6-Chantal Hagué"L'interprétation : là où se joue le style de l'analyste"

Je suis partie de la place si particulière qu’est la place de l’analyste : celle de soutenir le questionnement, l’ouverture, l’énigme chez le sujet qui vient le trouver, l’énigme de son désir. L’analyste n’est assignable à aucune autre place que celle de la question du désir. Mais comment déchiffrer l’énigme du désir ? Tel est le problème qui ouvre le champ de l’interprétation.

Celle qui est produite par le désir d’analyste, celle qui dénoue les embrouilles du sujet dans le symbolique, l’imaginaire et le réel du corps. Comment opère-t-elle ? Autant d’interrogations éthiques et techniques à la fois.

« La psychanalyse n’est pas une technique mais un discours qui encourage chacun à produire sa singularité, son exception.». C’est en relisant cette phrase que j’ai pensé que cela était valable pour l’analysant ainsi que pour l’analyste dans le cadre du transfert au moment où il va faire une interprétation, lancer une interprétation. C’est le mot lancé qui m’est venu certainement dans la mesure où une interprétation se constitue dans un mouvement de l’inconscient. Une interprétation, dans la plupart des cas, ça jaillit.

Donc c’est en lisant cette phrase qu’a surgi, dans ce travail, la question du style de l’analyste. Que l’interprétation soit directement liée au style de l’analyste peut paraître évident, en fait cette question s’est révélée plus complexe qu’elle n’y parait. En effet, comment le style de l’interprétation peut-il concerner, à la fois, la personne de l’analyste, son être et, à la fois, le désir d’analyste en tant que fonction ? C’est ce que je vous propose à la discussion ce soir.

Nous le savons, interprétation et transfert se donnent la main, dans la cure et dans l’histoire de la psychanalyse. Chaque théorie analytique a constitué une interprétation différente de l’inconscient freudien et chaque théorie du transfert a induit un certain type d’interprétation dans la cure. Il y a ainsi, tout au long de l’histoire de la psychanalyse jusqu’à nos jours, plusieurs interprétations de la psychanalyse, avec chacune évidemment une incidence différente sur la pratique et l’orientation théorique et éthique.

Par exemple, les Kleiniens qui interprètent selon la théorie, entre autres, du bon et du mauvais objet ou les AnnaFreudiens qui interprètent selon le principe de l’alliance thérapeutique. Quand je faisais du psychodrame avec les enfants, un type d’interprétation m’est revenu celle concernant l’alliance entre le moi qui résiste et la partie qui veut avancer dans la cure, ce qui a pour effet d’accentuer les pouvoirs du moi.

À propos des interventions qui ratent parce qu’elles s’adressent au moi et renforcent les résistances, je repense à ce que disait Maria Cruz Estada, dans un article publié dans AFP. Elle y parlait d’interventions énoncées auprès de parents quand l’enfant dort dans le lit de ses parents, chose très banale rencontrée souvent dans la clinique. Si l’on s’adresse à l’un des parents selon un jugement soulignant qu’il ne faut pas procéder de cette manière, ce n’est plus une interprétation et cela ne fait que renforcer la résistance parentale et cela rate.

Avec les lacaniens et selon la théorie de l’inconscient structuré comme un langage qui prend en compte le réel, s’est imposée une nouvelle notion de l’interprétation : c’est la coupure interprétative qui ouvre un espace qui, à lui seul, n’aurait aucune existence.

Nous allons y revenir.

Comme vous le constatez, je reprends là des éléments de l’argument mais ça a été le début du fil pour faire ce tour de la question de l’interprétation et, d’ailleurs, je vais repasser par des points qui ont déjà été abordés et élaborés ici, dans ce séminaire, selon mon approche. Cela sera avec mon fil.

Chaque interprétation de la psychanalyse a donc déterminé des interprétations différentes.

Mais n’en est-il pas de même pour chaque analyste, au un par un ? Sa pratique étant directement issue de ce savoir acquis dans sa propre cure, ne dépend-elle pas forcément de l’interprétation qu’il aura produite de son propre rapport à l’objet, de son rapport à l’existence, au non rapport du rapport sexuel, de la barre ou non sur l’Autre ?

