2008 – Rencontres avec le Réel – Paris

Intervenants :

  • Olivier Douville (Espace analytique)
  • Claude Dumézil (Analyse freudienne)
  • Jeanne Lafont (Dimension pour la psychanalyse)
  • Martine Ménès (Forums du champ lacanien)
  • Solal Rabinovich (Ecole Sigmund Freud)
  • Marcel Rokcwell (Analyse freudienne)

Modératrice :

Françoise Fabre

Françoise FABRE

Cette table ronde sur le thème Rencontres avec le réel clôture le travail de l’année d’Analyse freudienne sur ce sujet. Deux tables rondes ont donc été organisées, l’une avec des analystes d’autres associations, l’autre avec des non analystes. Elles ont lieu en parallèle et nous nous retrouverons ensuite autour d’un buffet. Sont invités à la présente Table ronde des analystes : M. Olivier Douville, d’Espace analytique, auteur d’un ouvrage récemment paru intitulé « De l’adolescence errante » ; Mme Solal Rabinovitch, de l’École Sigmund Freud, auteur de trois ouvrages abordant le thème du réel : le premier sur la forclusion, le second sur les voix, le troisième sur « La folie du transfert » ; Mme Martine Menès, membre des Forums du champ lacanien, auteur de La névrose infantile, un trauma bénéfique ; Mme Jeanne Lafont, de Dimension pour la psychanalyse, auteur de l’ouvrage de référence intitulé « La topologie ordinaire ». Seront discutants deux membres d’Analyse freudienne : MM. Claude Dumézil et Marcel Rockwell.

La notion du réel, que Lacan nous a apportée en tant que l’impossible à dire et tout ce qui résiste à la symbolisation, nous ouvre à partir de l’oeuvre de Freud un autre pan, appuyé chez ce dernier sur la question de la répétition. Analyse freudienne a travaillé pendant l’année sur cette question difficile, puisque par définition, on ne peut pas dire le réel. Certains ont tiré le fil de cette question du côté de la topologie, telle que l’avait amenée Lacan. Au travers de ses livres, Mme Solal Rabinovitch, psychiatre-psychanalyste, cerne cliniquement et théoriquement la question du réel, essentiellement à partir des psychoses. Je regrette de ne pas connaître Mme Martine Menès et de ne pouvoir donc introduire son propos. Quant à M. Olivier Douville, à ma connaissance, son propos concerne essentiellement l’objet mélancolique. La grande question qui va faire divergence chez les psychanalystes est donc à mes yeux celle de l’universel et du singulier du réel. Peut-on parler d’un réel universel, comme certains analystes le soutiennent ici ? Ou s’agit-il d’un réel singulier à chiffrer par tout un chacun ?

Jeanne LAFONT

J’ai envie de discuter d’emblée la question des bouts de réel. Je participe en effet à un séminaire intitulé « Les cliniques du réel », qui part de l’hypothèse non pas que le réel est singulier – cela ne signifierait rien. On peut parler d’un fantasme singulier. Mais le réel relève d’une dimension, dont chaque fantasme laisse une trace. Dans la fin de son enseignement, en son article « Le moment de conclure », Lacan met en couples les éléments de RSI, nouant notamment réel et fantasmes comme les deux oreilles d’un tore. Et il annonce d’emblée qu’il n’y a pas de réalité. Se demander si le réel est universel ou singulier n’ouvre donc sur aucune réponse. Il faudrait répondre du côté d’une volonté de mettre au clair notre savoir, en parlant du réel comme d’une consistance, prenant dans une certaine mesure une valeur d’universel ; mais comme, quoi qu’il en soit, on n’y a accès qu’à travers les bouts de réel en quoi consiste l’expérience de chacun, l’universel et le singulier coïncident en l’espèce.

Solal RABINOVITCH

Lacan évoque en effet les bouts de réel dans « Le sinthome ». Mais je prendrais la question, à partir du noeud borroméen, plutôt par les différents accès possibles au réel : l’objet a y fait bord avec la pulsion, le sexe et le non sens, soit trois aspects différents du réel. Or parler de bords du réel me semble plus utilisable dans la cure que de bouts de réel. Mais au-delà, la question débouche sur d’autres. En son séminaire 1, Lacan dessine ce qu’il appelle son petit diamant, un polyèdre traversé sur le plan médian par une surface, qu’il appelle la surface du réel, le « réel tout simple » ; tandis que s’élèvent les trois pans du polyèdre, à mesure que l’être parlant se développe, et leurs arêtes du symbolique, du réel et de l’imaginaire. C’est là qu’il place les trois passions de l’être : l’ignorance, la haine et l’amour. Comment s’articule dès lors ce « réel tout simple » et le réel en tant qu’articulé aux deux autres dimensions – ce que Lacan fait donc dès le séminaire I ? C’est la même question qu’on peut se poser à partir du noeud, que Lacan a à plusieurs reprises indiqué comme étant lui-même réel, mais dont un rond représente le réel. Sans pouvoir y répondre moi-même, il me semblerait intéressant de poser la question en ces termes.

Marcel ROCKWELL

Effectivement, dans le nouage borroméen, le Réel est un des nœuds, et tout le nœud est Réel, puisque Lacan dit également que le réel est la structure même, ce qui passe notamment par l’écriture. Cet ensemble ne peut s’attraper que par fragment et non se concevoir d’une façon isolée en regard de l’Imaginaire et du Symbolique.

Martine MENÈS

Ne pourrait-on pas également distinguer deux niveaux d’entrée selon le moment de l’enseignement de Lacan – lesquels restent toujours valables ? Lacan déplie son enseignement, mais je ne crois pas qu’il s’annule. Sa première définition du réel est celle d’une exclusion du langage, qui s’appuie donc presque exclusivement sur le symbolique : c’est ce qui ne peut pas se dire, l’impossible à dire, le hors-mot, le hors-signifiant, le signifiant ressurgissant dans le réel. Est venu ensuite le réel défini dans les noeuds borroméens, soit encore par sa dimension hors langage, mais cette fois de manière plus complexe, puisqu’il occupe désormais une place équivalente au symbolique et à l’imaginaire, et se trouve plutôt du côté de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Il s’agit d’un impossible qui n’est plus défini par les signifiants mais par l’écrit. Je confesse que tout cela m’est relativement énigmatique. Pour revenir sur la question plus simple de l’universel ou du particulier, il me semble qu’elle rejoint ces deux dimensions du réel. La mort, par exemple, ne peut se saisir qu’imaginairement ; elle ne peut se décrire sur le plan symbolique ; mais la mort de chacun est particulière. Le réel a donc les deux dimensions. Cependant, votre question n’est-elle pas à interpréter ainsi, qu’il s’agirait peut-être de distinguer le réel de la science, de la logique, de celui de l’inconscient ?

