3-Lyon-Cyrille Noirjean "La ronde des dits court"
l’aronde des dits court
(Détours, dits poétiques et analysants, échappées et tentatives de serrage de la logique de l’inconscient).
(FORMULE DES QUATRE DISCOURS)
agent Autre vérité produit
Les dits courent, aucune queue d’aronde n’arrête la « pluie de significations. » L’enjeu sera de ce ruissellement qu’un dire émerge. Ce topo, nourri de la lecture de L’Étourdit et de l’intervention de Françoise Crozat (18 septembre 2012), discute l’argument de l’année.
Le cheminement bute d’emblée sur la discussion du titre : (In)actualité de la logique de l’inconscient. Mon présupposé est qu’inconscient il y a. On aurait pu imaginer une discussion de la validité de l’hypothèse de Freud pour l’infirmer ou la confirmer, ça ne sera pas ici le point de départ. Toutefois est-il important de rappeler que l’inconscient est un postulat, celui de Freud, postulat que nous renouvelons chacun à notre tour. Cet axiome induit l’acceptation d’une duperie : se faire la dupe de l’inconscient. Quelle en est la logique ? Qu’est-ce que la logique ? Dans le dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg, la logique est ce qui concerne le lo/goj, c’est-à-dire le discours. La ronde carrée des formules nous servira de guide.
Quel discours serait le plus à même d’approcher ce qu’il en est d’une logique de l’inconscient ? Le discours de la science qu’on nous dit aujourd’hui dominant ? Le discours de la science se soutient d’une logique de la sphère, du bouclage, du concept. Conceptus signifie le fait de contenir. Contenir une totalité bien ficelée ? L’équivalence au discours l’hystérique paraît d’évidence : adresse est faite à la Science elle-même, à la Nature, afin de produire un savoir. Un savoir sûr, sur lequel s’appuyer ; il ne s’agit pas pour le discours de la science d’un savoir inconscient, plutôt se méconnaît-il inconscient. L’impossible de ce discours est d’envisager ce qui tombe du savoir, le déchet, l’ordure qui soutient l’agent d’où part l’adresse. Les mathématiques qui tentent d’annuler le sujet, d’expulser le sujet de la démonstration sont contraintes tout de même à un « je pose » ou « soit » – notons dès à présent l’emploi du subjonctif. Le soit de la mathématique équivaut à un : « Soit, l’inconscient… » Pour l’aborder par le versant sensoriel : le point qu’on oublie, lorsqu’on regarde c’est notre propre œil. L’œil regardant désigne un point aveugle – non visible. De la même manière les scientifiques qui tentent de rendre compte de l’infiniment petit témoignent de la difficulté à l’observer : la seule observation en modifie la structure (voir sur ce sujet Le rêve d’Einstein, un film de David Hickman, Arte). Lacan remarquait à propos de l’observation des rats en laboratoire que le regard du scientifique agissait comme tenant lieu de grand Autre pour le rat. Le seul discours de la science ne nous permettra pas d’aborder la logique de l’inconscient.