À propos de l’interprétation, il y a effectivement deux textes fondamentaux de Freud, (Robert Lévy les a déjà cités ici) : celui de 1923, « Observations sur la théorie et la pratique de l’interprétation », et celui de 1937, « Constructions dans l’analyse ».

Dans le texte de 1923, Freud distingue deux phases de l’interprétation : la traduction et le sens donné à ladite traduction, c’est-à-dire son écriture et sa lecture par l’analyste. Je retiens cette phrase : « L’interprétation est un art qui consiste à extraire, du minéral à l’état brut, le contenu métallique de pensées refoulées ». Il s’agit donc là d’une première catégorie d’interprétations, celles qui visent la levée du refoulement (Par ex. celle qui souligne la répétition, celle qui fait des liens entre plusieurs éléments, ça peut être une question …)

Et on peut mesurer la valeur de l’interprétation à son effet : « L’analyste produit une interprétation si, et seulement si, il déchaîne des associations nouvelles. »

À partir des rêves de transfert, Freud repère aussi le mécanisme par lequel l’analyste commence à prendre part au désir inconscient du sujet et à pouvoir opérer à partir de ce lieu.

En 1937, Freud apporte un élément nouveau : le renoncement à aboutir, au travers du souvenir, à la totalité du déchiffrage inconscient. Non, on ne peut pas déchiffrer la totalité de l’inconscient. Freud bute sur ce que Lacan a nommé le réel. « C’est dans un joint au réel que se trouve l’incidence politique où le psychanalyste aurait place s’il en est capable ». Phrase de Lacan.

C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, les analyses se prolongent bien au-delà des découvertes liées à la levée du refoulement.

La deuxième catégorie d’interprétations concerne celles qui visent le manque.

L’analyste doit en effet risquer une interprétation ou une construction qui vise précisément ce qui manque ; c’est parce qu’il y a un vide signifiant dans la structure signifiante que nous pouvons créer à partir de ce vide. Le manque signifiant conditionne le possible. Étant donné que l’interprétation se dirige vers un lieu de manque, le fait que le patient accepte ou refuse la construction n’a aucune valeur de vérité. La vérité passe au second plan puisque le niveau de langage vers lequel se dirige l’interprétation est antérieur à l’instauration de la vérité ou de la fausseté de l’énoncé.

Cette notion est intéressante parce qu’elle nous renvoie directement à la clinique, à ces patients pour lesquels se pose la question de la vérité, d’un abus sexuel par exemple. A-t-il vraiment eu lieu ou est-il fantasmatique ? Pour contrer la tendance que nous avons à pencher pour une réponse plutôt que l’autre, nous avons, désormais, à notre disposition une possibilité de nous positionner autrement. Laquelle ? Celle de viser la perspective du réel se situant en deçà de ce qui ressortirait de l’ordre d’une vérité.

Donc, qu’est-ce qui guide l’analyste ? C’est la rencontre avec le réel.

Et que vise l’interprétation ? Le lieu du manque.

Or, précisément, ce lieu du manque est le lieu d’un possible, d’une possibilité de création et d’invention, à partir de l’interprétation. C’est la tâche de l’analyste. Son devoir même, c’est celui d’interpréter. Par conséquent, il y a là un impératif éthique qui soutient la tâche de l’analyste : ce qu’il a à savoir ordonne le devoir d’interpréter (ordonner dans le double sens de mettre en ordre et de renforc
er l’impératif).

Il y a un paradoxe du savoir de l’analyste qui soutient l’interprétation. À la fois, il lui est recommandé d’aborder chaque cas comme nouveau, laissant en suspens le savoir qui aurait pu être déposé par l’expérience, pour aller dans le sens d’un « pas d’universel » qui puisse fonder l’interprétation et, à la fois, il a à savoir et à se servir de ce savoir.

L’interprétation vise ce que Lacan appelle le dire. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » C’est cela qu’on appelle l’éthique du bien dire. C’est le niveau de langage qui n’est pas le niveau de la signification mais celui de l’équivoque du langage, qui peut, d’ailleurs, passer d’une langue à une autre.

