« Aimer c’est laisser l’autre être seul » Séminaire 1, Metz – P.Woloszko 10/10/2019

Aimer, c’est laisser l’autre être seul.

Séminaire I, 2019-2020.

Philippe Woloszco

Metz

 

 

 

 

J’ai repris cette citation chez Jean Allouch[1], je l’avais déjà lue dans un roman, je ne me souviens plus lequel; mais cela avait été l’occasion d’une discussion tout à fait passionnante. Elle me semble intéressante à plusieurs titres concernant le thème de cette année: « L’amour au temps du … ». Qu’en est-il de l’actualité de l’amour, en un temps où « l’on n’est plus seul » avec la communication électronique et les réseaux sociaux. En effet, aujourd’hui, on peut dater à la minute près le début d’une relation amoureuse, ce qui est le début d’un fil ininterrompu de messages, de coup de téléphone et d’images qui lie les protagonistes de cette relation, ce fil, ce lien s’arrêtera, le plus souvent, également, à la minute précise de la fin de cette relation. Alors « aimer, c’est laisser l’autre être seul » semble aller à l’envers de ce qu’il se passe aujourd’hui, sauf à interroger ce que veut dire « être seul » et de questionner l’amour, s’il peut peut parer à cet incontournable de la condition humaine où l’être est irrémédiablement seul.

Pour ce faire et pour commencer ce travail sur l’amour qui va nous engager tout au long de cette année, je vais, ce soir, pas à pas, tenter de déplier l’évolution de la pensée de Freud puis de Lacan sur l’amour. Avant cela, trois remarques sur ce titre, intéressant à plusieurs titres.

En premier lieu, un discours psychanalytique sur l’amour ne peut se faire qu’à partir de ce qu’il se passe dans la cure, celle qu’on a faite en tant qu’analysant et celles que l’on accompagne en tant qu’analyste. Autrement dit, il s’agit de parler du transfert, qui est pour Freud, comme pour Lacan, un véritable amour; avec, déjà, cette différence que pour Freud, il s’agit d’une répétition et pour Lacan d’un nouvel amour. Bien sur, on peut m’objecter que nos patients nous parlent aussi de leurs histoires d’amour, ce qui constitue une mine d’informations, souvent extrêmement précises, au même titre que la littérature, la poésie et la philosophie. Mais, n’oublions pas, que cela nous est confié dans le cadre du transfert, et que ces « informations » ne sont livrées qu’à travers le prisme de ce même transfert. Alors, ce qu’un psychanalyste peut dire de l’amour dans son champ se réfère nécessairement au transfert. « Aimer, c’est laisser l’autre être seul » n’est-il pas aussi une façon de décrire la place de l’analyste dans le transfert?

Deuxième titre: l’amour-fusion apparaît bien souvent comme le paradigme d’un amour idéal, d’un amour réussi, dont pourtant nos patients viennent témoigner de son échec. A deux, on ne fait plus qu’un, un pas seul, ce qui n’est qu’un pas vers la disparition d’un ou des deux sujets. En effet, le sucre lorsqu’il fusionne avec le café, disparaît pour ne laisser subsister qu’un goût; pour retrouver ce sucre, il faut faire disparaître le café. De plus, il me suffit d’évoquer la catastrophe de la fusion mère-enfant pour dégouter quiconque en a quelque expérience. Ainsi, si l’amour unit, il faut voir comment et donc quel lien tisse-t-il entre les amoureux? En tout cas, il ne réunit pas, sauf à considérer, que le transfert de travail qui nous réunit ce soir serait un amour collectif pour un même objet ou plutôt pour un même sujet, qui serait comme une passion collective. Ce serait confondre amour et identification collective à un même idéal du moi. Freud a-t-il réussi à se défaire de cette question?

Troisième titre: Je pense à ces amours où l’espace vital laissé à l’autre l’étouffe, l’empêche de vivre. Ici, prend place tout l’intérêt de l’hainamoration, travaillée l’an dernier. Comme ces mères qui, succombant aux angoisses de mort pour leurs enfants, les gardent avec elles, voire pour elles, les empêchant littéralement de vivre. Ou comme ces couples, dont l’amour est tellement fort, qu’il en devient envahissant confinant parfois à une jalousie maladive? Ces excès d’amour ressortissent plutôt à la haine, où on ne laisse pas l’autre « être ». C’est justement le rôle de l’analyste dans le transfert que de laisser l’analysant « être », ainsi on ne peut « être » que seul, ce qui ne veut pas dire que l’on ne peut pas être accompagné. Ainsi, la question de l’amour renvoie à la question de l’être, qui s’articule avec celle du manque à être, c’est-à-dire à celle du désir. Ainsi, nous naviguerons cette année entre l’amour comme passion de l’être avec la haine et l’ignorance;  les rapports complexes entre amour et désir et les rapports entre amour et savoir. Freud ne différencie pas amour et désir. Alors que Lacan s’est employé avec beaucoup d’insistance à tenter de différencier amour et désir, selon que l’un, l’amour, s’adresse à l’être, et que l’autre, le désir, s’adresse à l’objet, ce qui l’amènera à inventer le phallus symbolique puis l’objet a.