D’un discours dont la logique ne serait pas celle du concept, de la sphère, le discours de l’asphère… Dans l’équivoque homophonique utilisée par Lacan, on voit poindre la logique dont il relève. L’asphère, c’est ainsi que Lacan désigne la figure topologique du cross-cap de laquelle notre imaginaire se débrouille très mal – du fait de sa propriété möbienne. Pour saisir ces figures nous avons besoin de l’imaginaire. Le coup de force de Lacan est de frôler (frotter) l’imaginaire à son propre impossible : on est empêtré pour comprendre, pour expliquer ce qu’il en est des figures topologiques. Ça coince, ça rate : on bute sur un impossible potentiel (différent de l’impossible de
structure), il est possible d’acquérir une forme d’agilité dans le maniement des figures et des nœuds borroméens. La topologie des surfaces, et la topologie borroméenne induit une autre temporalité, celle propre à l’analyse, celle de l’inconscient qui n’est pas celle d’un temps comptable, d’un temps rentable. On voit tout de suite les effets de frictions de cette logique avec une société où domine le souci de rentabilité, la résultat, le rapport qualité/prix… Les analysants qui arrivent en séance en expliquant qu’ils sont épuisés, qu’ils n’ont pas de temps : le travail, la vie de famille, « je n’arrive pas à dégager du temps ». Dans la résistance, ils touchent là, la spécificité temporelle et, tant qu’ils reviennent, tressent quelque chose de cette in-actualité, d’un temps hors du journal télé, hors des actualités. L’expérience de cette autre temporalité dans la tresse (le tressage) des séances, des dits d’une séance l’autre qui ouvre à l’émergence d’un dire, s’entend dans le récit que Freud fait du rêve du Souper empêché. La belle bouchère rêve qu’elle « veux donner un souper, mais je n’ai rien d’autre en réserve qu’un peu de saumon fumé… » Elle associe rapidement sur la demande qu’elle a faite à son mari : alors qu’elle souhaite manger chaque matin un peu de caviar, elle l’a prié de ne pas lui en offrir. Freud note que c’est « après une courte pause, comme celle correspondant justement au surmontement d’une résistance » que la patiente va relater une visite rendue à son amie dont elle est jalouse et qui, elle, aime le saumon. Grâce à un dire silencieux, il n’y a pas là de perfusion de signification, il n’y a pas de réponse qui vienne f
ermer, couvrir, remplir la demande : la courte pause permet à un nouage de se faire.
La topologie s’accorde à une logique non-fermée, non-conceptuelle, et à une temporalité qui nécessite (qui comprend) le ratage. Se dessine de cette logique de l’asphère, qui évacue le dedans- dehors, qui renvoie ce qu’il en est de la psychologie des profondeurs, ou du sac du côté de la science, avec les inconvénients dits plus haut – il n’est pas question de s’écrier avec le libertin sadien « j’ai eu la peau du con » ; se dessine une logique qui n’est pas binaire, ça n’est pas le « tu veux ou tu veux pas ? ». La belle bouchère le montre : elle ne veut pas qu’on lui donne du caviar, pour continuer à en vouloir. Une logique au moins ternaire : je te dis ce que je veux pour que tu ne me le donne pas, autre manière du « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça. » L’une et l’autre proposition forme chacune un nœud borroméen.
La structure du parlêtre embrouille le message : c’est le propre du parlêtre – dit Lacan – de faire une trace fausse, pour qu’on croie qu’elle est fausse… « Il y a une chose que l’animal ne fait pas : il ne fait pas de traces fausses pour nous faire croire qu’elles sont fausses. Il ne nous fait pas de traces faussement fausses, si je puis dire ce qui est un comportement, je ne dirai pas essentiellement humain, mais justement essentiellement signifiant. C’est là qu’est la limite. Vous m’entendez bien : des traces faites pour qu’on les croie fausses et qui sont néanmoins les traces de mon vrai passage, et c’est ce que je veux dire en disant que là se présentifie un sujet, quand une trace a été faite pour qu’on la prenne pour une fausse trace, là nous savons qu’il y a, comme tel, un sujet parlant, et là nous savons qu’il y a un sujet comme cause… » (L’Angoisse, 12 décembre 1962). On entend l’histoire freudienne : « Pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas à Lemberg pour que je croie que tu vas à Cracovie alors que tu vas vraiment à Lemberg ?» La psychopathologie de la vie quotidienne offre une illustration : au japon, une nouvelle mode, des oreilles de chats et des queues de lapin en peluche, à porter sur la tête et dans le dos, des capteurs appliqués à même la peau analysent le pouls pour lire et transcrire les émotions. Oreilles et queues se mettent en mouvement selon que vous êtes concentré, détendu, amoureux, stressé, énervé, etc… Une tentative de se substituer à l’équivoque signifiante.