L’interprétation produit « ce qui se lit dans ce qui s’entend » et ceci sur le fond de ce qui ne peut pas se dire. C’est vers ce qui manque dans le dit que l’interprétation doit se diriger.

Dans la cure, la possibilité d’entrer dans ce niveau du langage, dans cette zone de création de la parole, se constitue petit à petit, au fur et à mesure que la cure avance, dans un mouvement qui n’est pas progressif mais qui va et vient.

Un va-et-vient dans lequel nous abordons, dans la structure de l’inconscient, la zone étrangère au savoir, un reste de réel attrapé dans les réseaux signifiants mais étranger au signifiant. Nous l’atteignons pour le perdre juste après, au mouvement suivant.

L’interprétation quand elle est réussie, celle qui produit de la surprise, a souvent la structure d’une énigme. Et qu’est-ce qu’une énigme ? Une énonciation qui ne correspond pas à un énoncé de savoir. L’interprétation en effet ne doit pas être un énoncé de savoir car s’il en était ainsi, elle ne rejoindrait jamais la zone du langage étrangère au savoir, lieu vide et cause du désir. Quelle qu’elle soit, l’interprétation doit produire une coupure dans le discours.

Une interprétation réussie déstabilise en quelque sorte le savoir fixé. Son effet est palpable en ce que par exemple le sujet ne peut pas bien reproduire ce que l’analyste a dit, il reste en quelque sorte en suspens. Elle vise à faire surgir quelque chose qui met au travail le sujet dans sa reconstruction. L’équivoque fait vaciller ce qui était su jusque-là, elle laisse au sujet côté analysant, la part qui lui correspond dans l’élaboration du savoir. L’interprétation doit laisser à l’analysant l’espace pour pouvoir lui-même élaborer son interprétation.

Quel que soit le mode que prend l’interprétation dans les énoncés de l’analyste (allusion, question, commentaire, coupure), elle vise la même direction, celle d’une réduction du sens. Ce qui est en jeu.

Le psychanalyste est donc moins un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds qu’un linguiste. Il apprend à déchiffrer l’écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous, indéchiffrable, excepté à celui qui sait entendre. En effet, en effectuant l’articulation entre le déchiffrement de l’analysant et le chiffrage de l’analyste, par rapport à la lettre, pour le conduire au-delà de l’Œdipe, l’interprétation vise ce qu’il y a de plus radical dans le sujet. C’est ce qui distingue la psychanalyse des psychothérapies.

Dans la catégorie des interprétations qui visent le manque, il existe différents types d’interprétations :

• Il y a la scansion : par exemple en mettant un terme aux entretiens préliminaires.

Ceux-ci ne sont en principe pas le lieu où l’on se précipite dans le devoir d’interpréter : d’abord on attend que le transfert se mette en place et ensuite viendra le temps de l’interprétation, et non le contraire. Or, mettre un terme aux entretiens préliminaires pour que le travail de la cure s’engage à proprement parler représente une scansion initiale qui reste un moment déterminant pour la suite et prend valeur d’interprétation. Proposer le passage au divan quand c’est possible et parfois le maintien en face à face si cela s’avère nécessaire, revient à poser une scansion ce qui est très important à marquer. Pour ma part, cela peut être le moment où je peux mettre en évidence, pour la première fois avec tel patient, à partir d’un signifiant, quelque chose de la répétition ou de la mise en jeu de son désir.

Dans cet acte de proposer le passage au divan, l’analyste, au delà d’un simple repérage du signifiant, signifie qu’il engage, également, quelque chose de son propre désir, bien évidemment cela a des effets. L’analysant peut alors prendre acte de l’offre de parole en offrant la sienne aux risques du langage et à ses équivoques.

• On aborde, maintenant, les interprétations faisant entendre l’équivoque et les signifiants.