 

Freud ne théorisa l’amour qu’à partir de 1914 dans le texte « Pour introduire le narcissisme » et 1915 avec «  Pulsions et destin des pulsion » et «  Observations sur l’amour de transfert ». Il y reviendra en 1920 avec « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » et surtout en 1921 avec la « Psychologie des masses », quand il traite de la question de l’identification. Auparavant, il n’aura que peu écrit sur l’amour. En 1905 dans « les trois essais » il met en évidence la surestimation de l’objet. En 1911, dans « Le Président Schreber » il ébauche la question du narcissisme en écrivant: « L’individu en cours de développement (..) prend d’abord soi-même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère » . Cette même année 1911 dans « Les minutes de la Société psychanalytique de Vienne », Freud dit avoir usé des mots « amour, « érotisme » et « sexualité » de façon interchangeable. L’équivalence de ces termes subsistera plus ou moins tout au long de son oeuvre, ce qui nous le verrons, n’est pas sans poser des questions. En 1912 dans « La dynamique du transfert » il dit : « Un comportement amoureux normal réunit tendresse et sexualité, la tendresse formant le courant le plus ancien de l’histoire individuelle ». Ainsi, avant d’élaborer la deuxième topique, il avait reconnu le transfert comme un véritable amour, mais n’avait fait ressortir que la surestimation de l’objet, que l’amour était la réunion de tendresse et de sexualité et que l’amour était d’abord narcissique sans le développer plus avant. En 1915, dans « Observations sur l’amour de transfert », il précise ce qui caractérise l’amour de transfert en posant la question de savoir si l’amour de transfert est ou pas un véritable amour. Son premier argument concernant l’authenticité de l’amour dans le transfert est qu’: « Un amour véritable rendrait la malade docile, augmenterait son empressement à résoudre les problèmes que pose son cas, et cela simplement parce que le bien-aimé l’exige [2]». Cela l’amène à dire que c’est la résistance qui est à l’œuvre et qui se manifeste par une inflation amoureuse qui ne fait qu’augmenter cette même résistance. Le second argument qui « peut encore être opposé à l’authenticité de cet amour, le fait que rien, dans la situation présente ne le justifie. Ce n’est qu’un ensemble de répliques et de clichés de certaines situations passées et aussi de réactions infantiles [3]». Il amène deux éléments importants dans ce deuxième argument; le premier manifeste un déni de réalité dans l’amour de transfert. «  Rien ne le justifie » dit-il, ainsi ce qui est aimé ce ne sont pas les qualités de l’analyste, mais la situation analytique; nous reviendrons sur ce point à propos du désir d’analyste avec Lacan, en particulier dans le séminaire X « L’angoisse ». Le second élément consiste à décrire cet amour de transfert comme n’étant qu’une répétition d’un amour infantile. Il va tout de suite infirmer cet argument voulant situer l’amour de transfert comme n’étant pas un véritable amour en écrivant : « Il est exact que cet état amoureux n’est qu’une réédition de faits anciens, une répétition des réactions infantiles, mais c’est là le propre même de tout amour et il n’en existe pas qui n’ait son prototype dans l’enfance [4]». Ainsi, tout amour est formé sur le modèle des amours de l’enfance, de l’amour pour soi-même et les parents. Alors l’amour de transfert est considéré comme un amour véritable; avec cette nuance, dont il dit qu’elle n’a rien d’essentiel, concernant la nature de cet amour : « L’amour de transfert est peut-être d’un degré moins libre que l’amour survenant dans la vie ordinaire et réputé normal. On y décèle plus nettement les liens qui le rattachent à ses modèles infantiles et il se montre moins souple, moins apte à se modifier [5]». C’est ce qui est finalement l’effet de la position de l’analyste dans le transfert, car si il s’identifie aux objets proposés par l’analysant il va incarner cet amour dans une symétrie qui prendra, alors, la forme d’un amour « normal » et perdra sa caractéristique d’amour de transfert permettant une analyse et non une psychothérapie. Il résume les « traits propres à l’amour de transfert par rapport à un « amour normal », tout en lui conférant le caractère d’un amour véritable, avec une place à part : «

1- C’est la situation analytique qui le provoque;

2- La résistance qui domine la situation l’intensifie encore;

3-Ne tenant que fort peu compte de la réalité il s’avère plus déraisonnable, moins soucieux des conséquences, plus aveugle dans l’appréciation de l’être aimé, que ce que nous attendons d’un amour normal [6]». Lacan en introduisant le désir d’analyste va nuancer cette position: pour lui l’amour de transfert n’a pas une place à part, il s’agit d’un amour qu’on peut qualifier d’ordinaire, mais c’est la position de l’analyste qui est « à part » et qui donne ses traits propres à l’amour de transfert. Au cours de ce développement, Freud remarque que l’amour, tout amour, est déterminé par ce facteur infantile qui : « confère justement à l’amour son caractère compulsionnel et frisant le pathologique[7] »; l’amour est un état quasiment pathologique, d’où l’expression « maladie d’amour », ce n’est pas un état normal, ce qui amènera Lacan à positionner l’amour du côté des passions de l’être.

La première guerre mondiale a permis à Freud, avec les névroses traumatiques, d’approfondir et de refonder sa théorisation, ce qui a abouti à l’invention de la pulsion de mort. En effet, le fait qu’un symptôme ne disparaisse pas après son interprétation, qui est faite, comme on le dit aujourd’hui, de symbolique et d’imaginaire. Il y faut une troisième consistance, le réel et ses effets de jouissance; que Freud théorise sous la forme de la pulsion de mort. Cette période de guerre fut très prolixe avec des textes comme « Pour introduire le narcissisme » et « Deuil et mélancolie » entre autres. Cela est peut être du à son isolement pendant cette période de guerre et à l’effervescence de l’ouverture, nécessaire, d’une nouvelle voie de découverte de l’inconscient.