Revenons au nouage, le coup de génie de Lacan est de s’emparer du nœud borroméen pour montrer cette structure, pour montrer l’impossible sur lequel nous butons. Montrer car il ne s’agit pas d’une démonstration, mais d’une monstration : pas d’affranchissement de l’imaginaire, c’est
l’imaginaire qui nous permet de voir le nœud borroméen (avec les yeux du corps et d’entendre avec les yeux de l’esprit). C’est aussi l’imaginaire qui nous permet de l’écrire. « Le nœud borroméen consiste en strictement ceci que 3 en est le minimum. […] La définition du nœud borroméen part de 3. C’est à savoir que si, de 3, vous rompez un des anneaux, ils sont libres tous les 3 ; c’est-à- dire que les deux autres anneaux sont libérés. » (RSI – 10 décembre 1974). Contrairement à une chaîne ordinaire où le dénouement d’un anneau laisse les autres attachés, on commence avec trois, pour que ça tienne comme nœud il n’y a d’autre rapport de 1 à 2 qu’avec un troisième qui les nouent. Ils sont trois, mais il n’y a pas de premier, pas de deuxième ni de troisième – comme pour les prisonniers de l’apologue du Temps logique. La chronologie ne les distinguent pas, c’est une autre logique, une autre temporalité. S’il n’est pas question du temps (passé, présent, futur), nous sommes sur le pas de la porte du mode, du modal.
Ce qu’on appelle un nœud borroméen est un entrelacs, un nœud ne comporte qu’un seul brin… L’utilisation fautive, métaphorique du signifiant nœud pour entrelacs me semble pointer ce qu’il en est de notre difficulté et de notre limite imaginaire. Difficulté à envisager que le deux naît du trois… Cette logique, que j’essaie de décrire, comme vous l’entendez, se place du côté la nécessité, de ce qui ne cesse pas de s’écrire, cette logique est un effet de structure. La structure du nœud borroméen peut être attrapée par le nouage qui se fait au moment du stade du miroir : ce qui est en jeu à ce moment, c’est de faire un entrelacs qui tiennent, qui sous-tienne un sujet.
Chaque discours induit son propre impossible. Le syllogisme fameux : « Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. » En apparence, quoi de plus serré, de plus noué, de plus indépassable ? Et pourtant : « Ce qui est rare est cher, un cheval pas cher est rare, donc un cheval pas cher est cher ». Chaque discours rencontre un impossible, du même coup une nécessité, c’est-à-dire une écriture. Le cheval pas cher cher ne s’écrit pas… De même que le non-rapport, c’est un impossible radical, structurel. Le nœud borroméen, lui aussi est une écriture (Lacan écrivait au tableau et se trompait). Il n’est pas question de nier que la manipula
tion des ronds de ficelle est utile comme gymnastique de l’imaginaire, comme exercice pour combattre les impossibles potentiels, mais il faut écrire, mettre à plat le nœud. L’outil en est peut-être l’interprétation, le lieu de l’écriture est sans doute le transfert.
Nécessaire, impossible, possible, contingent sont les modes lacaniens. En grammaire, le mode désigne non pas ce qui s’occupe de situer l’action du verbe dans la durée (la chronologie), ce sont les temps qui assument passé, présent et futur ; le mode sert, dit Littré, à « exprimer les différents points de vue auxquels on considère l’existence ou l’action » et en logique, le mode, désigne l’ordre dans le raisonnement. L’écriture d’une logique et d’une grammaire qui sont forcément in- actuelles puisqu’elles ne se préoccupent pas de diachronie, pas d’une temporalité linéaire… La logique émerge de l’entre (entre-tien), de l’inter (inter-dit), ce que Freud s’attache à montrer dans Constructions dans l’analyse, en récusant la critique faite à la psychanalyse : Heads i win, tails you lose. C’est à l’énonciation qui suppose un sujet que l’analyste prête l’oreille. Nombre de poètes ont pointé ce nouage, Angelus Silésius (1624-1667) par exemple : Die Ros ist ohn Warum, sie blühet, weil sie blühet ; / Sie acht nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie sieht. La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit ; / Elle n’a de souci d’elle, ne demande pas si on la voit. Pas de sujet de l’énonciation pour la rose, en revanche les japonais de tout à l’heure, peuvent se coller des oreilles et des queues, ils n’en sont pas moins noués, ni serrés par la langue… Au contraire de la rose, ils demandent qu’on les voient et qu’on les comprennent – à noter, ici à nouveau, l’emploi nécessaire du subjonctif. In-actualité ou plutôt une a(n)-actualité qui n’exclut pas une actualisation, l’émergence de cette logique.
