreuve semble lointaine et pourtant chacun fera de son mieux pour se frayer un chemin dans l’analyse avec puissance et presque sans hésitation. Le temps des préliminaires et du semblant semble obsolète, la parole vive lâche les mots avec férocité. La rage, la culpabilité, la honte rongent le corps et celui qui l’anime jusqu’à la moelle. Le corps devient énigme. C’est une question de vie et de mort, du corps? De la jouissance charnelle? De ce qui fait de l’homme un homme ?
Le risque majeur reste celui de mourir sans vie.

Après l’ablation « je serai un homme moins quelque chose » dit le protagoniste du roman de Tahar Ben Jelloun(1) , il deviendra un homme châtré à qui on aura enlevé la prostate, mais juste ça, rien d’autre, il y aurait de quoi se rassurer. Pourtant le moins quelque chose à perdre par la chartration (pour la différencier de la castration) va bien au-delà de la perte de l’organe et de ça, chaque analysant en fera sa boussole dans son trajet.

Du divan, une voix interpelle la pensée:

« Saviez vous qu’à notre époque moderne il y a encore des eunuques ? Certes ils ne sont pas puissants et désirés par leur statut comme au temps des émirs. Mais la question se pose de savoir si l’eunuque d’aujourd’hui est un homme mort ou vivant au milieu du harem »

Je ne saurai mieux formuler sa question et la réponse qu’elle contient, d’autant que sa formulation éclaire d’un sens nouveau le mot harem. Ce lieu réservé aux femmes et concubines du Seigneur était le lieu interdit aux hommes. Sauf pour l’eunuque, gardien du harem considéré, puisque châtré, sans possibilité de coït et absent du désir sexuel.
Mais Voltaire aura pointé l’imposture, là où le désir se cache. « Le kisler-aga, l’eunuque parfait, à qui on avait tout coupé et qui avait -pourtant- un sérail à Constantinople : on lui avait laissé ses yeux et ses mains, et la nature n’a point perdu ses droits dans son cœur.»(2)

Le désir et la jouissance se passent de la perte de l’organe, bien que cela ne soit toujours possible. L’eunuque désirant fait figure ici, malgré la meurtrification du corps, de l’insistance du désir vers l’Autre représenté ici par le féminin.
Il se dégage alors du sens classique donné au Harem en tant que lieu associé au plaisir sexuel, celui d’être un lieu représentatif du désir tout court, celui qui insuffle de la vitalité et de l’ardeur à l’existence.
Sans la quête du désir subjectif, il n’y aurait pas de psychanalyse.

Du Secret

« Faites de moi un homme », avec ces m
ots et devant cette femme inconnue qui l’écoutait, il s’était engagé à ne plus se dérober à lui-même. Ce n’était pas la première fois d’ailleurs qu’il adressait une telle demande à une femme. Très vite, une scène de jeunesse est venue le retrouver, l’image désespérante de son pénis inerte devant la femme qu’il désirait. Fais-moi un homme lui avait-il dit, comme si elle seule avait eu la formule, le pouvoir de réveiller le mort.

« Bander » n’avait pas été du plus simple et cela dès le début, mais ça avait marché tant bien que mal. D’ailleurs durant toute sa vie il avait fallu qu’il marche droit comme un garçon, comme un « homme qui en a » et qui séduit justement pour ça. Il ne fallait surtout pas s’arrêter à des petitesses sur lesquelles bien souvent s’arrêtent les femmes. Il était plutôt fier de ce que la vie lui avait accordé, épouse, maîtresse, enfant. Mais qu’espérait-il de plus de cette vie? Il se sentait si coupable. Il aurait souhaité qu’elle ne touche pas à son corps, là, dans cet endroit où il avait mis bien souvent ses illusions et son espoir.

Le viril est fragile disait-il, « si on n’en a pas, on ne peut pas vous la couper. Et si on n’existe pas, on ne risque rien »
Tel était l’enjeu, risquer la vie dans un corps châtré ou bien se laisser mourir. Le premier semblait plus difficile.

Il était impératif d’essayer de retrouver un peu d’insouciance, tout semblait si lourd et écrasant, surtout ce corps qui lui tombait dessus. Mais s’il y a quelque chose qui ne peut pas
se commander, c’est la vitalité qui enveloppe le désir. Il n’est pas possible de se dire : allez, réveilles toi et désire. Ça vient d’ailleurs, du lieu du manque primaire où se renouvèle l’invocation qui pulse et vibre vers l’Autre.
L’erotika pulsionnelle participe à la constitution même du transfert. Erotika avec k, pour le différencier du mot érotique, et l’investir de tout son sens de la puissance libidinale du verbe incarné qui s’adresse au lieu du transfert.

Son chemin d’analyse, l’homme du Secret l’a façonné avec rigueur et sans fausse complaisance ni pour lui ni pour moi.
Son corps n’avait pas cessé de nous surprendre. Il ne s’était pas senti aussi fort et puissant que pendant la castration chimique. Le Grand chef se serait peut être trompé en lui prescrivant une formule à l’envers? Toujours est-il que l’érection de la vieille, surnom qu’il avait donné à son pénis, était à fond, bien mieux qu’à l’époque méprisable du doute adolescent. C’était la débauche, il fallait en profiter tant qu’il était possible.
Cela a tenu ainsi jusqu’à l’ablation.

La vie le confrontait étrangement à lui-même. L’ablation était devenue dans sa bouche la mutilation de son essence masculine. Elle l’avait non seulement castré, mais dépouillé de tous ses repères de macho sympathique.

Il lui a fallu déplier jusqu’au moindre recoin les représentations associées à sa masculinité tant chérie avec laquelle il avait fini par se confondre. « Faire son deuil de l’essence du mâle…(3) » , non pas parce qu’il y en aurait une, mais bien plutôt parce que plusieurs signifiances lui donnaient à percevoir au moins un peu de son odeur.