Dans le texte « Pour introduire le narcissisme » Freud assimile l’amour à l’investissement libidinal. C’est dire, à nouveau, qu’il ne fait pas de différence entre amour, désir, sexualité et érotisme. Le premier investissement libidinal se fait sur le moi; tout amour est d’abord narcissique et seulement ensuite une partie de cet investissement est dit-il « cédée aux objet »: il écrit: « Nous nous formons ainsi une représentation d’un investissement libidinal originaire du moi; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais, fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis[8] ». Tout part du moi, et quand il parle d’étayage, ( on peut entendre qu’étayer signifie poser un étais, un soutient, une construction qui vient renforcer ), cela veut dire que l’amour d’objet,  l’amour par étayage est un amour qui tire sa force de l’amour du moi, de l’amour narcissique, source de toute forme d’amour. Et Freud de poursuivre: « Nous voyons également, en gros, une opposition entre la libido du moi et la libido d’objet. Plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit[9] ». C’est la théorie dite du tube en U: quand l’un se remplit, cela se fait aux dépends de l’autre; l’investissement d’objet se fait aux dépends de l’investissement narcissique et réciproquement. Cela a une conséquence immédiate: un amour d’objet est une baisse de l’investissement narcissique, un appauvrissement du moi, dit-il, c’est-à-dire une souffrance du moi. Ainsi, il n’y a pas d’amour qui ne cause une souffrance, ou comme dit le poète : il n’y a pas d’amour heureux. C’est la clef d’une des fonctions de la religion, en particulier de la religion chrétienne, que de proposer un modèle où l’amour pourrait exister sans souffrance ou pour le moins l’atténuer. Une autre de ses fonctions consiste à faire croire que l’amour pourrait exister sans haine, ce que réfute la psychanalyse avec le concept d’hainamoration, et que nous ne pourrons éluder en travaillant la question de l’amour, avec, en particulier, cette aporie qu’est le : « Aime ton prochain comme toi-même ».

Ce qui est aimé est ce qui satisfait la pulsion, qui pour Freud apparaît comme indifférenciée dans un premier temps, pour se distinguer dans un second temps avec l’objet en pulsions du moi et pulsions sexuelles. En effet, il écrit: « Enfin, concernant la distinction des sortes d’énergie psychique, nous concluons que tout d’abord, dans l’état de narcissisme, elles se trouvent réunies, indiscernables pour notre analyse grossière; c’est seulement avec l’investissement d’objet qu’il devient possible de distinguer une énergie sexuelle, la libido, d’une énergie des pulsions du moi [10]». Cela semble contradictoire avec sa théorie du tube en U, on ne voit pas comment s’il y a deux énergies différentes l’une pourrait abaisser l’autre; notre conception de l’hainamoration et d’une seule pulsion dans une structure moebienne semble résoudre cette contradiction, où la mise en place de deux énergies ou deux pulsions peut être réduite à une vision didactique de ces questions.

Poursuivons la lecture de ce texte où Freud nous amène à l’objet sexuel par étayage. Il écrit: « Les pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que plus tard; mais cet étayage continue à se révéler dans le fait que les personnes qui ont affaire à l’alimentation, les soins, la protection de l’enfant deviennent les premiers objets sexuels; c’est en premier lieu la mère ou son substitut [11]». L’amour s’origine fondamentalement du narcissisme; de l’amour de soi-même. Mais, il nous fait part d’une surprise pour lui, à savoir que des pervers et des homosexuels « ne choisissent pas leur objet d’amour ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne. De toute évidence, ils se cherchent eux-mêmes comme objet d’amour, en présentant le type de choix d’objet qu’on peut nommer narcissique [12]». Cela le conduit à dire que: « l’être humain a deux objets sexuels originaires: lui-même et la femme qui lui donne ses soins [13]». C’est ce qui donnera le modèle des amours ultérieures, évoqué plus tôt.

On peut enfin arriver à cette classification bien connue où :

« On aime:

1) Selon le type narcissique:

  1. a) Ce que l’on est soi-même. ( le narcissisme donc le moi idéal )
  2. b) Ce que l’on a soi-même été. ( l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi réel, ce qui a été perdu )
  3. c) Ce que l’on voudrait être soi-même. ( l’idéal du moi )
  4. d) La personne qui a été une partie du propre soi. ( l’autre auquel on s’est identifié, avec cette conséquence que ce que l’on aime chez l’autre c’est soi-même )

2) Selon le type par étayage: ( ou anaclitique ).

  1. a) La femme qui nourrit.
  2. b) L’homme qui protège [14]».

On perçoit, ici, la nécessité pour Freud, de faire évoluer la notion de surestimation de l’objet vers celle de l’idéalisation; dont il dit : « L’idéalisation est un processus qui concerne l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée. L’idéalisation est possible aussi bien dans le domaine de la libido du moi que dans celui de la libido d’objet [15]». C’est l’ébauche de la différenciation du moi en: moi, idéal du moi et surmoi; les deux derniers étant encore confondus, puisqu’il dit que : « La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement [16]». Ainsi, comme l’enfant s’aperçoit que son moi n’est pas aussi parfait qu’il l’imaginait, par suite des réprimandes des autres et de l’éveil de son propre jugement, il met en place un : « moi idéal ( à ) qu(i) s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé » sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de toutes les perfections[17]». C’est le modèle de l’amour, narcissique en son départ, que Freud nous livre ici, concernant aussi bien l’amour du moi que celui de l’objet. Le mécanisme en est le suivant: « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance; en ce temps là, il était lui-même son propre idéal [18]». Cela nous permet d’anticiper sur deux textes qui vont suivre « Pour introduire le narcissisme », à savoir « Pulsions et destins des pulsions » ainsi que «  Deuil et mélancolie ». Dans ce dernier texte la notion d’objet perdu est centrale, qui se trouve en rapport avec ce narcissisme primaire perdu. Quant à la question des pulsions, on peut observer que la pulsion, apparaissant tout d’abord sous la forme des pulsions de conservation du moi ( qui deviendra la pulsion de mort ), va viser à maintenir la consistance ou l’unité du moi. Elle se différenciera en pulsion sexuelle après l’introduction de l’objet en suivant: « les voies que leur montrent les pulsions du moi [19]».