Françoise FABRE

Non. Il ne s’agit pas du même réel. Ma question portait sur le réel de l’inconscient.

Olivier DOUVILLE

Je suis toujours un peu perdu lorsqu’on essaie de poser la question de l’universel et du singulier. Cela nous ramène aux catégories d’Aristote, tout à fait précieuses au demeurant, mais qui ont été singulièrement subverties par l’invention lacanienne, en particulière à partir des logiques de l’incomplétude et donc de la sexuation. Par ailleurs, je rejoins le point de vue selon lequel la périodisation de l’enseignement de Lacan ne signifie pas que l’antérieur soit entièrement résorbable dans l’ultérieur, mais ce dernier présente des avancées, et en l’occurrence deux éléments en particulier. J’ignore si on peut parler de consistance du réel, il me semble que celui-ci insiste plutôt qu’il ne consiste. La consistance se trouve bien plus du côté de l’alliage entre l’imaginaire et le « sens banal de la réalité ». Mais à situer systématiquement le réel du côté de l’impossible, de ce qui ne se symbolise pas, on peut perdre de vue que c’est à partir du réel que Lacan écrit ces logiques. En conséquence de quoi notre travail a à prendre en compte la logique du réel, or cette logique ne peut pas reposer strictement sur l’opposition des catégories logiques de l’universel et du singulier. Voilà pourquoi cette question me parle très peu, hélas.

Jeanne LAFONT

On peut passionner la chose en critiquant. Je suis souvent agacée par des confrères analystes, que j’aime bien par ailleurs, lorsque je les entends parler d’une « consistance » du réel. Ils lancent : « C’est du réel » et on ne sait trop à quoi cela renvoie. Cela dépend des fois. À un impossible à dire, à un « je ne trouve pas mes mots », qui est tout de même une expérience banale, et à un trou dans la théorie, alors qu’on sait bien que ce sont les trous qui permettent à la cure d’opérer. Il existe parfois un rapport à cette notion du réel qui est presque de dimension sacrée, religieuse. Et cela m’agace parce que cela procure des frissons, mais ne nous permet pas de nous tenir à notre place, qui est précisément d’aider quelqu’un à aborderquelque chose de son réel, ou plus exactement de sa souffrance, qui est une difficulté à faire avec les mots pour parler de soi, de la vie, des autres, de l’amour, etc. Il existe une tentation de faire du réel une consistance.

Olivier DOUVILLE

Un au-delà ?

Jeanne LAFONT

Le mot d’au-delà irait bien en effet à le nouer au religieux. Le nouage permet de poser des limites. Le tout symbolique ne serait pas mieux. C’est là que Lacan apporte quelque chose de nouveau. Qu’est-ce que la répétition en termes freudiens ? C’est le fait que quelqu’un répète sans savoir quoi. Dans la cure, cela apparaît forcément hors les mots prononcés.

Martine MENÈS

Donc, les mots ne suffisent pas.

Jeanne LAFONT

On espère qu’ils vont suffire même si, au départ de la cure, ils ne suffisent pas. Le principe de base de l’enseignement de Freud est bien le « tricotage » de mots sur le réel.

Solal RABINOVITCH

Il s’agit là d’un principe de la cure qui consisterait à entamer le réel par le symbolique.

Jeanne LAFONT

Oui.

Solal RABINOVITCH

C’est un cheval de bataille différent du premier. Deux principes s’affrontent là : l’un qui consiste à gagner sur le réel par le symbolique ; l’autre, inverse, à traiter le symbolique avec le réel.

Jeanne LAFONT

Pour moi il ne s’agit pas de théories qui s’affrontent, mais de moments dans la cure.

Solal RABINOVITCH

Au contraire, ce sont des thèses assez opposées, y compris dans les institutions analytiques.

Martine MENÈS

Cela fait orientation dans les écoles d’analyse.

Olivier DOUVILLE

Ce serait deux thèses fondamentales qui orienteraient la cure et la formation.

Jeanne LAFONT

Le travail du bavardage consiste tout de même à mettre des mots sur quelque chose qui à un moment va apparaître comme outrepassant les mots, mais pas d’emblée.

Ce ne sera probablement pas d’emblée, en effet. Mais cela pose la question de savoir comment le réel peut être traité, dans tous les sens du terme, pas seulement par les mots. Cela entraîne une conception différente des conduites de cure, en particulier de la durée des séances. La séance très courte notamment ne permet pas le bavardage. La mise au travail du réel s’attrape donc autrement que par les tours et détours de la répétition et du signifiant. Cela ne signifie pas à mes yeux qu’il ne faille faire que tout l’un ou tout l’autre. Comme vous le dites, il s’agit de suivre l’analysant. Il n’empêche qu’il existe deux conceptions très différentes de la conduite de cure, selon que l’on s’appuie sur le premier ou le second temps de l’enseignement de Lacan. Ce sont des questions très difficiles….

Solal RABINOVITCH

Si nous prenons la question de l’objet dans la cure, nous voyons bien que la façon de la traiter revient à un maniement du réel et non des mots. Allonger quelqu’un ou le faire asseoir a des effets différents au niveau des objets regard et voix. Cela signifie qu’on manie le réel pour obtenir tel ou tel effet, pour conduire la cure de telle ou telle façon. C’est autre chose que de tenter de réduire le réel par du symbolique. C’est même l’inverse. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse de névrosés ou de psychotiques.

Françoise FABRE

Il me semble que ; comme le disait Jeanne, cela s’ordonne selon les moments de la cure.

