Philippe Wolosko "Le sexe ne se refuse pas dans un tel cadre"

Les passages à l’acte du psychanalyste.
Des passages à l’acte, on en fait tout le temps. Cette phrase énoncée cette année lors d’un séminaire d’Analyse Freudienne m’a amené à y réfléchir et à m’interroger au quotidien dans ma pratique. Je pourrais passer tout le temps imparti à cet exposé à en faire le catalogue. Cela va de toutes les formes de complicité imaginaire comme le non-payement d’une séance, de répondre à certaines questions, de comprendre, d’une connivence en rapport à un élément extérieur à la cure, et, ainsi, à certaines petites jouissances que l’on s’accorde. Qui peut prétendre n’y avoir jamais cédé ! Ce n’est pas plus facile de dire non à un analysant qu’à son enfant, bien que les questions en jeu soient différentes.

L’ascèse de la conduite d’une cure est très difficile à soutenir, en particulier dans la durée, ou quand une cure se passe bien. Il ne s’agit pas, ici, de formations de l’inconscient de l’analyste, mais de moments où notre attention se relâche un peu. Dans ce que je nomme maintenant ces petits passages à l’acte, il n’y a pas de rupture du cadre, mais des accrocs à la règle d’abstinence.
En préparant ce travail, j’ai été surpris de constater, combien ces « accrocs » se révèlent nombreux dans une journée. Après tout, un analyste est aussi un être humain avec ses émotions, sa fatigue, l’ennui de certaines séances, une certaine routine1. Enfin, il est bien difficile de ne pas avoir ces petites jouissances pas si innocentes ! La plupart du temps, on se reprend, on s’interroge sur le transfert en question dans cette cure, et surtout si ce « petit passage à l’acte » risque de remettre en question cette cure ou si les limites du cadre ont été franchies.
Ceci vient poser une première question: à savoir y a-t-il des « petits passages à l’acte » qui ne seraient pas trop graves et d’autres qui le seraient? Evidemment, un analyste qui se permet une relation sexuelle avec un ou une patient(e), commet un acte grave. Je m’associe à ce qu’a avancé Serge Sabinus2, qui donne une stricte équivalence entre un inceste et un passage à l’acte sexuel de l’analyste. Je rajoute deux raisons à cette équivalence. La première en tant que transgression de la Loi, en ce qu’elle représente de fondamental. La seconde en tant qu’il s’agit de jouir du corps de l’enfant ou de l’analysant(e). Si, comme l’affirme Lacan : « L’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la
1 J. Lacan. L’éthique de la psychanalyse. VII. Version Valas. P149. : «Ils (les dix commandements) sont, en quelque sorte, si l’on peut dire, la loi et la dimension de nos actions en tant que proprement humaines. Nous passons notre temps, en d’autres termes, à violer les dix commandements, et c’est bien pour cela, dirai-je, qu’une société est possible ».
2Serge Sabinus in :” Le passage à l’acte sexuel de l’analyste en transfert » Intervention au séminaire en mai 2015. Texte consultable sur la site d’Analyse freudienne.
1
parole 3», ce passage à l’acte sexuel vient « effacer, abolir la parole4 » de l’analysant(e), de façon définitive pour cette cure. C’est ce qui est au principe de toute désubjectivation.
Quant à ce que j’ai appelé « petits passages à l’acte », ils ne se révèleront dommageables à la cure et au patient que bien plus tard. Parfois, on arrive à le repérer comme tel. Il sera de toute façon difficile d’en évaluer les conséquences. Comment déterminer un seuil de gravité? Cela peut se faire, comme je l’ai déjà avancé, par rapport à un acte qui viendrait compromettre la cure, où le sujet vient prendre la place de l’objet dans le fantasme agi du psychanalyste. Mais, pour ces « petits passages à l’acte » cela ne pourra se savoir parfois que dans l’après-coup. Ou alors, par rapport à une norme, ce qui ne peut être qu’une norme sociale. Par exemple, ce qui se pratique dans une institution analytique est déterminé par le discours tenu au sein de celle-ci. C’est tout l’interêt d’en parler dans ce cadre. Néanmoins, la référence majeure est celle de sa propre cure; ce qui renvoie à une question posée lors du séminaire de cette année : si un analysant devenu analyste passe à un acte sexuel avec l’une de ses patientes, l’analyste de cet analysant devenu analyste, est-il passé, quant à lui, à côté d’une question essentielle? On peut également poser la question dans le cadre du discours analytique, qu’est-ce qui fait que l’on franchit le pas, qu’on va au-delà d’une limite, d’une loi, d’une règle? (Ceci hors du cadre de la perversion). C’est-à- dire poser la question du rapport du sujet et de la Loi; ce qui est aussi la question du rapport d’un analyste avec son désir d’analyste.
Je me suis posé cette question, dans un premier temps, très simplement comme si un analyste pouvait savoir ce qu’il fait, ce qui amène à celle de la Ichspaltung, du clivage du moi dans le processus de défense 5. L’analyste ne sait ce qu’il fait que dans l’après-coup, mais comment fait-il de ce qu’il peut savoir? Alors, nous avons trois possibilités :
1 Il ne sait pas ce qu’il a fait;
2 Il ne le sait pas mais quand même;
3 Il le sait et le fait plus ou moins en pleine conscience.
-1: Il ne le sait pas. Alors, ce serait une affaire de refoulement, de non- analysé chez l’analyste. Par exemple, une parole que le psychanalyste n’entend pas. Mais pour un passage à l’acte sexuel, peut-on évoquer la question d’un refoulement? Je ne le pense pas, pas plus que de penser que la loi de la prohibition de l’inceste puisse être refoulée, comme un signifiant. Ce n’est donc pas la question de l’ignorance qui nous fera avancer.
3 J Lacan. L’éthique de la psychanalyse. VII. Version Valas. P148.
4 Ibid.
5 Sigmund Freud. Le clivage du moi dans le processus de défense. (1938) in Résultats, idées, problèmes. P.U.F. Paris, 1985.