En voyant à quel point, pour Freud, l’amour est narcissique en son origine et ses développements, la question se pose de savoir comment un sujet peut aimer un autre? En particulier, dans le sens de quelle manière, dans sa singularité, le fait-il? Quelles sont les modalités de sa jouissance dans l’amour qu’il porte à un autre? C’est ce qu’il y a à repérer dans l’amour de transfert, là où le sujet se manifeste en tant que sujet.

Dans la fin de son texte sur le narcissisme, Freud définit ce qui serait, selon lui, un amour heureux. Il indique: « qu’être aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d’objet narcissique [20]». Alors que, aimer, au contraire, abaisse le sentiment d’estime de soi; « l’amoureux est humble et soumis[21] », nous dit-il; il s’agit de «blessure infligée au moi par les tendances sexuelles[22] »; en particulier dans le transfert ou lorsque la libido est refoulée, c’est-à-dire que la satisfaction amoureuse est impossible. Ainsi, si: « Aimer, en soi, comme désir ardent et privation, abaisse le sentiment d’estime de soi; être aimé, aimé de retour, posséder l’objet aimé relève ce sentiment [23]». Soulignons, ici, que Freud assimile amour et désir et qu’aimer est une privation, alors qu’en est-il d’un amour heureux? Il donne deux indications: « Le retour au moi de la libido d’objet, sa transformation en narcissisme, représente en quelque sorte le rétablissement d’un amour heureux, et inversement un amour réel heureux répond à l’état originaire où libido d’objet et libido du moi ne peuvent être distinguées l’une de l’autre[24] ». Il s’agit de transformer la libido d’objet en libido du moi, tels qu’ils ne peuvent plus être distingués l’un de l’autre. Il se présente, alors, plusieurs solutions: soit ne plus ou ne pas aimer, il n’y a alors pas d’amour heureux, ce que l’on observe souvent en clinique, des sujets qui ne font plus d’investissement amoureux; soit une solution délirante avec l’érotomanie, qui ne semble, à terme, pas être une franche réussite d’un amour heureux; soit la solution d’un «amour passionnel » où pour le dire vite l’image de l’autre vient se substituer au narcissisme du sujet. Il faudra attendre 1921 avec la « Massenpsychologie » , pour que Freud, avec la question de l’identification, déplie ce qu’il en est , où « l’objet est traité comme le moi propre », c’est-à-dire plus précisément qu’il « remplace un idéal du moi propre, non atteint [25]». C’est la première occurence, ou ébauche, chez Freud, de ce que l’amour n’est pas une question purement imaginaire, due au fait que Freud amène la question de l’identification au trait unaire ( mécanisme symbolique ): « L’identification emprunte seulement un trait unique à la personne-objet [26]». Ce n’est que Lacan qui pourra distinguer entre imaginaire et symbolique, car l’identification de l’idéal du moi à l’objet consiste à remplacer une instance symbolique, l’idéal du moi par une image de l’autre par la personne-objet comme le dit la traduction des O.C. On peut noter également que le remplacement par l’objet de l’idéal du moi dont une des fonctions est définie par Freud comme : « l’exercice de l’examen de réalité [27]», permet de situer l’aveuglement amoureux, puisque cette réalité est perçue du point de vue de l’objet lui-même; l’ignorance apparaît ainsi consubstantielle de l’amour, de même que la haine.

Il y a lieu d’aborder ce qui vient différencier l’amour de l’identification. Dans l’identification, « le moi s’est enrichi des qualités de l’objet, il s’est « introjecté » celui-ci; dans l’amour, il s’est appauvri, il s’est abandonné à l’objet, a mis celui-ci à la place de sa partie constitutive la plus importante [28]». Il poursuit: « Dans le cas de l’identification, l’objet s’est perdu ou a été abandonné; il s’est alors ré-établi dans le moi; le moi se modifie partiellement selon le modèle de l’objet perdu. Dans l’autre cas, l’objet est resté conservé et est surinvesti en tant que tel de la part et aux dépends du moi [29]». Finalement la différence tient à ce que dans l’identification l’objet vient en place du moi, du narcissisme auquel il ajoute ses qualités; dans l’état amoureux, comme dans l’hypnose ou la psychologie des masses, l’objet vient à la place de l’idéal du moi, qui est une différenciation du moi se trouvant à l’interface entre le moi et le monde extérieur.

Venons-en au dernier texte de Freud qui me paraît essentiel concernant ce qu’il nous amène sur l’amour. Il s’agit de « Pulsions et destins des pulsions » rédigé un an après le texte sur le narcissisme, et qui vient complémenter ce qui a déjà été avancé sur l’amour.

Il y détermine ce qu’est « aimer ». Après avoir rappelé que le but de la pulsion est « le plaisir d’organe [30]», et que la vie psychique est dominée par trois oppositions:

« Sujet ( moi ) – objet ( monde extérieur ).

