Grenoble Marie-Claude Baïetto "Sur la répétition"

On peut avoir l’impression que la notion de répétition est transparente, banale, aisée à saisir. On pense à des faits ordinaires, comme les échecs répétés que ce soit dans les relations amoureuses, les relations de travail … On pense encore au texte de Freud : « Ceux qui échouent devant le succès »1.

Ce qui ne peut être remémoré fait retour dans la vie du sujet à son insu, par ce qui s’y répète. Or ce qui se répète, on le sait, c’est le signifiant, qui insiste chez un sujet, mais qui lui reste ignoré, d’où les manifestations symptomatiques qui le conduisent à l’analyse.

Cependant, puisque le signifiant n’est pas identique à lui-même, y a-t-il vraiment répétition du même ? On sait pourtant que non. Enfin pourquoi le sujet répète-t-il, si ce n’est pour satisfaire à la jouissance ?

Mais il y a aussi une répétition, on peut la dire commune, banale, de par la chaîne signifiante qui ne cesse de se manifester pour tout un chacun, pour tout parlêtre. Qu’est-ce que le caractère, si ce n’est une répétition ? Voilà ce qui pouvait se dire en quelque sorte spontanément sur la répétition. J’ai souhaité cependant approfondir cette question et mieux en cerner peut-être quelques points de butée rencontrés.

 

LA REPETITION CHEZ FREUD

Dans un premier texte, « Remémoration, répétition, élaboration », de 1914, Freud pose que « l’analysé répète au lieu de se souvenir »2. « Le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et il ne fait que le traduire en actes ».

Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition ».

Freud ensuite parle d’automatisme de répétition qu’il sera possible de stopper par le maniement du transfert pour le transformer en raison de se souvenir3.

En 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud ira plus loin dans l’approche de la répétition. Après avoir envisagé les rêves post-traumatiques, il s’appuie sur le jeu de son petit-fils, le fameux jeu à la bobine, pour questionner : « comment … concilier avec le principe de plaisir le fait que (l’enfant) répète comme jeu cette expérience pénible ? »4. Il s’agit du départ de sa mère, mère en quelque sorte qu’il fait partir au loin par l’intermédiaire de la bobine quand il la lance.

Freud note à propos du théâtre, qu’avec les tragédies que le spectateur vient chercher à revivre en imagination, les impressions les plus douloureuses mènent celui-ci « à un haut degré de jouissance »5.

Cette « compulsion de répétition » (autre appellation) relève du refoulé inconscient. Or, par « cet éternel retour du même » aucune possibilité réelle de plaisir n’est apportée, ce qui le place alors au-dessus du principe de plaisir 6.

Et Freud de « rapporter à cette compulsion les rêves de la névrose d’accident et l’impulsion à jouer chez l’enfant »7 . Enfin, cette compulsion lui apparaît « plus originaire, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle met à l’écart ».

La « com-pulsion » de répétition découvre bien un caractère général des pulsions, à savoir que cette poussée du vivant qu’est la pulsion tend au rétablissement d’un état antérieur. Cela concerne autant les pulsions de vie que ce que Freud va appeler les pulsions de mort8 . Les pulsions sont donc de nature conservatrice9.

Le névrosé voudrait bien supprimer le passé, et il tend par la répétition, mais, sous une autre forme, à annuler ce qui n’est pas conforme à son désir, donc l’expérience traumatique.

Il refoule, en quelque sorte de façon motrice, nous dit Freud dans « Inhibition, symptôme et angoisse »10 et la compulsion de répétition fixe la pulsion 11 qui lui obéit. La compulsion de répétition, qui va donc au-delà du principe de plaisir, présente comme un caractère démoniaque, Freud parlera de névrose de destinée. On la retrouve liée à un besoin de punition inconscient dû à un sentiment de culpabilité puissant12.

A ce propos, Freud va citer13 l’exemple d’une femme d’un certain âge, célibataire, qui par l’analyse avait surmonté des symptômes qui l’empêchaient de vivre normalement.