-2: Il ne le sait pas mais quand même. C’est dire qu’il le sait, mais il fait comme s’il ne le savait pas. Comme la formule que j’ai avancée évoque une touche perverse, je dirais que là, la jouissance prend le pas sur le désir d’analyste. Ceci dans le sens du dire de Lacan: ” la loi et le désir, c’est la même chose6». Ceci est à lire ainsi, comme Lacan le précise: « Qu’est-ce que tout le mythe de l’Œdipe veut dire, sinon que le désir du père c’est cela qui a fait la loi7 ». Par analogie, j’avance que dans la cure, c’est le désir de l’analyste qui fait la loi, et donc le cadre analytique est déterminé, défini par le désir d’analyste. C’est cela qui vient dans l’après-coup donner un contenu à mon titre.
Cette prééminence de la jouissance sur la loi et donc le désir, indique que ce désir n’est pas suffisamment fort, et mon hypothèse (j’y reviendrai plus tard) consiste en ce que cette loi ne s’est pas suffisamment inscrite chez un sujet. Je pense par exemple à ce fait clinique où un inceste n’arrive jamais comme un événement isolé, il vient dans un contexte qui traverse plusieurs générations.
Du côté du psychanalyste, de nombreuses complicités imaginaires dans le transfert sont à l’œuvre dans tous ces « petits passages » à l’acte que j’évoquais plus tôt. On cède sur son désir d’analyste, on “oublie” la règle d’abstinence, on outre-passe la loi.
Il me semble intéressant d’introduire, ici, ce texte de Freud sur la Ichspaltung (clivage du moi). C’est un petit texte souvent méconnu, écrit en 1938, que Freud n’a pas achevé, mais qui me semble fondamental, en particulier concernant la question du déni. Il écrit: « Il (le moi de l’enfant) doit maintenant se décider: ou bien reconnaître le danger réel, s’y plier et renoncer à la satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité, se faire c
roire qu’il n’y a pas de motif de craindre, ceci afin de pouvoir maintenir la satisfaction. C’est donc un conflit entre la revendication de la pulsion et l’objection faite par la réalité. L’enfant cependant ne fait ni l’un ni l’autre, ou plutôt il fait simultanément l’un et l’autre, ce qui revient au même. Il répond au conflit par deux réactions opposées, toutes deux valables et efficaces. D’une part, à l’aide de mécanismes déterminés, il déboute la réalité et ne se laisse rien interdire; d’autre part, dans le même temps, il reconnaît le danger de la réalité, assume, sous forme d’un symptôme morbide, l’angoisse face à cette réalité et cherche ultérieurement à s’en garantir. (…) Toutefois, comme on le sait, seule la mort est pour rien. Le succès a été atteint au prix d’une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au conflit, réactions opposées, se
6 J. Lacan. L’angoisse. X. Version Valas. P167. 7 Ibid. P168.
3
maintiennent comme noyau d’un clivage du moi 8». Je ne pense pas qu’il y ait lieu de généraliser, et de penser que ces analystes qui passent à l’acte sexuel avec leurs patientes le font à cause d’un clivage du moi. Toutefois, ce qu’en dit Freud est passionnant. Il ne cite qu’un exemple, celui d’un petit garçon entre trois et quatre ans, il écrit : « Il s’est crée un substitut au pénis de la femme (pas de la mère), en vain cherché : un fétiche. Ainsi a-t-il dénié la réalité, mais sauvé son propre pénis ». Et son texte se termine sur cette phrase: « comme si, dans tout ce va-et-vient entre le déni et la reconnaissance, c’était quand même la castration qui avait trouvé une expression plus distincte… 9». Ce qui est en question dans le clivage du moi, c’est le déni de la castration du sujet, (plus précisément en tant que sa castration consiste en la privation de la mère du phallus qu’il est, c’est-à-dire que la castration porte sur la mère) c’est cela que j’ai appelé tout à l’heure, un défaut dans l’inscription de la loi. J’y reviendrai tout à l’heure; je veux juste noter que Lacan dans le livre de la famille10 décrit la Spaltung deux ans avant la publication du texte freudien. Il y explique que le « sujet, engagé dans la jalousie par identification, là où se joue le sort de la réalité, choisit soit l’objet maternel et s’accroche au refus du réel et à la destruction de l’autre, soit il choisit un autre objet et y trouve à la fois autrui et l’objet socialisé ». On y trouve les deux éléments qui me paraissent important dans mon propos: l’identification et la relation à la mère.
-3: Il le sait et le fait plus ou moins en pleine conscience. Je ne parle pas de psychanalystes pervers. Ici, le frayage est fait, les actes, les passages à l’acte se répétant, les jouissances sont abondantes, les justifications sont éprouvées, et la loi est ravalée à un niveau obsolète voire caduque. Je pense qu’une fois que le pas est franchi, la voie est ouverte, le mot de frayage convient parfaitement à ce que je veux dire: voici ce qu’en disent Laplanche et Pontalis dans le « Vocabulaire de la Psychanalyse » : ” lorsqu’un tel passage entraîne une diminution permanente de cette résistance, on dit qu’il y a frayage : l’excitation choisira la voie frayée de préférence à celle qui ne l’est pas 11″. Ainsi, la jouissance déborde et étouffe le désir d’analyste.
Alors, pour continuer un peu la discussion qui s’était engagée lors de la dernière intervention de Serge Sabinus, au séminaire, à propos du désir d’analyste, il a été dit que le désir d’analyste est le plus fort. Peut-être même plus fort que ce qu’il y a de plus fort, c’est-à-dire la pulsion de mort! Quand il y a passage à l’acte, la pulsion de mort est à l’œuvre. Il n’est possible de
8 op. Cit.
9 Ibid.
10 J. Lacan. Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. In Autres Ecrits. Seuil. Paris. 2001. 11 Vocabulaire de la psychanalyse. J. Laplanche et J.-B. Pontalis. P.U.F. Paris. 1967.