         Plaisir – déplaisir.

         Actif – passif »,

il définit « l’aimer comme la relation du moi à ses sources de plaisir[31] ». La première opposition s’explicite par la situation dans laquelle il n’aime que lui-même et est indifférent à l’égard du monde. Il écrit: « Sous la domination du principe de plaisir, s’effectue alors en lui ( le moi ) un nouveau développement. Il accueille dans son moi les objets offerts, dans la mesure où ils sont source de plaisir, il s’introjecte ceux-ci (..) et, d’un autre côté, expulse hors de lui ce qui, dans son intérieur propre, lui devient occasion de déplaisir ». Ainsi, c’est ce qui est source de plaisir qui est aimé et qui constitue et enrichit le moi. Le moi se change ainsi, à partir du moi-réel initial, qui a différencié intérieur et extérieur selon, dit-il, un critère objectif. Ce qui est extérieur est ce qui peut être modifié par sa motricité, et intérieur ce qui ne le peut pas. Cela implique deux conséquences, la première concerne la motricité. En effet, dans ce texte, Freud met implicitement en relation la motricité et le désir, il écrit: « Quand l’objet devient la source de sensations de plaisir, il s’instaure une tendance motrice qui veut rapprocher ledit objet du moi, l’incorporer dans le moi; nous parlons aussi, dans ce cas, de l’« attraction » qu’exerce l’objet dispensateur de plaisir, et nous disons que nous aimons l’objet [32]». Ainsi, le désir est la tendance motrice due à l’attraction pour l’objet aimé, afin d’obtenir du plaisir.

La seconde conséquence de la question intérieur-extérieur est celle-ci: « Le monde extérieur se divise pour lui en une part-plaisir qu’il s’est incorporé, et un reste qui lui est étranger. De son moi propre, il a extrait une partie constitutive qu’il jette dans le monde extérieur et ressent comme hostile[33] ». De cette différenciation primaire entre intérieur et extérieur liée à la motricité, donc au désir, en apparaît une autre, liée entièrement au plaisir, qui consacre la domination du principe du plaisir. Ainsi, dans ce qu’à développé Freud sur l’amour, il y a une certaine confusion entre amour, désir et intérieur; ce qui amène à poser autrement la question de comment aimer un autre ( que moi )? Fût-il seul, ou laissé seul?

Quant à la troisième opposition de la vie psychique, aimer-être aimé, il en a déjà été question à propos de la théorie dite du tube en U, Freud dit que c’est la même polarité activité-passivité que pour la pulsion du regarder ou du sadisme. Ce qu’il a ailleurs décrit sur le mode de masculin-féminin. Je pense qu’ajouter à cette polarité aimer-être aimer le « se faire aimer » permet d’introduire dans cette question de l’amour et du désir la question du fantasme qui ne peut pas être éludée lorsque l’on parle d’amour.

 

Avant de passer aux évolutions de la pensée de Lacan sur l’amour, pour vous aérer un peu la tête, une petite « vignette clinique » montrant que l’amour de transfert est un amour véritable, et non pas une répétition d’un amour infantile, comme l’affirme Freud et que Lacan infirme. Il s’agit d’une lettre, où l’on voit que l’auteure ne s’est pas bien sortie de cet amour de transfert. La dimension ironique de mon propos apparaît car cette lettre est celle qu’Anna Freud envoie à son amie Eva Rosenfeld qui envisageait d’entreprendre une analyse avec Freud. « Tu sais, il n’y a aucune contradiction dans le fait que tu suives une analyse là où tu préfèrerais seulement aimer. J’ai fait de même et, peut-être pour cette raison, les deux choses sont devenues pour moi inextricablement liées. A la fin, tu t’en apercevras: c’est la seule manière d’entrer en analyse. Pour l’instant tu es troublée par le sentiment que là où tu aimes, tu aimerais particulièrement être (une) bonne (personne). Tu verras qu’être bonne et être en analyse reviennent finalement au même [34]».

 

Lacan n’a pas élaboré, comme Freud, une pensée que l’on peut suivre comme un fil, il y a chez lui une recherche constante et évolutive[35]. Dans un premier temps, jusqu’en 1963 et l’invention de l’objet a, il avance beaucoup de choses, en particulier sur la différence entre amour et désir, et après beaucoup de questions sur le rapport de l’amour et du savoir.

Lacan n’a pas développé de théorie de l’amour. En effet, il n’y a pas d’interprétation de l’amour, donc à fortiori, pas de théorie de l’amour. Pour Lacan, très tôt, l’amour est une passion, une passion de l’être dans ce tripode formé avec le haine et l’ignorance. Il n’y a pas chez Lacan de théorie de la haine, pas plus que de l’ignorance. Je prend cette citation d’Allouch qui reprend cette question de l’être, abordée au début de mon propos: « De telles théories n’ont tout simplement pas lieu d’être [36]».

Il y a chez Lacan trois constantes dans ce qu’il a pu avancer concernant l’amour. La première, comme Freud, que le transfert est de l’amour. La deuxième, que l’amour est une passion, là il prend de la distance avec Freud, comme pour la troisième, le refus de l’amour platonicien, pourvoyeur d’unité, c’est le mythe d’Aristophane dans le Banquet.

Nous allons suivre pas à pas ce qu’à dit Lacan au fil des séminaires et textes pour en noter les évolutions avec de nombreuses citations qui sont toujours éclairantes.