Il fallait tuer le masculin, l’enterrer, l’exiler et peut être alors, lui survivre.

Pourrait-il oublier son corps d’avant ? Parviendrait-il à effacer la sensation de semence coulant tout au long de son pénis? Comment soutenir dans cet état méprisable le regard d’une femme ?
Il était au fond de lui, dévitalisé… « Pression et dépression. La sève monte et se retire (comme la mer afflue puis reflue)(4). Il sortait juste pour se rendre à sa séance et nous parler. Ce nous, était le lieu d’adresse, le tiers intemporel qui se conjugue toujours au présent dans le vif du transfert. Là, des figures diverses et plusieurs corps se sont invités. Une fois, la voix d’une petite fille s’est fait entendre, elle parlait à sa mère qui traînait un corps soigné mais squelettique. Avant que la petite voix ne jaillisse du divan, il ignorait qu’il ait pu désirer être une petite fille qui, elle, aurait pu donner à sa mère le désir de manger et de vivre.

Mais sa mère lui avait parlé comme un garçon et cela lui avait plu. Et son sexe et son pénis, lui plaisaient bien aussi. Et les femmes? Il les désirait toujours, plus que jamais. Son corps d’avant allait bien avec tout ça; et maintenant qu’il avait un autre corps, celui qu’on avait coupé, qui deviendrait-il ?

Il se surprenait à ne pas souhaiter mourir. Le spectre de la mort nous offre l’étincelle du désir désespéré.

Il ne voulait pas non plus être l’ombre de celui qu’il avait été. C’était impossible, une ombre n’existe pas. Peut être pourrait-il devenir un autre, sorte d’avatar métamorphosé à partir de son essence vitale. Pourquoi ne pas devenir l’homme qu’il n’avait pas été jusqu’à là, cela pourrait-il arriver tout simplement? Et que faire de ce corps étranger? L’adopter? Pourrait-il alors l’aimer?

L’homme du Secret avait trouvé son souffle vital qui ne dépendait pas de sa puissance virile. Il est mort en se reconnaissant en homme incomplet, comme tout homme parmi les hommes qui meurent. C’est à dire, réconcilié avec la castration fondatrice de se savoir manquant et mortel parmi les mortels.
Le secret du secret serait, qu’il est mort vivant.

Et l’analyste, que fait-elle du Secret?

Tout d’abord il reste préservé dans la mémoire de ce qui s’oublie et qu’on retrouve quand ça résonne. En cela, la clinique dont on parle est une fiction qui se fait et se refait quand on la pense et encore plus quand on l’écrit.
Puis, parfois dans la solitude de l’après séance je parle à mon corps et lui demande, qu’est ce que tu as encore pris aujourd’hui?
Je peux rajouter que j’y pense.

Les secrets perlaborés au fil de séances par ces hommes qui me parlent du lieu de leur atteinte, me font penser que la jouissance phallique qu’on accorde à l’homme du pénis reste un tant cantonné, en théorie, au bien vouloir de l’érection et sa petite mort. Hors, il demeure un continent aussi grand que celui que Freud aura qualifié de noir. Sa topographie est riche en couleurs et en nuances. Et seule chaque voix, accrochée à la langue, donne à entendre le teint unique de sa création et de son mystère.

Quant à la tentative d’appréhender ce qui serait le masculin versus le féminin, là encore, la clinique psychanalytique nous prévient sur l’impossibilité de trancher. Quignard trouve une belle manière de le dire : « Un et une. Distincts mais même pas opposés. L’identification ne désigne que ceci : un « pas tout à fait l’un » ni « pas tout à fait l’autre…ce sexus est un : un « un » qui n’est jamais le même sur chacun. »(5)

Par ailleurs il me semble important de rappeler la place du social en tant que miroir du collectif devant lequel les hommes et les femmes se mesurent. Les pratiques sexuelles d’aujourd’hui surinvestissent les organes sexuels et les traitent comme pièces détachées, d’ailleurs le commerce des objets et des joujoux substituts se porte plutôt bien. Il me semble que cela participe d’une sorte de fascination pour le pénis comme pour le vagin et les seins.
Et alors lorsque le cancer, maladie de notre époque, impose la mutilation des organes sexuels, la construction identitaire, au fond toujours vulnérable, menace d’effondrement.

Je finis cet écrit avec les plus belles lignes trouvées évoquant le chemin symbolique de la castration, trajet noué à celui de l’énigme de la jouissance et à sa vitalité au delà de la différence des sexes et du réel du corps.

« …je me suis assis sur le bord du lit, j’ai fixé les dessins v
aguement érotiques d’un tapis persan, et je lui ai adressé la parole, comme si ma libido était un personnage vivant, un partenaire essentiel. Je lui ai fait part de ma décision : je ne suis plus capable de te donner quoi que ce soit. Désolé, la mécanique est définitivement en panne. Je suis devenu un être incomplet. Mon cerveau n’est pas en cause, il fait ce qu’il peut. C’est le reste qui ne suit pas. C’est comme dans ces cauchemars où l’on crie mais aucun son ne sort de la gorge. Alors, chère libido, si tu veux bien, on se quitte, je t’oublie.» (6)

Notes:

1-« L’ablation », Folio, p27
2- Dictionnaire philosophique, in « Joseph », folio classique, 1994
3- J. Lacan, Radiophonie in Autres Ecrits, p.438
4- Pascal Quignard, Vie Sécrète, Gallimard, p. 169
5-Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, p 197 

Lucía Ibáñez Márquez

Congrès d’Analyse Freudienne : « Avatars du sexuel », le 10/10/2015 à Paris.

 

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