concevoir un désir d’analyste plus fort, que si l’être du psychanalyste n’est là que sans raison d’être 12. Ceci nécessite un travail constant de l’analyste en rapport avec sa propre cure. Et que se passe-t-il lorsqu’il y a du relâchement dans ce travail? Le psychanalyste n’est plus ou pas là en tant qu’analyste, mais en tant que sujet, avec une raison d’être. Il est un sujet qui établit un rapport quelconque avec un objet, qui se trouve ici être l’analysant. C’est dire aussi, que l’analyste est engagé dans le transfert avec son fantasme. Ce n’est pas de l’analyse, c’est à ce point précis que le transfert analytique se différencie du transfert en psychothérapie.
Ainsi, le désir d’analyste serait-il sans objet? Je n’arrive pas à le concevoir. Pour Robert Lévy 13, cet objet ne peut être que l’analyse. Ce qui serait idéalement, dans une association analytique, également l’objet du transfert de travail.
A ce moment, deux idées me sont venues : la première, celle du rapport à la castration du sujet de ce désir, ce qui permet d’avancer sur la question des passages à l’acte sexuel de psychanalystes qui ne sont quasiment que le fait de psychanalystes hommes. Et la seconde que ce désir d’analyste se confronte à la Loi, celle de la prohibition de l’inceste, qu’il est déterminé par la prohibition de l’inceste. La prohibition de l’inceste est ce qui sépare : rappelons par exemple que la cacherout vise à séparer le veau du lait de sa mère.
J’ai donc essayé d’étayer ma question qui est la suivante : qu’est-ce qui fait que certains franchissent le cran d’arrêt du passage à l’acte, ou ne le franchissent pas? Je me suis appuyé sur un livre assez singulier, de Philippe Breton, qui s’intitule : « Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur? 14». Breton est professeur au centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg. Il se décrit lui-même comme spécialiste de la parole prononcée pour convaincre.
Dans la suite des génocides et massacres de masses qui ont marqués le XXème siècle, il a fait une longue enquête, qu’il appelle un travail anthropologique, sur les « refusants », tant parmi les SS, en particulier ceux de la Shoah par balles, sur les génocidaires du Rwanda, dans les guerres du Viêt-Nam et d’Algérie et les kamikazes islamistes, il reprend également l’expérience de Milgram. Je vais rapidement résumer ce livre, en m’attachant aux éléments qui intéressent mon propos d’aujourd’hui. Il y étudie les motivations des exécuteurs afin de déterminer les lieux précis d’où « les refusants » disent non.
(Notes :