Commençons par le séminaire I, « Les écrits techniques de Freud», où il dit: « Aussi bien depuis toujours la question de l’amour de transfert a-t-elle été liée, trop étroitement, à l’élaboration analytique de la notion d’amour. Il ne s’agit pas de l’amour en tant que l’Eros – présence universelle d’un pouvoir de lien entre les sujets, sous-jacente à toute la réalité dans laquelle se déplace l’analyse – mais de l’amour-passion, tel qu’il est concrètement vécu par le sujet comme une sorte de catastrophe psychologique[37] ». De toutes les occurrences de l’amour, de toutes les significations de l’aimer, comme quand on dit: j’aime; Lacan précise que l’amour de transfert ressortit, non pas à l’amour comme lien social, mais à l’amour passion, à celui dont Freud disait qu’il frisait la pathologie, celui dont Lacan dit qu’il est vécu comme une catastrophe psychologique. L’amour de transfert est un état amoureux au sens plein du terme, avec son caractère d’anormalité.

Lacan retient le caractère narcissique de l’amour, ce qui dans sa conception de symbolique, réel et imaginaire revient à situer l’amour dans l’imaginaire. Mais dès ce premier séminaire, il tente d’étirer l’amour du côté du symbolique. Il dit: « Si l’amour est tout pris et englué dans cette intersubjectivité imaginaire, (..), il exige dans sa forme achevée la participation au registre du symbolique, l’échange liberté-pacte, qui s’incarne dans la parole donnée [38]». L’amour ne peut pas être qu’imaginaire puisqu’il s’inscrit dans la parole et le langage.

Comme l’amour est une passion, cela permet à Lacan, de faire un premier écart entre l’amour et le désir: « L’amour se distingue du désir, considéré comme la relation limite qui s’établit de tout organisme à l’objet qui le satisfait. Car sa visée n’est pas de satisfaction, mais d’être. C’est pourquoi on ne peut parler d’amour que là où la relation symbolique existe comme telle[39] ». Il se distancie de Freud, pour qui l’amour comme le désir visaient la satisfaction, mais l’aspect symbolique renvoie l’amour à une autre dimension, celle de l’être. Ce qui lui permet de poser autrement la question freudienne de aimer-être aimé ou actif-passif, c’est-à-dire celle finalement de l’amour narcissique ou par étayage. L’amour de l’aimé, de qui désire être aimé, serait l’amour-passion, un amour capturant; et lui répondrait l’amour comme don, visant l’être aimé au-delà de ce qu’il paraît être. C’est la préfiguration de ce qu’il amènera plus tard avec cette formule célèbre: « aimer c’est donner ce que l’on n’a pas ». Je cite: « L’amour non plus comme passion mais comme don actif vise toujours au-delà de la captivation imaginaire l’être du sujet aimé, sa particularité[40] ». On peut noter que la particularité dont il parle, prépare déjà à la question de l’agalma. Si l’intersubjectivité, l’aspect imaginaire donne lieu à l’amour comme mirage, il y a une limite qui peut faire rupture. Continuons cette citation: «C’est pourquoi il peut en accepter très loin les faiblesses et les détours, il peut même en admettre les erreurs, mais il y a un point où il s’arrête, un point qui ne se situe que de l’être – quand l’être aimé va trop loin dans la trahison de lui-même, et persévère dans la tromperie de soi, l’amour ne suit plus[41] ». Cette phrase me fait évoquer la situation clinique suivante: quand pour être aimé, un sujet va trop loin dans la conformité à ce qu’il pense être le désir de l’autre, il se met dans une servitude volontaire jusqu’à y perdre son être et sa particularité, ce n’est plus d’amour dont il question mais de jouissance, d’emprise; il n’est plus aimé.

Les séminaires II et III n’apportent que peu de nouveaux éléments, citons juste du séminaire III, « Les psychoses », : « Là où la parole est absente, là se situe l’Eros du psychosé, c’est là qu’il trouve son suprême amour », Lacan dit que l’amour du psychosé a lieu, à l’opposé, là où la parole est absente.

Le séminaire IV, « La relation d’objet », remet en question certaines conceptions freudiennes sur l’amour. Lacan ne se satisfait pas d’un amour uniquement localisé dans l’imaginaire et critique la théorie dite du tube en U, comme il note une contradiction chez Freud en ce qu’il assignerait le besoin d’être aimé du côté de l’anaclitique et le besoin d’aimer du côté narcissique. Ainsi, le type d’activité propre au narcissisme impliquant la méconnaissance de l’autre (narcissisme selon Lacan) ne saurait valoir comme un oblatif besoin d’aimer[42] [43]. Puis, en s’appuyant sur le fétichisme, il évoque pour la première fois le phallus à cette place d’au-delà de l’objet aimé. Cela lui permet d’amener la question du manque. Il le fait à propos du texte de Freud sur la jeune homosexuelle[44], où il introduit aussi la question de l’amour courtois: « C’est vraiment l’amour sacré, si l’on peut dire, ou l’amour courtois dans ce qu’il a de plus dévotieux. (..) Bref, il ( Freud ) situe le rapport de la jeune fille à la dame au plus haut degré de la relation amoureuse symbolisée, posée comme service, comme institution, comme référence. (..) c’est un amour qui, en soi, non seulement se passe de satisfaction, mais vise très précisément la non-satisfaction. C’est l’ordre même dans lequel un amour idéal peut s’épanouir – l’institution du manque dans la relation à l’objet[45] ». L’institution du manque, ici, localisée dans la relation à l’objet sera rapidement corrigée; elle a lieu non pas dans le sujet aimant mais dans l’autre, plus précisément au-delà de l’autre. Ainsi, en tirant l’amour aussi du côté du symbolique, il va au-delà de ce que disait Freud, pour qui rappelons-le, est aimé ce qui permet la satisfaction de la pulsion. Ce n’est plus la satisfaction qui est recherchée, mais la non-satisfaction, car ce qui est aimé c’est ce qui manque à l’autre, et se trouve au-delà de ce qu’il est ( au sens de l’être, la question de l’être revient ici ). Le manque est représenté, en 1956-57, par le phallus.