C’est la première fois que je parle sans prendre appui sur une vignette clinique. Pour la simple raison qu’étonnamment, aucune ne m’est venue cette fois-ci hormis un souvenir lié à mon analyse, quand j’ai entendu la toute première interprétation se fondant sur l’équivoque. J’en ai un souvenir très prégnant.

Dans un contexte où j’évoquais mes trois ans et demi et les émois déclenchés par l’arrivée d’un petit frère né prématurément qui avait monopolisé l’attention de ma mère, j’ai fait le rêve d’un corbillard rempli de bébés au milieu de laitues. Je comprenais bien confusément qu’il était question là d’un vœu de mort, ne serait-ce que du fait du corbillard, mais quand j’ai entendu mon analyste renvoyer « lai-tue » et « tue-les », je me souviens parfaitement comment je fus à la fois tétanisée devant cette vérité et à la fois dans la jubilation de découvrir comment l’inconscient pouvait produire cette écriture. Peut-être est-ce à ce moment-là que mon transfert à la psychanalyse s’est noué ?

Cet exemple m’amène à poser la question de qui interprète : l’analyste ou l’analysant ?

« Une interprétation dans l’analyse c’est aussi bête que ça, une invention de l’analyste à partir des trouvailles de l’analysant qu’il entend de traviole. »

On pourrait avoir tendance à penser qu’il y a d’un côté l’analyste qui interprète et de l’autre, l’analysant qui la reçoit. Freud, déjà le dit : « La technique que je décris délègue au rêveur le travail de l’interprétation », écrit Freud dans le deuxième livre/chapitre de sa Traumdeutung. Le rêve prouve en effet que le travail de l’inconscient constitue, à lui seul, déjà, une tentative de traduire, d’interpréter ce qui fait énigme pour un Sujet.

On voit bien dans cet exemple que c’est autant l’analysant que l’analyste. L’interprétation ne se réduit pas à un acte venant de l’analyste. Du fait du transfert, l’interprétation est autant du côté de l’analysant que du côté de l’analyste, elle est initiée par l’un et produite par l’autre, ceci est valable dans les deux sens. En définitive, peut-on dire que c’est l’inconscient lui-même qui interprète? Et que l’interprétation, tel le mot d’esprit, n’est rien moins qu’une formation de l’inconscient produite par le transfert ?

Mais comment une interprétation, impliquant le passage de la notion de représentation inconsciente à la catégorie de signifiant, opère-t-elle un changement sur le sujet ?

Sur ce point, Lacan est très clair : dans la cure, il s’agit de viser la jouissance et pour cela, le psychanalyste ne dispose que d’un seul type d’interprétation, celle qui joue sur le pur jeu de l’équivoque signifiante, celle qui passe du sens au pas de sens. L’interprétation coupure, dans ce rapport particulièrement étroit entre sens et son, fait jouer les résonances poétiques dans le dit de l’analysant et ce faisant, elle « déconstruit » l’intentionnalité de son discours.

Mais comment l’interprétation fait-elle mouche sur la jouissance ?

Radjou, dans son intervention dans l
e cadre de notre séminaire de cette année, posait la question de l’interprétation comme coupure de jouissance, en ces termes : « Qu’est-ce qui fait coupure dans la jouissance ? ».

Il s’agit là d’une question à laquelle il n’est pas si facile que ça de répondre. D’ailleurs, la jouissance, il n’est pas question de l’interpréter et il n’est même pas question de la dire.

Mais en introduisant cet effet de coupure, l’interprétation a pour objectif de dessaisir la fixation de jouissance. Il existe une incompatibilité entre la jouissance et la parole, car le fondement même du système symbolique opère l’exclusion de la jouissance. Le langage introduit un manque qui est un manque à être.

Il se produit alors un évidement dans la jouissance, l’interprétation la rabote, elle la troue comme le fait la métaphore poétique. Faire résonner l’interprétation dans les interstices du signifiant, permet une opération de vidage et donne au sujet l’opportunité d’une nouvelle élaboration.