12 Robert Lévy. Le désir contrarié. Point hors ligne. Eres. 1988.
13 Ibidem.
14 Philippe Breton. Les Refusants. Éd. La découverte. Paris. 2009.)

D’emblée, il situe le discours des refusants du côté de la légitimité, c’est- à-dire de la loi : «Les refusants n’opposent aucune morale, aucune idéologie, aucun point de vue religieux, aucun argument véritablement constitué aux massacres. Ce ne sont pas des résistants. Ils disent simplement “non”, “pas moi” pour ce qui les concerne eux 15 ». Il poursuit: « Le cœur du problème est bien, ici, un problème de conviction, donc de légitimité de l’acte que l’on exécute, même si celui-ci relève de l’assassinat et du génocide 16 ». Il relève un énoncé présent chez tous les refusants, quelque soit la situation: « on ne fait pas ça à des gens 17 ». Cet énoncé est à mon sens identique à celui-ci: « cela ne se fait pas » qui est précisément celui qui concerne la prohibition de l’inceste. Je suis surpris de voir, ici, à quel point les deux interdits fondamentaux, celui de l’inceste et celui du meurtre se trouvent entrelacés. Ceci interroge à nouveau la question du désir d’analyste qui à l
a fois sépare avec la référence à la prohibition de l’inceste et qui, aussi, est “plus fort que la mort”, pour le dire vite.
Pour reprendre les termes de Philippe Breton qui parle de morale: “Entre meurtres de masse et morale, il n’y a pas contradiction MAIS conditionnement réciproque. Sans morale, le meurtre de masse n’aurait pas pu être commis. Par “morale” il faut entendre ici un complexe de raisons, de justifications organisées en un système cohérent et fournissant une légitimité à l’action (et non pas ce qui serait une morale à nos propres yeux…)”.18 Cette « morale » consiste, pour moi, en une limitation, un encadrement de la jouissance. Ainsi, sont écartés les psychopathes, les sadiques, finalement ceux dont la jouissance est évidente et qui pourraient contaminer les autres: en témoigne un compte-rendu d’un jugement d’un SS condamné par un tribunal SS le 9 juin 1943; le jugement précise: « L’accusé a mis en péril la discipline de ses hommes et il est difficile d’imaginer pire que cela. (Son devoir), de l’avis de la SS, implique également de ne pas permettre à ses hommes de devenir moralement dépravés ».19 De même, un extrait du discours de Poznan, le 4 octobre 1943, prononcé par Himmler devant la réunion des généraux SS: « Cette mission, la plus rude de toutes, dans l’amour de notre peuple, nous l’avons accomplie. Et nous n’en avons pas subi de dommages au-dedans de nous, dans notre âme, dans notre caractère 20». Le niveau de jouissance acceptable est déterminé par celui du discours public, c’est-à-dire ce qui est entré dans les moeurs, ou par celui
(Notes:
Ibid. P6.

