Au commencement était le sentiment: l’hainamoration? Philippe Woloszko, Metz 15/11/2018

Au commencement était le sentiment: l’hainamoration?

Nous allons poursuivre ce soir le travail entamé le mois dernier, à partir d’une question posée lors de la discussion. Paola Casagrande avait dit qu’après m’avoir écouté qu’il lui semblait que rien ne prouvait que la haine était antérieure à l’amour, contrairement à ce que Freud avait affirmé. Paola, par cette énonciation, a produit un véritable acte analytique. En effet, elle m’a fait entendre ce que j’avais dit, sans savoir que je l’avais dit, et me l’a fait entendre dans l’après-coup. Cela m’a mis au travail, et c’est ce travail que je vous présente ce soir.

C’est véritablement cet effet que j’attends d’un séminaire psychanalytique. Un séminaire analytique n’est pas le partage d’un savoir, ou la transmission d’un savoir, ce qui est de l’ordre du discours universitaire qui transmet un savoir constitué et donne lieu à un diplôme universitaire. Un tel diplôme ne peut d’aucune façon légitimer une pratique de l’analyse. Celle-ci ne peut se légitimer que de son acte, comme celui évoqué tout à l’heure. L’acte analytique ne peut se faire que dans le cadre d’un transfert. Lors d’un séminaire analytique, il s’agit d’un transfert de travail, qui seul, avec bien sûr le transfert dans la cure ou celui d’une analyse de contrôle permet un tel acte. Il y a, ainsi, lors d’un séminaire, transmission d’un savoir non pas d’un savoir constitué, qui peut de surcroit aussi s’y transmettre, mais d’un savoir sur l’inconscient qui débouche sur une mise au travail de l’inconscient. Ainsi, un séminaire psychanalytique n’est pas un cours, mais l’exposé d’un travail en cours, mettant en jeu l’inconscient du sujet qui s’y expose. Evidemment, cela ne peut se produire que si un sujet s’y expose et si au moins un de ceux ou celles qui y participent accepte d’y ouvrir son inconscient; d’où la nécessité du dit transfert de travail.

Pour en revenir à la question de la haine, le dire de Paola m’est apparu dans la préparation du séminaire de ce soir d’une justesse assez extraordinaire. En tenant à réaffirmer cette position qu’il n’y avait pas deux pulsions qui s’opposent, la pulsion de vie et la pulsion de mort, mais une seule pulsion dans une structure moebienne, il était logique de produire la même structure moebienne à l’égard de l’amour et de la haine. En effet, Freud écrit dans une note ajoutée en 1923 au texte sur le petit Hans: « Son opposition ( de la pulsion de destruction ou pulsion de mort ) aux pulsions libidinales vient à s’exprimer dans la polarité bien connue de l’aimer et le   haïr 1». Il énonce là, clairement, que l’amour et la haine sont l’expression, la manifestation des pulsions de vie et de mort.


1
S. Freud. Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans. O.C. IX. P123.

Mais Paola a avancé un argument, et c’est celui-ci qui est si juste. Elle pose la question de savoir si la haine est première. En effet, la seule occurence que j’ai trouvée, où Freud, admet une remise en question possible de l’opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort, c’est-à-dire de deux pulsions distinctes, est dans « Le moi et le ça » où il parle de la transformation de la haine en amour ou de l’amour en haine : « Si cette transformation est plus qu’une simple succession temporelle, donc un relais2 (ou une résolution), alors évidemment le sol vient à manquer pour une différenciation aussi fondamentale que celle entre pulsions érotiques et de mort, qui présuppose des processus physiologiques aux cours opposés 3».

Ainsi, pour Freud, il est indispensable qu’il y ait cette succession temporelle entre la haine et l’amour pour pouvoir affirmer l’existence de deux pulsions. Il apparaît alors que de savoir si la haine est première ou pas est fondamental pour soutenir cette affirmation qu’il n’y a qu’une seule pulsion.