Jeanne LAFONT

Ce n’est pas exactement comme cela que je situerais les choses…. Je suis en train de réfléchir à m
a répnse….

Olivier DOUVILLE

Il me semble que ce que Lacan a apporté à notre travail d’analystes est précisément ce qui vient d’être dit : la question de l’orientation du sujet par rapport à des objets réels, qui ne sont pas nécessairement cadrés par le fantasme. Cette fameuse construction du fantasme $<>a (S barré poinçon a) est un résultat de la cure. Et pour comprendre que c’est un résultat de la cure, il faut considérer

que le réel n’est pas une espèce de marécage à recouvrir par des ponts de symbolique. C’est un débat de fond, qui traverse nos pratiques, mais également la société, en cette nébuleuse qu’on appelle le « soin psychique ». Le bras de fer très polémique et politique qui nous oppose à la psychothérapie est armé par une demande qui voudrait que le « psy » fabrique une machine à interpréter par des mots, par du blabla alors que, nous analystes, nous tenons autrement. Notre question est celle de l’orientation du sujet par rapport à la construction d’un fantasme, qui suppose précisément de ne pas réduire les bouts de réel – si tant est que ce soit possible -, de respecter le fait que le réel passe sur le symbolique. C’est tout à fait le réel de la voix et du regard qui opère parfois.

Claude DUMÉZIL

Ce qui m’embarrasse depuis que Lacan nous a fourni cet outil du réel, c’est que tantôt ce concept renvoie à la structure, tantôt à quelque chose qui est plus cernable dans une opposition à imaginaire et symbolique comme effets de langage. Par exemple, à une époque, dans les débuts de l’enseignement de Lacan, pour beaucoup, l’ennemi, c’était l’imaginaire. Donc, il fallait traquer l’imaginaire, y faire entrer du symbolique, interpréter. Puis un jour est arrivé Leclaire et son livre intitulé Démasquer le réel. D’une certaine manière c’est le premier des élèves de Lacan à avoir remplacé la chasse à l’imaginaire par une tentative de situer le réel dans la cure et à se demander comment on pouvait éventuellement l’utiliser. Il y a donc là en effet deux approches un peu différentes du concept : comment le décrire dans la structure et comment l’utiliser dans la cure. Cet outil m’intéresse surtout dans la mesure où on se demande comment on pourrait conduire une cure aujourd’hui sans se référer à cette notion.

Par expérience, il me semble que si en effet l’interprétation au sens freudien utilise essentiellement le registre du symbolique – on disant cela je sais bien qu’on ne peut séparer le registre du symbolique des deux autres – il ne viendrait à l’esprit d’aucun analyste qu’elle pourrait se faire en référence à la dimension imaginaire. En revanche, je constate que j’utilise parfois la dimension du réel dans l’interprétation même. Cela n’exonère pas du fait que peut-être l’imaginaire de l’analyste soit au service du réel du patient. Mais la visée de l’interprétation est de transformer une image en trou, en quelque chose qui cesserait de se faire le reflet d’autre chose, par le biais d’une parole qui le plus souvent sera une intervention analytique, mais aussi éventuellement un surgissement : une onomatopée, un bruit dans la rue, quelque chose qui est hors cure et vient mobiliser quelque chose de l’ordre de l’ininterprétable. Et interpréter cet ininterprétable en le présentant comme un effet de réel a des effets sensibles sur le discours. En disant cela, je me rends compte que je joins deux dimensions presque antinomiques, mais qui dans la pratique sont constamment liées, celles du réel et de l’acte. Dans la mesure où il n’y a pas d’acte sans une référence au réel. Le réel est ce qui donne sa dimension à l’acte. Je pense notamment à l’acte analytique. Sans revenir sur tel ou tel exemple, il me semble que Lacan n’hésitait pas dans la pratique des contrôles à souligner quelque chose de la parole du contrôlant complètement à côté de ce que ce dernier pensait vouloir dire pour le ramener à une dimension de réel qui paraît à la limite surréaliste. Ainsi, le réel, par le biais d’une référence au surréalisme, ne pourrait-il pas se faire passerelle vers le symbolique, savoir en contournant la butée sur l’imaginaire et en permettant d’une certaine manière de le traverser ? Il me semble que cette traversée est possible du réel vers le symbolique et du symbolique vers le réel, que cet appareillage peut fonctionner dans les deux sens.

Marcel ROCKWELL

Si le réel ne consiste pas, il donne néanmoins son poids à l’acte. Je pense à une présentation de Lacan, une des rares auxquelles j’ai pu assister, à propos d’une jeune fille qui écrivait des lettres à son interne et que celui-ci refusait de lire, parce que tout un discours venait invalider ces lettres et présenter la patiente comme inanalysable. Une fois la patiente partie cependant Lacan insista pour que l’interne lise la lettre. Une lettre est faite pour être lue. Et dans la lettre elle disait bien qu’elle avait besoin que l’interne soit une mère pour elle en ce moment. Ce qui sans doute ne pouvait pas se réaliser mais au moins situait bien la place du transfert. Lacan a interrompu la présentation là-dessus. Il s’est dirigé vers la porte. Et juste avant de sortir, il s’est retourné vers l’interne et a dit : « Il faut que vous soyez une mère pour elle. »

Jeanne LAFONT

Cela fait penser à la question de l’écriture. (À Mme Rabinovitch.) Je sais que tu as parlé de façon rapide et j’aimerais que tu précises ce que tu entendais en parlant des positions assise ou allongée. J’ai quant à moi parlé, de façon sans doute un peu rapide également ,de réduire le réel par le bavardage, mais il me semble t’avoir bien entendue parler de manipuler le réel.

Solal RABINOVITCH

C’était au sens de manoeuvrer, au sens du transfert de Lacan. Après tout, choisir la position assise ou allongée est utiliser le réel de l’objet mais avec le transfert. Il s’agit donc de manoeuvres de transfert.

Martine MENÈS

Au sens tactique.

Jeanne LAFONT

Quand j’essaie de formuler ce que je fais, il me semble que je manipule davantage la question des immersions. Dans un certain sens, on pourrait presque dire que peuvent être réelles des choses très différentes.