Puis, dans ce séminaire, Lacan revient sur la question du don, lors de la séance du 23 janvier 1957. Il dit: « Ce qui intervient dans la relation d’amour, ce qui est demandé comme signe d’amour, n’est jamais que quelque chose qui ne vaut que comme signe. Ou pour aller encore plus loin, il n’y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d’amour, que le don de ce qu’on a pas. Mais remarquons bien que la dimension du don n’existe qu’avec la dimension de la loi. ( .. ) car ce qui établit le relation d’amour, c’est que le don est donné, si l’on peut dire, pour rien ». On peut remarquer que Lacan dit qu’on aime avec des signes et qu’on désire avec du signifiant. Il poursuit: « L’amour se fabrique comme un langage de signes. (..) le don d’amour est don de signes, don d’un signe qu’on n’a pas, du phallus ». On peut entendre d’une part que le phallus n’est pas un signifiant à ce moment pour Lacan, et d’autre part que cette assertion « donner ce qu’on n’a pas », dont Lacan dit que c’est la définition de l’amour, est à entendre en tant que ce qu’on n’a pas c’est justement le phallus. Ainsi, le don du phallus est inséparable du don de rien, est nécessairement don de rien. Il s’agit donc d’un don symbolique, don d’un objet symbolique.

Dans le séminaire V, «  Les formations de l’inconscient », Lacan travaille la question du désir, de la demande et du besoin. La demande d’amour est le fond de toute demande, ainsi toute demande non triviale adressée à un psychanalyste est dans son fond demande d’amour. Quelques citations: « .. cette structure essentielle de la demande selon laquelle, en tant qu’elle est reprise par l’autre, elle doit être essentiellement insatisfaite, il y a tout de même une solution, la solution fondamentale, celle que tous les êtres humains cherchent depuis le début de leur vie jusqu’à la fin de leur existence. Puisque tout dépend de l’Autre, la solution c’est d’avoir un Autre tout à soi. C’est ce qu’on appelle l’amour[46] ». Une demande est demander le don de la présence de l’otre: « La demande, par le seul fait qu’elle s’articule comme demande, pose expressément, même si elle ne le demande pas, l’autre comme absent ou présent, et comme donnant ou non cette présence. C’est-à-dire que la demande est en son fond demande d’amour – demande de ce qui n’est rien, aucune satisfaction particulière, demande de ce que le sujet apporte par sa pure et simple réponse à la demande[47] ». Il revient aussi sur amour et désir: « Désirer est s’adresser à l’otre comme objet tandis qu’aimer est en appeler à l’otre dans son être[48] ».

Lors du séminaire VI « Le désir et son interprétation », Lacan continue à chercher ce qui différencie amour et désir et ça ne se simplifie pas! Il dit lors de la séance du 17 juin 1959: « L’amour se distingue du désir, considéré comme la relation limite qui s’établit de tout organisme à l’objet qui le satisfait. Car sa visée n’est pas de satisfaction, mais d’être ». Lacan donne une indication en 1973 à Milan sur «  l’être »: « L’amour, lui, vise l’être, et il faut bien dire que, comme l’a très bien dit, accentué, marqué Freud: « L’amour est narcissique », parce qu’il n’y a pas d’autre support à donner au terme d’être[49] ». Ainsi, « l’être », à entendre dans les trois registres: symbolique, imaginaire et réel, se supporte du narcissisme, qui est purement imaginaire.

Dans la séance du 7 janvier 1959, Lacan illustre cette question du rapport entre désir et amour, ce que je vais tenter de transmettre. Il évoque le phallus, objet imaginaire, « qu’il nous faut concevoir comme le signifiant du sujet[50] ». Ce signifiant est particulier en ce qu’il est sans signifié. Il explique que: « dans le rapport, fut-il le plus amoureux, entre un homme et une femme, […], le désir se trouve au-delà de la relation amoureuse de la part de l’homme[51] »; car le désir de l’homme, c’est le phallus symbolisé par la femme de sorte que « l’homme y retrouve le complément de son être ». Donc l’objet du désir est le phallus, qui « retrouvé » permet à l’homme d’ « être », c’est-à-dire ce qui est visé par l’amour et ainsi ce désir est réalisé. Lacan commente cette affaire ainsi: « C’est justement dans la mesure où l’homme, dans l’amour, est véritablement aliéné à ce phallus, objet de son désir, qui réduit pourtant dans l’acte érotique la femme à être un objet imaginaire, que cette forme du désir sera réalisée[52] ». Du côté de la femme, dans le rapport de la femme à l’homme: « ce que la femme trouve dans l’homme, c’est le phallus réel, et donc son désir y trouve, comme toujours, sa satisfaction. Effectivement elle se trouve en posture d’y voir une relation de jouissance satisfaisante[53] ». Donc l’homme trouve le phallus imaginaire, et c’est donc le désir qui apparaît au-delà de l’amour dans une satisfaction sur le plan imaginaire. Alors que la femme trouve le phallus réel et c’est: « justement c’est dans la mesure où la satisfaction du désir se produit sur le plan réel que ce que la femme effectivement aime, et non pas désire, c’est cet être qui, lui, est au-delà de la rencontre du désir et qui est justement l’autre, à savoir l’homme en tant qu’il est privé du phallus, en tant précisément que par sa nature d’être achevé, d’être parlant, il est châtré[54] ». On aime un « être » pour ce qu’il n’a pas ( l’objet, le phallus ), et on désire un objet réel ou imaginaire. Amour et désir se distinguent, ici, autour du phallus, entre l’être ( au sens de la question de « L’être » ) et l’avoir. ( Et non pas entre être le phallus et l’avoir ).