Ainsi peut-on attraper les références que fait Lacan au mode et modal : « Un dire dont le statut logique est de l’ordre du modal » (Lacan, L’Étourdit). Un dire, je glisse de l’inconscient au dire parce
qu’il me semble qu’avec la question du dire, émerge ce qu’il en est de la structure. Au début de L’Étourdit, deux phrases éclairent ce qu’il en est de cette logique : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. Cet énoncé qui paraît d’assertion pour se produire dans une forme universelle, est de fait modal, existentiel comme tel : le subjonctif dont se module son sujet, en témoignant. » Quelques remarques : reste oublié derrière quoi ? Derrière les dits, derrière la signification. La seconde phrase annonce que la première se donne l’apparence d’une proposition universelle (du type « tous les hommes sont mortels »), mais au-delà, il est question du mode, en l’occurrence du subjonctif, c’est au subjonctif qu’on reconnaît la trace d’un sujet. Lacan n’a écrit ni dire reste oublié, ni les dits restent oubliés, mais qu’on dise. Le cas relaté par Françoise Crozat à la précédente séance est une illustration parfaite. La fillette à la fin de la cure à propos de sa petite sœur (jamais née, la mère ayant pratiqué une ITG) pourra dire : « j’aurais aimé qu’on la garde ». Grâce à l’emploi du subjonctif on peut repérer la bascule d’un discours à un autre mettant au jour la logique qu’on traque. En passant du temps au modal, les modes se décollent les uns des autres. Possible, nécessaire, impossible et contingent dessinent leurs différences. Le nécessaire comme ce qui ne cesse pas de s’écrire. Le possible comme ce qui cesse, de s’écrire : qui cesse du fait de son inscription. L’impossible comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Et le contingent comme ce qui cesse de ne pas s’écrire. Que se passe-t-il dans l’utilisation du subjonctif par cette petite fille – que j’entends du côté du qu’on dise, pour elle ça reste oublié (ou ça resterait oublié s’il n’y avait pas un analyste) ? À un moment qui se situe dans le passé, il y avait un : j’veux qu’on la garde. Or ce qui s’est écrit, c’est l’ITG (contingent). Aujourd’hui, il y a un sujet divisé, capable de prendre cet énoncé à sa charge, de reconnaître sa validité, en modulant (je l’entends du côté musical), en modulant cet énoncé avec un impossible : on ne peut pas la garder – la vie de la petite sœur ne cesse pas de ne pas s’écrire. Mais ce dont témoigne le subjonctif c’est de l’écart : ne plus tenter vainement d’écrire ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, mais prendre la mesure (la distance), mesurer la structure afin d’ouvrir à de nouvelles écritures possibles. Arrêter de ne pas cesser, pour cesser, pour que ça puisse s’écrire et que les champs des possibles s’ouvrent… Voilà une actualisation de la logique de l’inconscient ; voilà l’émergence d’un dire, d’un nouage. Jusqu’en 1836, actualiser signifiera rendre agissant !