Recouvrant la santé, elle entreprit de « développer ses talents, qui n’étaient pas minces ». Mais chaque fois cela se terminait par l’échec, en effet son âge avancé lui interdisait le vrai succès. Disons aussi que c’était il y a un siècle !

Il lui arriva alors toutes sortes d’accidents qui entravaient ses activités, ce qui ne manqua pas d’être remarqué par son entourage. Elle abandonna alors les accidents répétés pour de petites maladies, jusqu’à ce qu’elle se résigne et laisse tomber tous ces ennuis.

On peut s’interroger sur « elle se résigne ». De quoi s’agit-il, pour que la répétition cesse ? Qu’est devenue la jouissance de ce sujet ? Nous n’avons pas plus de renseignements de la part de Freud sur ce cas où la répétition domine.

 

LA REPETITION CHEZ LACAN

Lacan a fait de la répétition l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dans le Séminaire, livre XI, de 1964. Pour lui, elle est le point de départ de la découverte freudienne14. Et comme souvent à propos d’un concept freudien, il élargit la question pour la porter au niveau de la structure du sujet. Il la reprend en cernant la répétition, du côté du signifiant, de l’objet a en particulier, du trait unaire, du trauma, et enfin du réel.

L’approche qu’il en a dès le Séminaire, Livre II, centre la répétition d’une part comme insistance de l’inconscient15, où une certaine parole s’obstine, d’autre part comme répétition de l’objet. Cependant, comme ce n’est jamais le même objet que le sujet rencontre d’une substitution à l’autre, en conséquence « la fonction de la répétition structure ce monde des objets »16 pour un sujet donné. Cet objet renvoie à l’objet perdu de Freud, ou à l’objet retrouvé, qui n’est donc pas le même, ni le bon, ce qui confère à la répétition quelque chose d’impossible17.

Notons ici que Lacan nomme l’automatisme de répétition, d’une manière qui lui semble plus juste, il l’appelle l’insistance répétitive, ou insistance significative18.

Ce que rencontre la répétition, c’est aussi le signifiant, dans la mesure où s’actualise, par exemple dans l’échec, le signifiant absent qu’est devenu ce comportement19 .

Toujours dans le Séminaire sur L’identification, Lacan commente que la répétition, c’est comme un cycle avec retour au point de départ20, là où quelque chose s’est produit à l’origine, qui a pris la forme de a, Lacan parle alors de trauma ; la répétition, donc, pour que surgisse, quoi ? a. Ce comportement particulier, nous dit-il, il est numéroté, mais le sujet en a comme perdu le numéro. Et chaque fois, c’est comme si c’était la première fois. Répétition d’une rencontre avortée en quelque sorte, rencontre donc avec l’objet manquant qui n’est jamais le bon.

A ce propos, Lacan vise donc le trait unaire, la répétition est alors celle du trait unaire21. Car à se répéter, on le sait, le même s’avère différent. Le trait unaire est alors support de la différence, ou encore comme l’est le signifiant qui le représente.

Ce qui se répète aussi, c’est la demande du sujet, parce que toujours déçue. Elle se répète de façon métonymique, et si on se souvient, toujours dans le même Séminaire, du tore avec les cercles répétés de la demande, cela ménage un cercle vide qui a à voir avec le désir, ou plu
tôt son objet toujours raté.

Est bien en jeu alors la chaîne signifiante, par quoi le sujet interroge le lieu de l’Autre22. En effet, questionne Lacan dans le Séminaire sur l’Angoisse, « la fonction de la répétition est-elle seulement automatique, et liée au retour de la batterie de signifiant ? ». Il y a une autre dimension, répond-il, « c’est celle qui donne le sens de l’interrogation portée par le lieu de l’Autre ».