Ibid. P9. 

Ibid. P13.

Ibid. P82.
Ibid. P89.

Ibid. P90.)

d’une institution analytique, en particulier le discours produit par le transfert de travail. C’est ce que j’ai pu observer, il y a longtemps dans une institution analytique, où j’ai travaillé à quelques reprises.
Poursuivons la lecture du texte de Breton, il distingue d’une part les refusants ” a priori”, dont l’acte de refus est antérieur à la participation au crime, je dirais ceux qui n’ont pas accès à cette jouissance. Et d’autre part, ceux comme il écrit ” a postériori “, ayant tué mais refusant de répéter leur acte. Ceux-ci ont effectué un travail psychique, tel une prise de conscience, permettant au sujet de refuser un nouveau passage à l’acte, cela apparaît comme une forme de renonciation à une jouissance. Le refusant se positionne comme sujet dans son acte de refus. Cela m’évoque ce passage dans le séminaire sur l’éthique : «Cette loi (morale) fait de la jouissance de mon prochain le point pivot autour duquel oscille, (…), le sens de mon devoir. Dois-je aller vers mon devoir de vérité en tant qu’il préserve la place authentique de ma jouissance, même si elle reste vide ? Ou dois-je me résigner à ce mensonge, qui, en me faisant substituer à toute force le bien au principe de ma jouissance, me commande de souffler alternativement le chaud et le froid ?
-soit que je recule à trahir mon prochain pour épargner mon semblable, (ce qui correspond aux refusants a priori);
-soit que je m’abrite derrière mon semblable pour renoncer à ma propre jouissance. »21 (Refusants a posteriori, chez qui il s’est produit une élaboration)
Il m’a semblé intéressant de faire part de la thèse de Breton, quant à la question du passage à l’acte, à entendre avec les outils que nous a donnés Lacan, concernant le mode de jouir: ” L’hypothèse que je voudrais maintenant proposer, pour expliquer à la fois l’acte des exécuteurs et celui des refusants, est que l’on peut rendre compte de ce double comportement comme relevant de deux rapports différents à la vengeance. (…) L’exécuteur est un vengeur. Lorsqu’on prend la peine de l’écouter sur le terrain, c’est ainsi qu’il se perçoit, avec toute la légitimité qui s’attache, dans ces circonstances, à cette manière de « faire justice ». Il se perçoit comme un être vertueux, qui doit se défendre et défendre les siens, avec des moyens terribles certes – auxquels il lui coûte de recourir- mais à la mesure de la menace pesant sur lui. Qu’il y ait erreur sur la victime et mensonge sur la menace ne change rien à la nature du processus vindicatif tragiquement à l’oeuvre ici.
Le refusant peut bien faire la même erreur et se considérer comme victime et agressé, mais lui refuse de mettre en oeuvre la vengeance comme réponse à cette situation. Au fond, son « On ne fait pas ça à des gens » est un « On ne fait pas comme ça à des gens ».22 Et il ajoute: ” L’un des
21 Op. Cit. P223.
22 Ph. Breton. Op. Cit. P147.