Freud soutient donc cette position, où la haine et l’amour viennent l’un après l’autre occuper la place, voire parfois se mixer l’un à l’autre, ce qui donne l’ambivalence, sinon cela signifie qu’il ne s’agit pas de deux entités distinctes. ( Cela est contenu dans la signification du terme allemand d’ « ablösung » ). Il va ainsi logiquement avancer et soutenir que la haine est première dans le temps. En effet, pour Freud, l’extérieur, l’objet, le haï seraient au tout début identiques, et comme nous l’avons vu la dernière fois, c’est ainsi que l’objet sera constitué. Dans le même temps que se constitue l’objet, le moi est également constitué par l’effet de la haine, et se définit comme ce qui n’est ni extérieur, ni haït, ni donc objet; l’amour en tant qu’amour narcissique n’intervenant alors qu’en un temps second. Ceci est manifeste quand on rappelle que lorsque Freud découvre la pulsion de mort, il substitue celle-ci aux pulsions de conservation du moi. La haine apparaît ainsi comme le garant de la conservation du moi, après l’avoir formé. Si la haine vient d’abord, c’est donc que l’auto-conservation constitue un mobile primaire ( dans tout les sens du terme ). La haine s’alimente en quelque sorte dans le souci de soi, légitime. C’est ce qu’affirme Freud dans « Pulsions et destin des pulsions »: « On peut même affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation »4. Il y a alors une relation toutà fait intime entre le moi et le sentiment de haine, sans que l’on puisse clairement savoir lequel antécède l’autre. Nous avons évoqué le sentiment de haine, car il n’y a pas à douter que la haine soit un sentiment, le plus souvent inconscient, un affect, ce qui ne peut exister qu’après la formation du moi, donc dans un effet d’après-coup.

2 Paul-Laurent Hassoun, dans : La haine la jouissance et la loi. sous la dir. de P._L. Hassoun et M. Zafiropoulos. Psychanalyse et pratiques sociales. Anthropos. 1995. Il remarque que le mot allemand, ici traduit par « relais » et qu’il traduit par résolution, est Ablösung, qui note-t-il contient à la fois l’idée de « dissolution » (Lösung), d’ « mamortissement » (d’une hypothèque!) et de transmission par laquelle quelqu’un vient à assumer l’activité de quelqu’un d’autre: tout cela est contenu dans le « passage » de l’amour à la haine.

3 S. Freud. Le moi et le ça. O.C. XVI. P286.

4 S. Freud. Pulsions et destin de pulsions. In O.C. XIII. P185. (P41 in Métapsychologie, Idées Gallimard.)

Ceci n’est pas sans contradictions, relevons celle-ci concernant l’identification, largement évoquée lors du dernier séminaire, ici même, où en particulier c’est lors de la première identification, phase du miroir pour Lacan, que se constituent le moi et l’objet. Freud écrit dans « La psychologie collective et analyse du moi »: « La psychanalyse voit dans « l’identification » la première manifestation d’un attachement affectif à une autre personne 5». Pour cette première relation à l’objet, Freud parle d’attachement affectif, et là il n’est pas question directement de haine, comme évoquée tout à l’heure. L’attachement affectif est le noeud de cette affaire, car il s’agit du premier sentiment, lors de l’identification narcissique comme il l’appelle dans « Deuil et mélancolie 6» . Il écrit : « L’identification est d’ailleurs ambivalente dès le début   7».   Ce   qui   laisse   entendre   que   dès   le   début   il   est   questiond’ambivalence, ce qui n’est plus tout à fait la même chose que la haine. Ceci est à l’origine d’une confusion dans la littérature analytique, où très souvent les analystes parlent d’ambivalence en lieu et place de la haine, en particulier chez les post-freudiens, mais aussi chez des lacaniens. Nous y reviendrons. L’ambivalence et la haine ne sont pas les mêmes choses. L’ambivalence est un mélange d’amour et de haine, Freud est clair dans ce texte, où il écrit: « Elle se comporte comme un produit de la première phase, de la phase orale de l’organisation de la libido, de la phase pendant laquelle on s’incorporait l’objet désiré et apprécié en le mangeant, c’est-à-dire en le supprimant 8». Il apparaît là que l’amour et la haine sont, et ceci depuis l’origine, intrinsèquement liés, voire même indissociables: aimer c’est aussi détruire. Il est ainsi difficile de soutenir que l’amour n’est pas du côté de la pulsion de mort.

Alors, d’un côté Freud nous dit que la haine est première chronologiquement et d’un autre côté il nous dit que dès le début c’est d’ambivalence qu’il s’agit. Et cette question est à l’origine de confusions, de complexités et de circonvolutions infinies pour retomber sur ses pieds. Au départ, il y a un sentiment, qualifié soit de haine soit d’ambivalence; alors on peut choisir soit de confondre haine et ambivalence, soit de penser qu’il y a au départ un sentiment complexe, peut être encore indifférencié, pour lequel le concept d’ambivalence, trop marqué, ne convient pas. En 1973, Lacan lors du séminaire « Encore » invente le terme d’ « hainamoration ». C’est le choix que nous avons fait, c’est-à-dire de penser ce premier sentiment humain est fait à la fois d’amour et de haine, tel qu’au départ, au moins, amour et haine soient indifférenciés. Ce n’est que dans un second temps que l’amour et la haine vont pouvoir progressivement acquérir chacun, mais seulement en partie, leur identité propre, tels qu’ils pourraient apparaître comme des opposés.