Qu’il reste oublié, reste la grande difficulté de ce nouage qui émerge dans le transfert, il est glissant et fugitif, on n’en veut rien savoir. Les mythologies réservent à ceux qui veulent savoir un triste sort en guise d’avertissement : Cham, le fils de Noé, maudit pour avoir voulu voir et faire voir la nudité de son père. Œdipe, dont le péché est la cupido sciendi, veut savoir. « Et ceci se paie par l’horreur que j’ai décrite : que ce qu’il voit enfin ce sont ses propres yeux, (a) jetés au sol. » (L’Angoisse, 3 juillet 1963). Tirésias, sans doute le plus savant de tous les hommes : né homme, il vivra sept années femme, avant de redevenir homme… Ainsi témoigne-t-il dans la dispute qui oppose Jupiter à Junon, et donne-t-il raison à Jupiter qui affirme que la femme prend plus de plaisir à l’acte sexuel que l’homme. Junon offensée ravit la vie de Tirésias, Jupiter, qui ne peut défaire ce qu’un autre dieu a fait, le fait devin… Tirésias mettra Thèbes sur le chemin de la vérité, par une devinette, une énigme, un mi-dire. Le savoir en place de produit, de plus-de-jouir dans le discours de l’hystérique, bascule en place de vérité de le discours de l’analyste. Savoir inconscient dont se soutient l’agent du discours de l’analyste, il deviendra agent du discours universitaire. Mi-dire de la vérité et savoir inconscient trouvent leur accord dans le discours de l’analyste.
Cet énoncé paraît d’assertion, quelles questions viennent poser les psychoses à ce « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » ? Dans cet extrait de la transcription d’une présentation de malade que fit Lacan le 13 février 1976, le patient lui décrit parfaitement la topologie des surfaces :
M. LUCAS – Il y a un langage très simple que j’emploie dans la vie courante, et il y a d’autre part un langage d’influence imaginative, où je disjoins du réel, des personnes qui m’entourent ; c’est cela le plus important : mon imagination crée un autre monde, un monde qui aurait un sens équivalent au monde dit réel, mais qui serait complètement disjoint ; les deux mondes seraient complètement disjoints. D’autre part, ces phrases imposées, dans la mesure où elles émergent pour aller quelque fois agresser la personne, sont des ponts entre le monde imaginatif et le monde dit réel.
LACAN – Oui, mais enfin, il reste ceci que vous en faites, vous en maintenez parfaitement la distinction. […] M. LUCAS – Le rêve, le monde construit par l’imagination, où je trouve mon centre de moi-même, n’a rien à voir avec le monde réel, parce que dans mon monde imaginatif, dans le monde que je me crée au niveau de la parole, j’en occupe le centre. J’ai tendance à créer une sorte de mini-théâtre, où je serais une sorte de metteur en scène, à la fois créateur et metteur en scène, tandis que dans le monde réel, je n’ai qu’une fonction de…
LACAN – Oui, là vous n’êtes pas un geai rare, si tant est que…
M. LUCAS – Non, le geai rare, c’est dans le monde imaginatif, je suis Geai rare luc as. C’est peut être à partir de mon mot As, c’est le premier qui codifie, qui a force, qui est une sorte de… j’avais employé un terme dans un de mes poèmes…
LACAN – Dans un de vos poèmes ?
M. LUCAS – J’étais le centre solitaire d’un cercle solitaire. Je ne sais pas si ce n’a pas été dit. J’ai trouvé cela assez jeune. Je crois que c’a été dit par Novalis […]
Je viens de vous dire que « ils veulent me tuer l’oiseau bleu » implique un monde où je suis sans bornes. On revient, je reviens dans mon cercle solitaire où je vis sans borne […]
LACAN – Je viens de vous faire remarquer que le cercle solitaire n’implique pas de vivre sans borne, puisque vous êtes borné par ce cercle solitaire.
M. LUCAS – Oui, mais au niveau de ce cercle solitaire je vis sans borne […] mais au niveau du réel, je vis avec bornes, parce que je suis borné, ne serait-ce que par mon corps.
LACAN – Oui. Tout ça est très juste, à ceci près que le cercle solitaire est borné.