principaux discours de justification que l’on retrouve sur le terrain, à tous les niveaux, met en avant la vengeance comme raison principale de la nécessité du meurtre. (…) Sur le terrain, la vengeance semble un puissant ressort, capable de vaincre toutes les répulsions éprouvées à tuer.” 23 Poser, ici, la question de la jouissance est passionnant, si la vengeance est bien une rationalisation d’une jouissance agressante, qui vient la justifier dans l’après- coup, que se passe-t-il chez un sujet qui refuse, ou qui réfute après une élaboration, cette jouissance? A mon sens, je ne connais que deux raisons, ici distinguées, qui permettent ce refus ou cette renonciation à la jouissance, la Loi, l’interdit comme les deux interdits fondamentaux: celui du meurtre et celui de l’inceste d’une part, et le désir, comme dit précédemment à propos du désir d’analyste, d’autre part. Ecoutons une dernière fois Breton:” Il est de plus en plus évident que ce qui fait le refusant, c’est aussi son refus du principe vindicatif comme cadre de son action”.24
“Le dénominateur commun à tous les refusants est qu’ils ne sont pas mus par le principe vindicatif. La vengeance, pour eux, n’a aucun sens. Elle n’est pas la solution. Elle ne peut pas constituer un cadre d’action”.25 Y aurait- il une troisième raison? Certains sujets n’auraient-ils pas accès à cette jouissance? Cette voie ne serait pas frayée chez ces sujets? J’aurais plutôt tendance à penser que ce frayage se fait de toute façon, chez tous les sujets, mais soit il a été fermé, voire peut-être même forclos, et ceci très tôt dans l’histoire pour certains sujets, comme “les refusants a priori”. Soit la force de la loi/désir, comme on dit “force de loi” permette de renoncer ou de refuser une jouissance particulière. Je pense à une situation précise, arrivée à un collègue psychiatre : le mari paranoïaque d’une patiente vient armé dans son cabinet le blesse grièvement et tue son épouse, présente par hasard dans le cabinet. Sa première parole en se réveillant de l’anesthésie a été pour sa patiente: il a dit à ses enfants d’aller parler à cette patiente qui devait être dans une grande détresse suite à cet événement. Chez lui, aucun sentiment de vengeance, pas de jouissance de ce côté là. C’est un remarquable exemple d’altruisme.
Alors, comment théoriser (rapidement), ce que j’ai appelé un défaut dans l’inscription de la Loi? Freud nous apprend dans « Totem et Tabou » que la Loi est fondée par le meurtre du père. Cette Loi se signifie dans l’interdit de l’inceste, l’inceste étant de ce fait le désir le plus fondamental. Il nous montre dans le même temps, que ce meurtre ne libère pas la jouissance, mais au contraire l’interdit. Ce premier paradoxe, se double d’un second, qu’il nous
23 Ibid. P154.

24 Ibid. P193.

25 Ibid. P234.

décrit plus tard, dans « Malaise dans la culture » où toute soumission à la loi morale, ne fait que la renforcer. Lacan (dans le séminaire VII)26 nous indique qu’une transgression est nécessaire à cette jouissance et que c’est à cela que sert la Loi. Ainsi, il apparaît, que ce ne peut pas être la Loi morale
qui peut être un frein à cette jouissance, ce n’est pas la Loi, elle même, qui va arrêter un psychanalyste passant à l’acte sexuel ou un exécuteur, et ceci est clairement énoncé par Breton.
Peut-être pouvons-nous aller voir du côté de la « loi de la mère »? Cette expression est introduite par Lacan dans le séminaire V27. Il nous dit que quelque chose du désir du sujet est dépendant « du bon ou mauvais vouloir de la mère, la bonne ou mauvaise mère ». Le point qui me semble important , c’est « que la mère fonde le père, en tant que Nom-du-Père, comme médiateur de ce qui est au-delà de sa loi à elle et de son caprice, à savoir la loi comme telle ». Il s’agit de l’énonciation de la Loi. Et c’est là, que l’enfant accepte ou pas le père comme celui qui prive ou ne prive pas la mère de l’objet de son désir, qui est le phallus. Ce moment détermine le rapport de l’enfant, du sujet à sa castration, telle que Freud en a décrit un aspect dans la Spaltung ou clivage du moi. Cela se produit dans un double mouvement, dans le même temps l’enfant se détache de son identification et se rattache à la première apparition de la loi.28 C’est ce qui détermine la relation de l’enfant non pas au père, mais à la parole du père.
Pour résumer la question de la « loi de la mère », il s’agit de la castration du sujet. Dans notre propos, la transgression de la Loi avec ce mécanisme du clivage du moi, peut lui procurer une jouissance plus ou moins importante dans le sens de plus ou moins supportable ou excessive pour le sujet. C’est à cela que sert le clivage: à éviter l’excès de jouissance. C’est ce qu’on peut entendre en clinique par exemple avec des prostituées ou des sujets torturés pendant leur enfance. En travaillant cette question du clivage, il m’est apparu que c’est un phénomème très fréquent, et que l’on peut observer dans les rapports d’un sujet à sa jouissance; cela est particulièrement manifeste dans le caractère inconscient de la plupart des jouissances, ainsi déniées.
Il reste cette question, qui avait attirée mon attention à la lecture du livre de Philippe Breton ou de mon ami psychiatre dont j’ai parlé: comment penser analytiquement ce qui fait cran d’arrêt dans le refus d’un meurtre ou d’un passage à l’acte sexuel? Comment cette forme d’altruisme si particulier peut- elle s’articuler? Devant quelles jouissances, un sujet va-t-il reculer ou ne pas reculer?
26 Op. Cit. P208.
27 J. LACAN. Les formations de l’inconscient. Séminaire V. Version Valas. P188, 191 et 192. 28 Ibid.