Solal RABINOVITCH

Dans certaines cures les mots sont du réel.

Jeanne LAFONT

Cela peut être une veste, un habit. Et il s’agit de les lire.

Solal RABINOVITCH

Oui, et
d’y répondre. Et de savoir que lorsqu’on y répond pour le patient, c’est aussi matériel. Ce qui est très compliqué.

Jeanne LAFONT

Pour moi c’est compliqué au moment d’en rendre compte.

Solal RABINOVITCH

Non, au moment de le faire. C’est dans l’acte que c’est compliqué, lorsqu’on sait que ce qu’on est amené à répondre, notamment dans le cas d’une psychose, va être pris comme aussi réel que la présente table et non comme un mot polysémantique connecté à d’autres mots.

Jeanne LAFONT

Je ne suis déjà pas d’accord quand tu dis « aussi réel que cette table ». Une table, ce n’est pas réel.

Solal RABINOVITCH

Effectivement, je confondais avec la réalité. Je devais dire « bien plus réel que cette table ».

Martine MENÈS

Cette table n’est même pas de la réalité. C’est de l’imaginaire.

Solal RABINOVITCH

Elle peut être ou ne pas être. C’est parfaitement contingent.

Martine MENÈS

Elle n’existe que parce qu’on dit que c’est une table.

Jeanne LAFONT

Elle a tout de même une fonction.

Olivier DOUVILLE

Nous voilà en plein nominalisme et réalisme. Et heureusement.

Solal RABINOVITCH

Dans le séminaire 1 il y a un petit passage sur les éléphants, où Lacan dit que le mot éléphant est bien plus réel que les individus éléphants qui sont complètement contingents.

Martine MENÈS

(À M. Rockwell.) J’ai envie de rebondir sur cette interprétation de Lacan que vous rapportez, puisque c’en est une : « il faut que vous soyez une mère pour elle » ….

Solal RABINOVITCH

….C’est une interprétation pour la conduite de la cure….

Martine MENÈS

….C’est une interprétation à l’adresse de l’interne.

Solal RABINOVITCH

Elle était sévère.

Martine MENÈS

Elle porte son poids de réel.

Jeanne LAFONT

C’est « il faut » qui porte son poids de réel. C’est un appel à sa position de médecin.

Martine MENÈS

Oui, mais c’est aussi un impossible. Être une mère a l’air impossible pour cet interne.

Olivier DOUVILLE

Raison pour laquelle « il faut ».

Claude DUMÉZIL

Il me semble en entendant cette injonction qu’elle a la qualité d’un non sens.

Martine MENÈS

Oui. C’est en cela qu’elle relève du réel. Qu’est-ce qui de l’énoncé ou de l’énonciation porte le réel ?

Claude DUMÉZIL

L’énoncé, puisque celui-ci est plus proche de l’écriture.

Olivier DOUVILLE

Il est plusieurs façons de dire il faut. Certaines n’opèrent pas.

Claude DUMÉZIL

Certes, mais cela n’est précisément pas dit pour être exécuté.

Solal RABINOVITCH

C’est pourtant ce que la patiente voulait et qu’il n’avait même pas lu.

Jeanne LAFONT

C’est la question de savoir ce qu’on fait des lettres que les analysants parfois nous écrivent pendant la cure.

Solal RABINOVITCH

Il s’agissait d’une personne psychotique. C’est autre chose.

Jeanne LAFONT

Lacan dit plusieurs fois que le réel est abordable par l’écriture.

Martine MENÈS

Ce n’est pas un hasard s’il a appelé Joyce à la rescousse.

Solal RABINOVITCH

Par l’écrit, a-t-il dit, pas par l’écriture. « L’écrit est le seul accès au réel. »

Martine MENÈS

A savoir par la matérialité de la lettre.

Olivier DOUVILLE

La lettre est souvent un support phonique.

Jeanne LAFONT

Il fait notamment allusion à la formule mathématique dans cette acception de l’écrit.

Claude DUMÉZIL

Les mathématiques ne sont-elles pas un des modes d’expression les plus répandus du réel ?

Jeanne LAFONT

Il faudrait en discuter avec des mathématiciens. Je voudrais

raconter une petite histoire très amusante. Nous avons assisté samedi dernier à un exposé d’un philosophe s’intéressant aux mathématiques. Il était très impressionnant de voir qu’au moment où il en arrivait à la formule, il allait l’écrire au tableau mais ne la disait pas. Le contraire de ce que fait un mathématicien. Quand on entend un mathématicien, on entend très bien le mot mort. Il fait sa démonstration. Puis, il y a une coupure. Il écrit sa formule au tableau et la prononce. Et on entend très bien son plaisir, au moment où il dit la formule qu’il est en train d’écrire, d’écrasement de la polysémie et même de la langue, puisqu’un Japonais pourrait dire dans sa langue la même formule en effectuant le même écrasement. Et cela m’a fait beaucoup penser au réel : le moment où la formule est prononcée. Pour tout a, b, il existe un c… et il ne fait qu’écrire des petits signes. On entend très bien que quand il ne fait qu’écrire la formule sans la prononcer, c’est indigeste.

Solal RABINOVITCH

Je pense aussi au théorème de Fermat qui attend son temps pour être démontré. En attendant, il est écrit.

Olivier DOUVILLE

Il attend quelque chose.

Solal RABINOVITCH

Il attend d’être résolu.

Jeanne LAFONT

Il y a sept questions actuelles qui n’ont ainsi pas encore trouvé de réponse. On les trouve sur Internet.

Solal RABINOVITCH

Sans compter celles de Lacan, que les analystes n’ont toujours pas démontrées.

Jeanne LAFONT

Faites-vous allusion à la conjecture de RSI ?

Solal RABINOVITCH

Non. Ce que Lacan attend des analystes est qu’ils démontrent que le rapport sexuel peut être ou non écrit. Un savoir qui attend d’être démontré.

Martine MENÈS

C’est aussi ce qui était et est attendu de la passe.

Solal RABINOVITCH

Au-delà de la passe même, c’est ce qu’il attend des analystes.

Olivier DOUVILLE

Ce qu’il attend de nous…

Claude DUMÉZIL

Quel est le poids du mot démonstration en l’occurrence ?