M. LUCAS – Il est borné par rapport à la réalité tangible, mais ça n’empêche pas le milieu de ce cercle de vivre sans borne. Vous pensez en termes géométriques. »
Est-ce que le « qu’on dise… » ne peut pas rester oublié et revient se manifester ? Est-ce que le « qu’on dise » serait un effet du refoulement ?
Une hypothèse : le poème est une écriture, qui permet que « ça cesse, de s’écrire ». La parole poétique, écrivant une possibilité, permettant le passage d’un impossible potentiel à un possible. Dans le poème se produit cette bascule qui laisse entrevoir ce qu’il en est de la logique de l’inconscient. Cette intuition me vient de Lacan, dans L’Étourdit, un groupe de phrases sert de queue d’aronde : avant il est question de la topologie des surfaces, après il sera question du nouage borroméen. Ces phrases, placées entre guillemets sont adressées, mais qui parle et à qui ? : « “ Tu m’as satisfaite, petithomme. Tu as compris, c’est ce qu’il fallait. Vas, d’étourdit il n’y en a pas de trop, pour qu’il te revienne l’après midit. Grâce à la main qui te répondra à ce qu’Antigone tu l’appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j’en sphynge mon pastoute, tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tirésias et comme lui, d’avoir fait l’Autre, deviner ce que je t’ai dit. ” » Comment l’entendre sinon sur le versant poétique : la Sphinge s’adresse au petithomme, des tours du dit, il n’y en a jamais de trop. Se faire l’égal de Tirésias : abandonner la totalité close et bouclée du concept de la proposition universelle pour le pastout, passer du côté gauche au côté droit de tableau de la sexuation pour faire deviner, pour user du mi-dire.
Les poètes pointent avec une grande agilité cette structure, utilisant l’erre de la métaphore jusqu’à son point de coinçage : laisser errer la signification jusqu’au coincement du sens, jusqu’à la limite du possible de la structure. Quel étonnement de voir surgir d
e la plume de Jean-Claude
Silbermann, le même sens que celui que Lacan fait entendre-là. Chez Silbermann l’adresse s’inscrit dans le titre : Adresse du vieux des montagnes occidentales à ses disciples (depuis le camp de base).
« […] Quand vous vous serez procuré la montagne, – la montagne haute comme l’amour, profonde comme le crime -, vous dresserez sans délai ses pentes fugitives dans l’éternité.
Douces, raides ou abruptes, c’est vous seuls qui les grimperez. Vous déciderez de leur inclinaison, selon votre exigence : selon l’idée que vous vous faite du nulle part vers où vos pas vous conduisent.
On vous dira : “ Après les myrtilles, il n’y a plus rien, revenez ! ”. Pourtant, c’est là que tout fermente et se régénère, dans l’aridité.
La fameuse « récompense des sommets » n’en est pas une. Tout là haut, là haut, c’est encore une plaine à perte de vue – une savane.
Une femme vous y attend. Assise sur une pierre de fumée, un couteau de larmes à la main, elle étale sur une tartine de sable son beurre de marbre noir. »
La logique de l’inconscient, qu’on sait structuré comme un langage, nous en abordons la structure au moyen du nouage borroméen. Freud de Totem et tabou à L’Homme Moïse et la religion monothéiste maintient un espace et une fonction à son dieu Lo/goj, le mythe lui permettant de faire tenir l’ensemble. Qu’est-ce que Lacan nous propose avec le nœud, sur lequel il n’a pas placé le Phallus ? Il suggère dans RSI que le nœud est de nature à prouver l’ek-sistence de dieu. Y croire, comme on croit à sa névrose, c’est autre chose, c’est en faire une tradition, une religion. En maintenant vive (agissante) la ronde des discours, le discours psychanalytique peut imposer au social l’inactualité nécessaire que les discours institués tentent de figer.
Cyrille Noirjean, 19 octobre 2012