C’est dans le séminaire, Livre XI, (Les quatre concepts … 1964), que Lacan considère la répétition comme l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Or, elle est masquée dans l’analyse parce qu’on l’identifie au transfert23, son approche par Freud étant corrélative de ses recherches sur le transfert24. L’analyste peut être trompé par ce qui se répète comme par hasard pour le sujet, par exemple de n’avoir pu venir à sa séance. Et Lacan de remarquer que la répétition s’est manifestée dans les recherches de Freud sous la forme du trauma qui revient dans le rêve.

La psychanalyse nous a découvert qu’il y a une rencontre toujours manquée avec le réel (la tuché). Ce réel est au-delà du retour (automaton) de ce qui est commandé par le principe de plaisir. Il est derrière le fantasme, qui n’en est donc que l’écran. Le rêve « Père, ne vois-tu pas que je brûle » atteste qu’il y a bien par exemple dans l’inconscient, au niveau des processus primaires, absence de représentation de la mort. Le rêve ou le fantasme « enrobent » le réel.

Le jeu du Fort-Da du petit-fils de Freud dans sa répétition du lancer de la bobine retenue par un fil, avec émission de ces syllabes, marque le détachement d’une partie de lui-même par le petit sujet, comme une « automutilation » pour que le signifiant commence à s’établir.

En 1966, dans « La logique du fantasme », Lacan reprend la question de la répétition sous l’angle de la fonction de la marque. Ainsi à se redoubler, la marque efface la marque première25. Il y a là un « manque radical » qui découle du fait même de compter. Ce qui éclaire ce que Lacan disait plus haut sur la numérotation. Et de faire écho avec la lettre, c’est parce qu’une lettre manque que les autres fonctionnent.

Si Freud fait de la contrainte de répétition quelque chose de forcé qui ne répond pas au principe de plaisir, c’est qu’il y a un au-delà, avec la pulsion de mort qu’il avait alors introduite26. Lacan reprend le trait unaire à ce propos, ou encore le signifiant. Et il souligne à nouveau qu’il y a quelque chose de perdu du fait de la répétition, la situation répétée n’est pas la situation première, elle est perdue comme situation d’origine.

Retrouver est impossible. C’est la thèse freudienne de l’objet perdu. Lacan voit un lien avec le refoulement originaire dans cette situation perdue. De la sorte la répétition forme une « loi constituante du sujet ».

Un repérage, un comptage sont poursuivis afin de retrouver la marque du trait unaire parce que cette marque renvoie à une survenue de jouissance qu’il s’agit aussi de retrouver27. Mais la répétition indique qu’elle est perdue28.

Le signifiant absent évoque la rencontre d’un réel qu’aucun symbolique ne pourra supprimer. La chaîne signifiante dans sa répétition ne peut qu’en approcher le bord. C’est cela le trauma évoqué plus haut. La répétition en est une reprise toujours ratée de la rencontre impossible avec le réel.

On peut rappeler la définition du réel, c’est ce qui revient toujours à la même plac (La troisième). C’est aussi ce qui ne va pas, ce qui se met en travers, ce qui ne cesse pas de se répéter pour par exemple, entraver la marche du discours du maître, à savoir ce qui ferait que les choses devraient aller au même pas pour tout le monde. Le réel ne se rencontre pas en pensant29.

Lacan va donc attribuer à la répétition un rôle fondamental dans l’approche du sujet. Le sujet ne s’instaure que dans l’intervalle entre deux signifiants, avec une perte d’où apparaît l’objet a. Et cela se répète30..

L’insistance du signifiant pour se représenter dans le signifié est la répétition même ( Ecrits, 1959, 557), et le ratage de cela qui indique la place du réel ne cesse de se répéter.

Un exemple cité par Gorona Bulat-Manenti dans son livre : « Comment fonctionne une cure analytique » est celui de l’héroïne de « Belle de jour », c’est un film de Bunuel avec Catherine Deneuve, repris en fait d’un livre de Joseph Kessel du même nom.