Solal RABINOVITCH

C’est au sens mathématique. Il le dit en une phrase dans la lettre aux Italiens : il s’agit de démontrer au sens logique.

Martine MENÈS

Pour rejoindre ce que vous disiez de la formule, le réel se situe également dans l’écrit « pur », asémantique, dans l’énonciation asémantique. Il me semble que dans les séances avec des tout petits notamment apparaît le réel de façon très présente : leur corps, ce qu’ils écrivent. Ils ne savent pas forcément ce qu’ils écrivent, mais écrivent. Les enfants peuvent ainsi avoir l’idée d’inscrire quelque chose bien avant l’acquisition du langage. Et on y voit à l’oeuvre non les jeux de la langue mais la lalangue, pas encore complètement refoulée. Il est dommage que je n’aie pas d’exemple en tête.

Françoise FABRE

J’ai entendu un exemple qui remonte à plusieurs années d’un collègue qui s’occupait de topologie : il rapportait le cas d’un petit autiste, qui ne prononçait pas un mot, mais exécutait des sortes de gribouillis, que tout le monde prenait pour des gribouillis, lui le premier, jusqu’au jour où mon confrère y a trouvé une figure topologique.

Martine MENÈS

Bizarrement le cas n’est pas rare chez les enfants autistes.

Françoise FABRE

Et lorsqu’il a pu repérer une figure topologique, cela a ouvert le champ à l’Autre et à un travail plus fructueux.

Jeanne LAFONT

Il y a quelques années j’ai commis un livre intitulé « Les dessins des enfants qui commencent à parler ». J’y rapportais plusieurs histoires d’enfants qui ne parlaient pas – autistes, c’est autre chose – et pour lesquels un travail de la cure, de l’inconscient avait eu lieu au travers du « gribouillis ». À l’époque je n’appelais pas cela du réel, mais aujourd’hui j’ignore toujours si j’appellerais cela un abord du réel. Je crois qu’on ne peut pas faire équivaloir le réel à l’insu de l’inconscient. L’inconscient est un savoir qui ne se sait pas. Faire équivaloir ce savoir qui ne se sait pas au réel est peut-être en quoi consistait la discussion de tout à l’heure. J’entends que c’est une thèse. Je ne peux même pas dire que des fois je ne le pense pas. Mais au fond je pourrais presque dire que je m’en méfie.

Claude DUMÉZIL

Mais s’agit-il là du réel ?

Martine MENÈS

Ce n’est pas ce que je disais en tout cas. Il ne s’agissait pas du savoir insu de l’inconscient.

Jeanne LAFONT

Le trauma est un savoir de l’inconscient, que je sache.

Martine MENÈS

Les enfants dont je parle là sont en deça du trauma, en tout cas de son traitement par le refoulement.

Claude DUMÉZIL

Mais ne s’agit-il là pas plutôt du réel du corps ?

Solal RABINOVITCH

Oui. Il me semble que c’est de cela qu’elle parle. Et la figure « topologique » retrouvée dans les gribouillis de l’enfant ne serait-elle pas plutôt une figure embryologique ? Au début les lignes tracées ne se croisent pas encore. Elles ne le feront qu’à un certain moment. Au début, les traits tournent, mais ne se croisent jamais.

Claude DUMÉZIL

On peut presque voir la représentation d’un univers liquide plutôt que la feuille. Les formes qu’on y voit relèvent de l’imaginaire de l’analyste.

Olivier DOUVILLE

Cela donne un milieu.

Jeanne LAFONT

Il ne s’agit pas de l’imaginaire de l’enfant.

Olivier DOUVILLE

Un milieu où les lignes s’entrecroiseront ultérieurement.

Solal RABINOVITCH

Il est question du réel du corps chez les tout petits qui commencent à gribouiller.

Martine MENÈS

Quand ils commencent à découper, en général c’est qu’ils vont mieux.

Jeanne LAFONT

Je prendrais davantage la chose du côté de la mise en acte.

Solal RABINOVITCH

Une mise en acte sur le propre corps.

Jeanne LAFONT

Non. En tant que la feuille de papier donnée par l’analyste sur son bureau, il s’agit d’une mise en acte…

Solal RABINOVITCH

Il s’agit du corps des enfants. Lorsqu’on voit des enfants jouer, c’est toujours leur corps qu’ils mettent en acte. Parler du réel du vivant.

Françoise FABRE

Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’à partir de cette représentation embryonnaire s’ouvrent plusieurs possibilités. Il est des analystes qui disent : « Tiens, tu me dessines quand tu étais dans le ventre de ta maman ».C’est un mode de dire imaginarisé.

Cet analyste qui a vu une figure topologique dans des gribouillis, lui, il n’a rien dit. Mais, ensuite, le dessin s’est organisé, étoffé, au premier degré. On voit bien là que même si l’analyste a l’idée d’une représentation embryonnaire, il peut ne pas le dire et poursuivre sans dire « Tiens, tu me dessines quand tu étais dans le ventre de ta maman. »

Jeanne LAFONT, riant.

Nous ne fréquentons pas ce genre d’analystes !

Françoise FABRE

Il se trouve tout de même qu’ils existent et se réclament autant que nous de la psychanalyse.

Jeanne LAFONT

La rencontre de l’objet topologique dans le gribouillis est une rencontre. Ce qui est réel, c’est que lorsqu’on reçoit quelqu’un régulièrement à certaines dates précises, même si c’est un enfant de six mois, il y a une rencontre. La forme qu’elle prend importe peu. Je prendrais le réel beaucoup plus du côté de cette dimension d’attente, de disponibilité. On ne peut même pas dire qu’il s’agit d’attente. C’est un vide, quelque chose par lequel il est bien positionné que ce qui va surgir dans cet espace va être lu, prendre forcément une autre fonction. C’est là l’efficace de la cure. Mais ce que j’évoquais tout à l’heure induit forcément des directions de cure différentes.

Françoise FABRE

C’est la mise en place d’une rencontre dans le transfert. Dans ce vide que tu décris, quelque chose va venir s’inscrire qui s’adresse.