L’équivoque ou la coupure déchire, ne serait-ce qu’un instant, l’appareil d’interprétation du monde propre à chaque sujet. La jouissance qui se libère, cesse d’être liée au reste signifiant, elle cherche un nouveau destin. Ce pas peut libérer le sujet de la fixation qui le détermine comme objet, il peut élargir les limites de sa liberté en libérant son désir.

Tout au long d’une cure, il y a un certain nombre d’interventions, toutes ne sont pas des interprétations, un dit fait interprétation quand l’effet du dire produit une soustraction de jouissance. C’est cela qui soulage le sujet quand le dit fait acte. S’il y a perte de jouissance, il y a un gain symbolique. Entre les deux, c’est le désir de l’analyste, c’est-à-dire ce avec quoi il interprète.

Brigitte Lemerer énonce cette phrase que je trouve intéressante : « L’interprétation de l’analyste est une estocade cristalline du sens qui déchire le voile du fantasme pour laisser entrevoir la vérité de la castration. »

Sur cette question de la coupure, l’article de Marc Strauss « L’équivoque et la lettre », paru dans un numéro de la revue Hétérité dont titre est La psychanalyse et ses interprétations, a l’avantage d’être très clair avec l’exemple du non usage de l’équivoque et ses conséquences. Sa lecture m’a paru éclairer cette question de l’effet de coupure de jouissance que constitue l’interprétation. Il reprend le cas de L’Homme aux rats et se demande pourquoi Freud l’a intitulé ainsi. Le mot « rat » se trouve bien sûr, au carrefour des chaînes associatives de ce patient mais « l’appellerions-nous comme cela aujourd’hui, au point où nous en sommes de nos considérations sur la lettre et l’écrit ? ».

Rappel de cette cure : un capitaine cruel qui intime à « l’homme aux rats » de rembourser une dette non fondée, à l’aide d’un supplice qui consiste à introduire des rats dans l’anus du supplicié.

Marc Strauss reprend ce que Lacan a dit de l’effet résolutoire de l’analyse de « l’homme aux rats » avec Freud sur le symptôme de l’obsession des rats, sur l’effet de guérison. C’est qu’il n’est pas dû seulement à la mise au jour des chaînes associatives, mais aussi et surtout à une interprétation de la jouissance du patient. Lorsque « l’homme aux rats » fait le récit du supplice des rats, Freud lui-même l’avait repérée, cette jouissance, à l’expression complexe et bizarre de son visage pendant qu’il parlait, expression dont Freud dit ne pas pouvoir la traduire autrement que comme l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée (Ibid.: 207). Freud observe donc que « l’homme aux rats » est véritablement horrifié, terrorisé par la jouissance sadique qui demeure en lui.

Freud note bien ce que Marc Strauss appelle la jouissance « ratière » du patient qui tient à son être de rat, jouissance de mordre, de détruire, une jouissance pulsionnelle. Mais Freud s’arrête à ce signifiant rat, à cette identification de « l’homme aux rats ».

Vous le savez, Lacan va jusqu’à considérer que cette insuffisance d’interprétation n’est pas pour rien dans la mort du sujet durant les affrontements de la Grande Guerre, mais il ne manque pas de nous interroger sur la radicalité du réel en jeu dans une analyse.

La production de ce signifiant n’est donc pas le tout de l’analyse. Il s’agit d’aller dans un au-delà de l’identification et cela a des conséquences sur la conduite de la cure et la fin d’analyse. En poursuivant la lecture de Marc Strauss : « Si le mot « rat » est du côté du signifiant, où serait la lettre ?  « Rat » est associé à « mordre » qui renvoie à une expression d’un fantasme de morsure : « se faire mordre » autant que « mordre ». La vérité inscrite dans la chaîne signifiante, c’est l’équivoque « mor-sure » qui fait entendre une « mort sûre » et qui révèle le désir du patient : sa rencontre avec un partenaire unique, la mort. Cette équivoque, entendue par Lacan, a été laissée de côté par Freud. » Cet homme aurait-il pu avoir un autre destin s’il avait eu un analyste qui aurait conduit sa cure différemment ?