L’héroïne est une femme riche, distinguée, qui va se prostituer l’après-midi dans une maison close sans raison apparente. Kessel indique un fait oublié de la petite enfance. Un ouvrier qui travaillait dans la maison avait abusé d’elle. Il l’avait allongée sur le sol et laissée là. La gouvernante crut qu’elle avait glissé, elle aussi le crut.

Ce qu’elle répète dans la maison close renvoie à ce moment de jouissance et le commémore. Un réel a surgi. La répétition plus tard tente de le cerner, mais le trou dans le symbolique subsiste, il y a échec du passage au signifiant.

Le réel, tel que le conçoit Lacan, en particulier avec le nœud borroméen où se lient les trois instances RSI, comment aller à sa rencontre dans la cure ? Y a-t-il ainsi moyen de sortir de la seule interprétation autour de l’équivocité du signifiant qui peut être sans fin, pour tenter une coupure qui rencontre quelque chose de l’inconscient réel ? Cet inconscient donc qui fait trou dans le symbolique. Rappelons en effet que Lacan invite à distinguer un inconscient structuré comme un langage et un inconscient que l’on peut appeler réel, celui de la lalangue (en un seul mot), un inconscient littéral, celui d’un corps qui a rencontré une certaine jouissance.

Il y a chez l’infans des traces, incohérentes, celles des pulsions, qui n’émergent pas dans l’univers langagier, mais qui sont faites de lettres. C’est cette jouissance qui tente de faire retour dans la répétition. Prenons le cas cité ci-dessus. On peut dire que l’agir répété de la Belle-de-jour signe l’arrêt du symbolique et de l’imaginaire. Pas de refoulement non plus.

Alors comment mettre une butée à l’équivocité, et comment atteindre l’instance de la lettre ? Car le problème peut être posé dans l’autre sens de savoir comment les traces lettrées peuvent passer au signifiant. A partir du nœud borroméen qui relie RSI, y a-t-il un accès possible au Réel ? Peut-être, mais les modalités en seraient éminemment singulières du fait que la lalangue de chacun l’est, singulière.

 

Marie-Claude Baïetto

Notes:

1 Freud, 1916-1917, « Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse », dans Essais de psychanalyse appliquée, Idées, Gallimard, 1971, p.112-133.

 

2 Freud, 1914, « Remémoration, répétition, élaboration », dans La technique psychanalytique, P.U.F., 1972, p.110.

3 Idem, p.108, 109, 113.

4 Freud, 1920, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p.53.

5 Idem, p.55.

6 Idem. p. 59, 60, 62, 63.

7 Idem. p. 63.

8 Idem. p. 80, 85, 93.

9 Freud, 1932, Angoisse et vie pulsionnelle, dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, p.144.

 

10 Freud, 1926, « Inhibition, symptôme et angoisse », PUF, 1973, p.42.

 

11 Idem. p.81.

12 Idem. p. 144, 147, 148.

13 Freud, op.cit. Angoisse et vie pulsionnelle, p.146.

14 Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, séance du 1/2/1967, inédit.

15 Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud …, 15/12/1954, Seuil, 1978, p. 79.

16 Idem, p.125.

17 Cf. Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 21/11/1956, Seuil, 1994, p. 15.

18 Lacan, Le séminaire, Livre II, op.cit., 12/5/55, p. 241.

19 Lacan, Le séminaire, Livre IX, L’identification, 15/12/1961, inédit.

 

20 Idem.

21 Idem, 15/12/1961.

 

22 Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, 22/5/1963, Seuil, 2004, p.290.

23 Lacan, Le séminaire, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, 5/2/64, p.54.

24 Idem, 29/1/64, p.14.

25 Lacan, op.cit. séance du 16/11/1966.

26 Lacan, op.cit. séance du 15/2/67.

27 Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 11/2/1970, Seuil, 1991, p.89.

28 Lacan, op.cit. 14/1/1970.

 

29 Lacan op.cit. séance du 5/2/1964.

30 Lacan, Le séminaire, Livre XV, L’acte psychanalytique,13/3/68, inédit.

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