Nous arrivons au séminaire VII, « L’éthique de la psychanalyse », avec en particulier la question de l’amour courtois. L’amour courtois est finalement une sublimation, c’est la fin comme entreprise militaire, de l’amour conquête, de l’amour prise de possession de l’aimé, dit Allouch[55], qui ajoute que: « Lorsqu’il est question de l’amour courtois, il ne s’agit guère, pour Lacan, de situer l’amour selon ses propres coordonnées ( R.S.I. ); il s’agit de la chose et de la sublimation, et l’amour courtois n’intervient là qu’au titre de moyen[56] ». Ainsi, il ne s’agit pas de l’amour, mais du désir. A vouloir penser l’amour comme une sublimation ( la dame en lieu et place de la chose ), l’amour n’est plus au rendez-vous. Ainsi, l’amour n’est pas une sublimation. La distinction entre amour et désir est toujours problématique dans ce séminaire et peut être résumée par cette formule: « Ce serait mon être que tenterait de joindre le chemin de mon désir lorsque mon désir se dirige vers l’être d’un proche[57] ». Le 30 novembre 1960, Lacan pose une question qu’il reprendra dans l’année suivante dans le séminaire « Le transfert .. »: « Et c’est bien en cela que la question se pose pour un analyste, c’est à savoir quel est notre rapport à cet être de notre patient? (..) Notre accès à cet être est-il ou non celui de l’amour?[58] ».

 

Philippe Woloszko

Metz, le 10 octobre 2019.

[1] Jean Allouch. L’amour Lacan. EPEL. 2017. P10.

[2] S. Freud. Observations sur l’amour de transfert. ( 1915 ). La technique psychanalytique. P.U.F. 1977. P125.

[3] Ibid. P 126.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid. P 127.

[7] Ibid.

[8] S. Freud. Pour introduire le narcissisme. La vie  sexuelle. P.U.F. Paris 1977. P83.

[9] Ibid.

[10] Ibid. P84.

[11] Ibid. P93.

[12] Ibid.

[13] Ibid. P94.

[14] Ibid. P95.

[15] Ibid. P98.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] S. Freud. Pulsions et destins de pulsions O.C. XIII. 1994. P173.

[20] Pour introduire … Op; Cit. P102.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid. P103.

[24] ibid.

[25] S. Freud. Psychologie des masses et analyse du moi. O.C. TXVI. P.U.F. 1991. P50.

[26] Ibid. P45.

[27] Ibid. P52.

[28] Ibid; PP51-52.

[29] Ibid. P52.

[30] Pulsions et destins … Op. Cit. P 173.

[31] Ibid. P 182.

[32] Ibid. P 183.

[33] Ibid. P 182.

[34] Anna Freud ( Anna Freud, Lettres à Eva Rosenfeld, 1919-1937, trad. de l’anglais et de l’allemand par Corine Derblum, Paris, Hachette Littérature, 2003, p144.) Cité par Jean Allouch dans « L’amour Lacan « .

[35] Pour tout ce développement concernant la pensée de Lacan, je me suis largement inspiré du livre de Jean Allouch; « L’amour Lacan ». Op. Cit.

[36] Ibid. P 22.

[37] J. Lacan. Les écrits techniques de Freud. Seuil. P 129-30.

[38] Ibid. P 242.

[39] Ibid. P 298.

[40] Ibid. Séance du 7 juillet 1954.

[41] Ibid.

[42] J. Allouch. Op. Cit. P 87-88.

[43] Je ne fais la même lecture de Freud, car, selon moi,  Freud situe «  être aimé » du côté du narcissisme.

[44] S. Freud. Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine. Névrose, psychose et perversion.P.U.F. 1978. Où il écrit dans une note ( P257 ): « Il n‘est pas rare qu’on rompe une relation amoureuse parce qu’on s’identifie soi-même avec l’objet, ce qui correspond à une sorte de régression au narcissisme. Après que cela s’est produit on peut facilement investir de sa libido, lors d’un nouveau choix d’objet, le sexe opposé au précédent ».

[45] J. Lacan. La relation d’objet. Séminaire IV. Seuil. P104.

[46]  J. Lacan. Les formations de l’inconscient. Séminaire V. Seuil. P 133.

[47] Ibid. P 381.

[48] Ibid. P 113.

[49] J. Lacan, intervention lors d’une réunion de la Scuola freudiana, à Milan le 4 février 1973. Cité par J. Allouch.

[50] J. Lacan. Séminaire VI. Le désir et son interprétation. Version Valas. P 210.

[51] Ibid. P 228-9.

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] Op. Cit. P 120.

[56] Ibid. P 122.

[57] Ibid P 135.

[58] J. Lacan. Séminaire VII ,  L’éthique … Séance du 30 novembre 1960. Op. Cit.

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