« L’homme aux rats » a appris chez Freud qu’il était un rat. Cela lui a permis de se déprendre de l’emprise qu’exerçait sur lui le scénario du capitaine cruel. Mais il n’y a pas appris que le rat qu’il est et qui veut compter, mordre, posséder, maîtriser, est encore un voile. Il s’agit de poursuivre au-delà du plan du « rat », l’équivoque que l’on peut entendre révèle son être de mort auquel il ne renonçait pas. Exemple de coupure entre la lettre et le signifiant, qui nous oriente sur la question de comment entendre pour pouvoir interpréter.

J’en arrive à la question du style en précisant que la singularité du sujet qui circule à travers le transfert entre le patient et l’analyste nous conduit à la question du style de l’analyste et à son articulation avec le désir de l’analyste.

Chaque analyste a sans doute un style, une modalité singulière d’exercer, de soutenir l’expérience, bien à l’opposé de cette « neutralité bienveillante ». L’écoute et la formulation de l’interprétation sont indissociables du style. Le ton également. L’expérience quotidienne nous apprend qu’il peut soutenir, contredire, amplifier, dénier la portée d’un message. Il peut être questionnant ou au contraire surmoïque. Une interprétation, l’analyste la dit d’une certaine façon, avec un certain ton qui n’est pas un habillage, elle est une véritable manifestation qui lui vient à son insu.

En rompant le silence, l’analyste engage lui aussi son désir. J’ai parlé tout à l’heure du côté « jaillissement » de l’interprétation et l’on peut dire que les interventions qui échappent ne sont pas nécessairement les moins efficaces. Mais quand il se trouve au bord d’intervenir, quelquefois, c’est le doute qui s’insinue. Par ex : Le moment est-il bien choisi ? L’intervention n’est-elle pas prématurée ? Ne vaut-il pas mieux laisser le discours se déployer davantage ? Sans parler des doutes quand l’analyste est lui-même surpris par le son inattendu de sa propre voix et ce qu’il s’entend dire. Il y a des interventions qui viennent à l’analyste qui semblent au premier abord ne pas être une interprétation et qui, dans l’après-coup, se révèle en tant que telle.

En fait, le style concerne moins la personne de l’analyste que le désir d’analyste qui joue, dans l’interprétation, un rôle crucial. Le style devient alors, avant tout, une question éthique. Il est condition de l’acte du sujet et aussi de l’acte du psychanalyste. Interpréter constitue un acte d’une irréductible singularité. Il présentifie la marque singulière de l’analyste, dans so
n maniement du signifiant, de l’équivoque, c’est-à-dire dans sa façon singulière, inédite, de nouer le réel de la jouissance à l’objet et à l’Autre. L’interprétation serait-elle la marque du sinthôme de l’analyste ?

En fait, chacun ne s’avance dans l’analyse qu’au point où il est allé lui-même : sa position lie strictement la psychanalyse à son expérience de la cure, du contrôle, des dispositifs, de la lecture des textes théoriques, données incontournables de sa formation, cela va dépendre des psychanalystes qu’il aura rencontrés. C’est en ce sens que la responsabilité de l’analyste est lourde. Il doit savoir où il en est de son rapport à la psychanalyse, rapport qui ne va pas sans sa propre interprétation, laquelle reste sous la dépendance stricte de ce qu’il a pu ou non rencontrer dans sa cure et dans sa formation.

C’est parce que l’analyste lui-même a franchi ce point de l’angoisse de castration qu’il pourra offrir une garantie réelle à l’angoisse. Le désir de l’analyste tend à la coupure de l’objet et à obtenir la différence absolue qui est le nom lacanien de la castration. Le désir de l’analyste tient à ce savoir sur l’impossible. Il sait qu’aucun objet ne vaut plus qu’un autre. « Il n’y a pas d’objet qui ait plus de prix qu’un autre – c’est ici le deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste. »

Le style de l’analyste, dans son articulation au plus serré avec le désir d’analyste, serait en définitive la façon singulière à chaque analyste d’être là sans raison d’être, c’est-à-dire le plus loin de l’objet, dans la zone langagière du pas d’objet. Est-ce que ce serait ça, le style de l’analyste ?