Jeanne LAFONT

C’est cela qui est réel, le fait que soit mis en place la possibilité d’une adresse.

Martine MENÈS

C’est réel parce que cela s’adresse au manque, au trou. Il se trouve qu’avec les enfants, on saute le passage par la phase du sujet supposé savoir. On se trouve, pas toujours, placé directement devant l’enfant quand il est analysant s’adressant au manque dans l’Autre. Le réel est donc bien du côté de l’analyste comme trou, comme objet…

Jeanne LAFONT

….Dans cette position de le faire valoir.

Martine MENÈS

Les enfants enseignent cela. Si on ne se tient pas à cette place, qu’on s’accroche à celle du sujet supposé savoir, qu’on leur

sert du « tu me dessines ta maman », ils ne reviennent pas. Ils ne sont pas crétins. Ils savent faire la différence entre la psychanalyse et la psychologie. Ils sont très doués pour cela.

Olivier

DOUVILLE

C’est aux enfants qu’il faudrait confier les politiques de soin psychique. Mais ces gribouillis, ce ne sont pas des dessins, ce sont des traces jetées. I’activité met en jeu une telle participation du corps qu’on peut pratiquement parler d’espace interstitiel entre eux et nous.

Jeanne LAFONT

Comme un doudou.

Olivier DOUVILLE

Non, comme ces mots posés sur une feuille de papier.

Martine MENÈS

Je n’utilise même plus les feuilles avec les enfants. Je tiens des feuilles à leur disposition s’ils en veulent. Mais j’introduis des ardoises magiques. Je regrette d’y avoir pensé si tard : les ardoises magiques freudiennes ! Elles ont un succès fou. Les enfants sont très contents et moi aussi.

Olivier DOUVILLE

Celles qui sont de moins bonne qualité présentent encore des traces après effacement…

Martine MENÈS

C’est bien parce qu’il reste toujours des traces que c’est l’objet.

Françoise FABRE

Au moins ces ardoises ont le mérite de ne pas laisser de traces pour les autres, seul ce qui est inscrit dans le champ du transfert y reste.

Jeanne LAFONT

C’est là à mes yeux également un effet de réel, au sens où le social est également construit avec sa façon à lui d’affronter la manière dont une organisation humaine peut se penser.

Claude DUMÉZIL

C’est en lien avec le politique, dont vous parliez tout à l’heure.

Olivier DOUVILLE

L’argument d’un enfant dans un lieu de soin est de « faire du dessin ». Si on parle du réel c’est qu’on cherche un autre argument pour le sujet, cette sorte de logique qui prend le corps et qui écrit le corps. Tout ce que nous disons fait jouer la question du réel avec celle de la logique de l’écriture du corps dans le transfert. Les enfants ne perdent pas de temps avec cela, ce sont des gens pressés….

Martine MENÈS

La question de la hâte….

Olivier DOUVILLE

….C’est nous qui sommes agités. l’adulte est agité, mais il ne le sait pas. Il est pressé de dire que les enfants sont agités. L’enfant n’a même plus la volupté de détruire ses dessins.

Françoise FABRE

Dans une institution – je travaille avec des adultes – le fait qu’il existe un dossier, que les autres soignants peuvent consulter, ne peut avoir que des effets. À partir du moment où ce qui est dit là peut laisser une trace lue par d’autres, cela ne peut avoir que des effets.

Jeanne LAFONT

J’ai l’impression que travailler avec le réel signifie travailler avec le fait qu’on ne sait pas tout.

Solal RABINOVITCH

Ce n’est pas simplement qu’on ne sache pas tout, c’est qu’il y a un impossible à savoir. Il y a quelque chose qui est non pas interdit de savoir, mais impossible à savoir.

Olivier DOUVILLE

Nous travaillons à partir de cela.

Jeanne LAFONT

J’aimais bien ce que vous disiez tout à l’heure de se tenir à une certaine position par rapport aux psychothérapies. Effectivement, se tenir là est tout de même extrêmement subversif. Et cela ne va pas s’arrêter.

Olivier DOUVILLE

Oui. Et cela exige de nous un effort de logique considérable, et non pas de psychologie. Notre travail est dans cette logique. Et on voit les enfants arriver avec leur logique à partir du réel.

Jeanne LAFONT

Si on déplace la question de savoir si cet impossible à savoir est un « bout », une « consistance », cela devient presque antinomique avec la position en question.

Solal RABINOVITCH

Je ne suis pas d’accord. Car à partir du moment où il s’agit d’un impossible à savoir et non pas d’une absence de savoir, on peut travailler à border cet impossible à savoir par différents côtés. Les physiciens par exemple inventent des particules sur le papier, par l’écriture, et construisent ensuite d’énormes accélérateurs de particules pour les attraper. Si ce n’est pas de l’ordre du réel… C’est une façon de border l’impossible à savoir.

Marcel ROCKWELL

Ils fabriquent même des particules qui arrivent avant d’être parties !

Solal RABINOVITCH

J’adore les histoires des physiciens. Ce sont des gens formidables. Ils sont beaucoup plus drôles que les mathématiciens.

Martine MENÈS

Voilà de la hâte : arriver a

vant de partir… !

Olivier DOUVILLE

Un paradoxe admirable.

Jeanne LAFONT

J’entends également que cet impossible à savoir est toujours un processus. Il faut avoir tenté de savoir avant de déclarer l’impossibilité. C’est toujours à recommencer.

Solal RABINOVITCH

Il s’agit de démontrer que c’est impossible à savoir ou à écrire.

Jeanne LAFONT

Il s’agit de rester dans la tension.

Solal RABINOVITCH

Pour l’instant nous sommes dans la tension puisque personne n’a rien démontré. Toi, tu penses qu’il ne faut pas chercher à démontrer cela. Tu as le droit de le penser. Je disais simplement que par comparaison avec les mathématiques, Lacan attendait qu’on démontre que le rapport sexuel pouvait s’écrire ou non. Il est intéressant de voir l’homologie avec la démonstration scientifique.

Françoise FABRE

Je suis moins au fait de la question du réel que les participants à cette table mais je peux témoigner que dans ma pratique, notamment avec les psychotiques, disposer de cet outil est précieux car il permet de border. C’est parce que Lacan l’a formalisé qu’on peut s’en servir. Il permet de border tout le reste.