Nous avons abordé le registre du Symbolique avec le Nom-du-Père et la transmission de la Loi; celui du Réel avec le meurtre du père. Il nous reste celui de l’imaginaire avec l’identification, déjà évoquée à plusieurs reprises.
Il s’agit de l’identification à l’autre, notre semblable. Dès 1936, Lacan montre que : « Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie. »29 Je l’avais évoqué à propos de la Spaltung. C’est à ce moment que naissent les sentiments sociaux. L’altruisme se manifeste dans ce recul à attenter à l’image de l’autre, en tant que c’est à partir de cette image que le nous nous sommes formés comme moi. C’est là que le sujet recule, quand il aperçoit les conséquences sur tout ce qui le situe dans le registre imaginaire. Si le sujet considère que l’autre, son prochain, est son semblable, il ne peut que reculer devant l’acte de le tuer ou de le détruire. Pour ne pas reculer, il doit considérer l’autre comme portant en lui toute la cruauté qu’il a pu éprouver à partir de sa propre jouissance. C’est, à mon sens, pour cette situation que Lacan dans le séminaire XVI invente le néologisme d’extime; où il dit: « Cette centralité, c’est là ce que je désigne comme le champ de la jouissance, la jouissance elle-même se définissant comme étant tout ce qui relève de la distribution du plaisir dans le corps. Cette distribution, sa limite intime, voilà ce qui conditionne ce qu’en son temps,(…), j’ai désigné comme la vacuole, cet interdit au centre, qui constitue, en somme, ce qui nous est le plus prochain, tout en nous étant extérieur. »30 Il ne faut pas trop de jouissance; alors, détruire l’autre, ce qui est le plus proche, est l’essence de toutes les formes de racismes, afin d’écarter cette jouissance dont la proximité est intolérable. Ceci est ma lecture de ce qu’affirme Lacan: « Le recul devant le Tu aimeras ton prochain comme toi-même est la même chose que la barrière devant la jouissance, et non pas son contraire »31. Le psychanalyste qui passe à l’acte sexuel avec sa patiente ne recule pas devant l’injonction d’aimer sa prochaine comme lui- même.
Il m’est difficile d’aller plus loin, je manque, là, de matériel clinique. La première référence étant ma propre cure, je n’ai pas effectué ni passage à l’acte sexuel avec mes patientes, ni d’inceste. En pratique je n’ai reçu qu’un seul patient, me semble-t-il, où un travail a été fait sur sa relation incestueuse à sa fille. Ce qui a motivé cet inceste était une nécessité, pour lui, de transmettre à travers les générations.
Ainsi, ces passages à l’acte, me semblent s’inscrire dans un contexte de transmission sur plusieurs générations. Les mécanismes, comme j’ai tenté de les décrire, sont d’une part le clivage du moi, avec son corollaire de castration
29 Les complexes familiaux. Op. Cit. P43.
30 Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas. P224. 31 Séminaire VII. Op. Cit. P229.

du sujet en sorte que cela est presque toujours le fait de sujets « homme »; et d’autre part d’inscription de la Loi, avec la « Loi de la mère » et/ou ce qu’il peut être fait de la parole du père. Je ne peux pas avancer plus sur ce qui fait que le « cran d’arrêt », que la barrière de la jouissance soient franchis. Peut- être que dans la discussion, certains d’entre vous auront quelques éléments qui nous le permettrons.
Pour conclure, j’ai trouvé dans le séminaire sur l’éthique32 une phrase de Lacan qui contient en quelque sorte l’essentiel de ce que j’ai pu dire aujourd’hui : « Car dès que j’en approche (de ma jouissance) cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la chose. »
Philippe Woloszko Paris, le 10 octobre 2015.
32 Op. Cit. P219.

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