Freud répétait tout le temps que sa technique n’était seulement qu’un instrument qui lui convenait à lui, mais que d’autres pouvaient inventer d’autres instruments susceptibles de mieux leur convenir pour cette pratique de la psychanalyse avec leurs patients, « car tout analyste doit assumer, selon son style, à sa façon, la responsabilité de son acte », disait-il.

Ainsi, les deux notions, tout en étant distinctes, s’entremêlent. Car le style, pour un analyste, n’est-ce pas ce qui fait écho à ce qu’il y a de plus intime et inaccessible dans l’usage subjectif de la langue ? Un intraduisible qui, pour pouvoir être évoqué, nécessite une invention ?

Lacan interprétait avec le style lacan. Certains l’ont défini comme le comble de l’artifice, à l’opposé de la simplicité classique de Freud. Tous ceux qui l’ont approché se rappellent à quel point il maniait l’art de la pose, de la mimique ou de la tonalité discordante.

Le livre « Travailler avec Lacan » est truffé de nombreuses anecdotes sur son style d’interprétation, souvent déroutant, qui dépendait directement de son style d’écoute. Mais il savait entendre la vérité du sujet. Quand il l’entendait, il pouvait la renvoyer instantanément à son émetteur. À cet analysant se sentant « foutu » il répondait : « Vous ne vous sentez pas foutu, vous êtes foutu. ». Il s’adressait au sujet même de l’inconscient. Il ne se trompait pas d’interlocuteur. Il faisait ainsi preuve d’un respect étonnant pour la singularité du sujet prêt à parler et savait aussi s’ébahir puis éclater de rire à l’apparition d’un dire. A. Didier-Weill apporte à ce sujet son témoignage : « J’ai été profondément touché par la capacité que Lacan avait de transmettre à un analysant l’étonnement inouï qui pouvait s’éprouver devant la reconnaissance énigmatique d’un dire. »

C’est donc bien au cœur du style que se trouve, dans l’interprétation, le ressort de l’acte du psychanalyste.

Cette question nous amène à la question de la formation de l’analyste. Comment restituer l’originalité de l’acte. Lacan conclut son intervention intitulée La psychanalyse et son enseignement : « […] la seule formation que nous puissions prétendre transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style ». La formation de l’analyste repose donc bien sur ce socle subjectif nécessaire mais non suffisant qui échappe à toute forme de réglementation. Selon le dire radical de Lacan le style est la seule chose qui se transmette.

Le passage à son propre style pour chaque analyste, le style qui répond au savoir de son cru n’est pas chose aisée. À quel moment l’analyste ose-t-il ? Entre le moment où il continue de chercher une garantie au savoir dans l’Autre incarné par son analyste, son contrôleur, etc., et le moment de l’acquisition de ce nouveau savoir lui ouvrant le chemin de son style, la route est longue et se continue longtemps après sa cure.

Une des acceptions du mot « style » le désigne comme un « poinçon de fer ou d’os, dont l’extrémité, pointue, servait à écrire sur la cire des tablettes et l’autre aplatie à effacer ». C’est le stylet servant à écrire en creusant sur la cire (et à effacer précisément en bouchant). L’écriture au stylet n’est pas sans rappeler l’opération du langage évoquée plus haut, cette opération d’évidement par laquelle le sujet naît de sa propre faille, premier trait, première inscription, première écriture. Lacan désignera par « fonction de l’écriture » cette fonction du réel dans le savoir. En mettant en fonction la chute de l’objet, l’analyste présentifie le vide de l’objet pour le sujet.

Je peux peut-être donner, à ce point, une réponse à l’une de mes questions : pourquoi l’interprétation serait une formation de l’inconscient produite par le transfert ? Parce que ce qui est mis en jeu dans une interprétation, c’est la formation du sujet qui exerce l’analyse, c’est-à-dire l’analyste, et dans un même temps la formation qui est à l’œuvre dans son acte.

Une interprétation qui marche, n’est-ce pas la réponse de l’analyste quand elle s’accorde, telle une partition, au style de l’inconscient ?

 

 

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