Jeanne LAFONT

Cela nomme, en tout cas.

Martine MENÈS

Cela nomme, par la négative. C’est une opération de soustraction. Cela ne borde pas. C’est l’inverse. À la limite on peut border le réel. Quoi qu’il en soit, quand on l’attrape avec des signifiants, on peut le border. Mais cela ne suffit pas, car il déborde toujours.

Jeanne LAFONT

Ce débordement est nécessaire à la vie, tout simplement.

Olivier DOUVILLE

Cela a pour conséquence que, dès lors qu’on a renoncé à un symbolique qui serait d’ordre transcendantal, on se retrouve amené à une autre conception de l’imaginaire que celle de l’imagination. La théorie lacanienne du réel amène une autre théorie de l’imaginaire que celle dont vous disiez qu’il s’agissait d’une espèce de néohégélianisme mal digéré, abominable. On attribue de manière incertaine et précaire à l’imaginaire une fonction de médiation, à savoir qu’on ne symbolise pas le réel sans imaginaire, mais rien que cela amène à positionner autrement la notion d’imaginaire, comme quelque chose de la stricte aliénation.

Claude DUMÉZIL

J’ai un mot pour qualifier ce nouvel imaginaire : la fiction.

Solal RABINOVITCH

Fixion ?

Claude DUMÉZIL

…ixion, si vous voulez….. Ou…ction. Quelque chose qui fasse lien entre le réel et le symbolique.

Martine MENÈS

Qui noue réel et symbolique.

Solal RABINOVITCH

D’ailleurs les dessins relèvent aussi de l’imaginaire. Il s’y présente de l’image.

Claude DUMÉZIL

L’usage que je fais de ce mot de fiction n’a rien à voir avec ce qu’on trouve dans les librairies. Ce n’est pas à prendre dans le sens de Fictions et compagnie. Il est intéressant de le confronter à la notion de semblant, beaucoup utilisée par Lacan. Il en est une dimension sans y être réductible. Le semblant a davantage à voir avec le premier imaginaire. L’importance prise par l’insistance du réel me semble de nature à changer la conception qu’on a de l’imaginaire et du semblant.

Martine MENÈS

La fiction se rapprocherait-elle du mythos ? Le discours est fait de trois nouages : logos, mythos et metis. J’y pense en lien avec les dites « nouvelles pathologies », qui en réalité n’ont rien de nouveau, mais ce qui semble nouveau c’est que les trois dimensions du discours sont dissociées. Je me suis toujours demandée en quoi ces trois dimensions du discours avaient à voir avec les trois dimensions réelle, imaginaire et symbolique. Là, vous faites un lien entre fiction et mythos. On pourrait faire un lien entre logos et symbolique. Établir un lien entre le réel et la metis serait une autre affaire. Mais la dimension du langage qui domine actuellement est la metis, celle de la démerde individuelle, de l’Ulysse moderne. Tous des Ulysse, des rusés.

Solal RABINOVITCH

Il n’est pas faux de voir dans les nouvelles pathologies la dissociation des éléments du discours.

Martine MÉNÈS

Je dois l’idée à Marilia Amorim qui travaille à Paris VIII et parallèlement dans les favelas au Brésil, à

Rio notamment. Nous avons créé dans un CMPP, avec une psychopédagogue et selon les orientations de Serge Boimare, directeur du CMPP Claude Bernard, un groupe avec des jeunes « désorganisés » à qui nous lisons l’Odyssée.

Solal RABINOVITCH

Cette lecture leur plaît-elle ?

Martine MENÈS

Cela leur fait renouer quelque chose de ces trois dimensions du discours.

Claude DUMÉZIL

Ulysse est un débrouillard, un rusé.

Martine MENÈS

Une canaille de banlieue.

Jeanne LAFONT

C’est lui dont les professeurs disent qu’il est débile, mais il n’est pas si bête. On voit très bien que dans les discours il sait très bien repérer la place de l’un et de l’autre, faire intervenir un tel pour en tirer avantage.

Solal RABINOVITCH

C’est un petit malin. Et l’histoire de Télémaque…

Martine MENÈS

… Quand il le met devant la charrue. C’est un grand moment.

Jeanne LAFONT

Cette dissociation des discours est peut-être un effet de la science. Quand ils regardent la télévision, ils sont totalement aliénés au logos qui l’a produite. Les effets que produit la science sont essentiellement la télévision, la machine à laver, la voiture. Objets impensables sans la science. Mais c’est un autre débat….

Martine MENÈS

Au contraire : la question du réel est là au centre. Tous ces jeunes qui parlent avec une langue privée, qui n’existe que pour peu, de quoi s’agit-il ? Ne sont-ils pas dans la pure énonciation, à savoir dans le réel ?

Jeanne LAFONT

On voit dans un film relativement réaliste à ce titre, intitulé « Ma 6T va craquer », des gamins qui parlent ainsi : « Est-ce qu’on va y aller ce soir ? » Et cela dure vingt minutes. On n’y entend nulle information, mais cette seule énonciation.

Solal RABINOVITCH

Y aller ou ne pas y aller, c’est le champ du possible. Ils se situent dans l’avant de l’écrit, dans le seul champ du possible. À la dernière seconde, ils en sortiront en tranchant la question. Mais ils auront élargi le champ du possible au maximum. Ce fonctionnement fait partie de ce qui caractérise les jeunes d’aujourd’hui, un champ dans lequel n’existe aucun engagement, dans lequel rien ne s’écrit.

Olivier DOUVILLE

Et quel lien fais-tu entre les nouvelles pathologies et la scission des trois modalités de discours ?

Martine MENÈS

Je me demande si les jeunes qui sont particulièrement en manque de discours et qui fabriquent un discours à usage extrêmement privé et ségrégatif n’utilisent pas cette dissociation des discours – j’ignore jusqu’à quel point ils savent ce qu’ils font – pour n’être que dans un champ où, je n’oserais dire le rêve sinon l’imaginaire, domine.

Claude DUMÉZIL

Quelque chose de la jouissance des trois registres.

Olivier DOUVILLE

Il faut qu’ils passent par une phase d’épuisement d’une proposition. Je suis un peu réticent à toute théorie sociologique rapide. C’est un peu comme de jouer avec les phrases au hasard, comme aux dés : soudain sort quelque chose.

Solal RABINOVITCH

Une langue privée ne relève pas du hasard.

Olivier DOUVILLE

Non. Mais s’agit-il bien d’une langue privée, ou plutôt d’une réduction de langue, faite de quelques holophrases ?

Solal RABINOVITCH

C’est une langue privée au sens où elle est incompréhensible à entendre et à lire – dans les SMS par exemple.

Martine MENÈS

Sauf à un petit groupe.

Claude DUMÉZIL

C’est un code, alors ?

Solal RABINOVITCH

Ce n’est pas tout à fait un code. Il s’agit tout de même d’une langue à part entière. J’ignore si elle est caractérisée par un vocabulaire restreint.

Olivier DOUVILLE

Si c’est analogue à ce que je peux observer dans les groupes d’enfants en errance en Afrique, il s’agit de langues très rudimentaires, faites la plupart du temps d’injonctions, d’ordres, et qui fabriquent des énoncés renversés en miroir. « On sort. On sort pas » fonctionne presque comme un palindrome, une succession de sonorités, répétée dans un sens et dans l’autre.

Solal RABINOVITCH

Comme des répétitions en boucle.

Olivier DOUVILLE

Mais ils peuvent parfaitement se parler autrement, avec les mots de tous les jours. Leur expression n’est pas réduite à ce phénomène. Leur expression s’y réduit quand ils vivent un moment de panique, d’être dilués dans la demande de l’autre : quand on leur demande de se séparer, d’arrêter d’errer, de se fixer. Cette langue privée est donc une façon de se souder en circonstances de panique. Toute fiction est alors éparpillée. Les lieux n’ont pas de mémoire. Leur corps n’a pas été écrit par les initiations, ni même souvent par les soins.

Claude DUMÉZIL

J’ai été surpris l’autre jour par une lycéenne, qui devait passer le bac aujourd’hui et qui me dit il y a trois jours : Je kiffe d’aller à Biarritz. Elle va passer ses vacances à Biarritz. Je comprends donc que kiffer en l’occurrence veut dire être impatient.

Solal RABINOVITCH

Cela signifie être très content. Mais ce n’est pas très récent. Elle vous le dit à vous.

Claude DUMÉZIL

Apparemment je suis le seul à ne pas savoir ce que cela veut dire. Elle m’a repéré…

Claude DUMÉZIL

Je crois qu’il vient du Maroc.

Solal RABINOVITCH

J’ai appris un mot d’aujourd’hui, que j’avais très honte de ne pas connaître, d’un très jeune patient : J
e ne t’ai pas calculé. J’étais vexée de ne pas connaître. Cela veut dire je ne te vois même pas.

Olivier DOUVILLE

On calcule puis on kiffe. Pourquoi tu me calcules ? signifie qu’est-ce que tu me veux ? L’expression vient de Marseille.

Solal RABINOVITCH

C’est la néolalangue. La lalangue est la langue de la mère.

Jeanne LAFONT

Cela signifie simplement que la lalangue bouge.

Solal RABINOVITCH

Non, la lalangue est la langue par laquelle l’enfant a appris avec sa mère à nommer des morceaux de son corps avec lesquels la mère prenait son pied. La langue des jeunes est un peu autre chose.

Olivier DOUVILLE

C’est une façon en tout cas de ne pas perdre le branchement avec la lalangue, issue de l’inquiétude d’être abandonné par la lalangue, et qui amène des phases de mutisme épouvantables chez ces gosses errants. Et ce n’est pas un refus de parler, mais parce qu’ils sont dans la crainte mélancolique d’avoir été abandonnés par ce support pulsionnel qui est la lalangue, du reste retrouvé pas nécessairement en parlant mais par la graphie, le geste…

Jeanne LAFONT

Mais cela veut dire également que les mots perdent en poids de réel. Chier aujourd’hui ne trouble plus personne. Il faut donc trouver un autre mot pour dire qu’on déteste quelque chose, ou qu’on aime – tous les mots de la jouissance. Si les mots de la jouissance s’usent, c’est bien qu’il y a un poids de réel dans la lalangue qui fait qu’ils s’usent : ils ne viennent plus dire la jouissance dont il était porteur dans la génération d’avant. Si elle dit « je kiffe », c’est que pour elle dire qu’elle était impatiente ne rendait pas compte de la charge émotionnelle de cette perspective.

Françoise FABRE

Il se trouve qu’une de mes patientes est mélancolique, donc psychotique. Elle est agrégée de lettres. De temps en temps elle part dans ce qu’en psychiatrie, on appellerait une « rumination » : les mots sont détachés et perdent leur polysémie et un sens ancré en soi. En ce moment, cela fait trois séances qu’elle est sur le verbe aimer. D’ailleurs elle a parfaitement raison, comme ont raison tous les psychotiques. Elle me dit : « C’est quoi aimer ? On aime son père, sa mère, un homme, ses enfants comme si tout cela est pareil, on les aime de la même façon ! » On voit bien là comment la différence des générations n’est pas très bien inscrite…. Elle est partie dans une angoisse autour du verbe aimer, qui témoigne de ce que justement le langage n’est pas complètement ancré dans ce qu’il véhicule. Je pensais à cela par rapport à kiffer. « Je ne m’étais jamais posé la question, mais ce verbe aimer, me disait-elle, qui peut se compléter aussi bien d’un père que de frites ou de chocolat, est aberrant ! ». Elle trouvait la langue aberrante. Elle était très habitée par cette angoisse. Mais c’est là qu’on voit à quoi sert le langage. Moi, bêtement, je lui dit que le mot aimer prend son sens avec ce qui le suit. Pour un individu constitué à peu près normalement le complément donne la différence, mais pour elle cela ne la donne pas.

Je suggère que nous en restions sur ces mots de kiffer et aimer. Je remercie tous les intervenants d’avoir si sympathiquement participé à notre table ronde et vous invite à un petit buffet avec les participants à l’autre table ronde.

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