5 Freud. Psychologie collective et analyse du moi. In Essais de psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot. Paris. 1968. P 126.

6 « L’identification narcissique est la plus originelle ». S.Freud. Deuil et mélancolie. O.C. XIII. P271.

7 Psychologie collective et analyse du moi. Op. Cit. P127.

8 Ibid.

Ainsi, nous soutenons qu’au commencement était l’hainamoration ce qui donne à la haine et l’amour une structure moebienne. Nous pensons que Freud ne peut penser une théorisation de la psychanalyse autrement qu’en mettant en opposition deux éléments contradictoires. Dès « Les études sur l’hystérie » en 1895, il met en place le conflit psychique. Tout d’abord par l’opposition entre conscient et inconscient à partir du refoulement. Nous y trouvons le refoulé et le non-refoulé qui répond à ce processus binaire du plaisir/déplaisir. Puis, il remarque qu’il y a du plaisir dans le déplaisir. Pour en rendre compte, il lui est nécessaire de recourir à la perversion. Il invoque le masochisme, qu’il étend à toute la vie psychique, avec cette question que nous rappelions où il s’agit de savoir si le masochisme est primaire ou si c’est le sadisme qui se retourne sur le moi, thèse qu’il retiendra dans un premier temps. Ce n’est qu’en découvrant la pulsion de mort qu’il soutiendra que le masochisme est primaire et que le retournement du sadisme sur le moi est une forme secondaire du masochisme. Sadisme et masochisme s’opposent, tout en n’étant pas ni complètement différent, ni symétrique l’un de l’autre; et ayant également des sources différentes: le sadisme tient son énergie de la nécessité d’éviter le déplaisir et le masochisme d’une propriété inhérente à la matière vivante. De même, pour comprendre la question de la pulsion, il lui faut aussi une opposition entre deux pulsions ou groupes de pulsions: tout d’abord celle entre les pulsions libidinales et les pulsions du moi ou de conservation du moi; puis entre celles de vie et de mort.

Or, afin de conceptualiser le système psychique, il forme un modèle tripartite: le conscient, le préconscient et l’inconscient, où il décrit le processus psychique sous les trois rapports dynamique, topique et économique; puis un second modèle avec le moi, le ça et le surmoi. Ainsi, d’un côté il met en place un système d’opposition à deux termes, conflictuel, comme entre l’intérieur et l’extérieur, le moi et le non-moi, et de l’autre côté une structure triangulaire comme le complexe d’Oedipe. En effet, il s’agit de concilier un aspect physique ou physiologique a deux dimensions avec celui à trois dimensions qui est celui du signifiant, de l’être-parlant, de la vie psychique humaine qui n’existe qu’à partir du langage. Freud ne le produira pas; bien qu’il ait mis en place ce qui est nécessaire à une autre nformalisation. Dès les « Etudes sur l’hystérie » il parle du clivage. Il n’étudiera, partiellement, cette notion qu’à la fin de son œuvre.

Lacan, quant à lui, n’a jamais soutenu ce principe d’opposition, si ce n’est pour en montrer l’asymétrie. En effet, très vite, il va développer la question de la division du sujet, qui sera noté $, introduit pour la première fois dans le graphe lors du séminaire : « Les formations de l’inconscient » en 1957. Pour lui, il ne s’agit pas d’un conflit intra-psychique ou de deux pulsions contraires, mais de l’effet du signifiant sur un sujet dès l’entrée dans le langage. Lacan n’a pas besoin de métaphoriser cette division par la mise en évidence des oppositions. Il va de soi que cela se produit et que les apparents contraires ressortissent à des occurrences différentes du signifiant. Si Freud ne peut lâcher le concept de deux pulsions opposées et son corollaire de l’opposition de la haine et de l’amour, où la haine serait antérieure à l’amour, c’est, nous semble-t-il, par une théorisation insuffisante de la question du clivage et donc de la division subjective. Dans notre clinique, quand un sujet énonce une contradiction ou une opposition interne à son psychisme, nous ne nous posons pas la question en terme d’opposition ou de contradiction qu’il s’agirait de faire reconnaître comme telle au sujet, mais en terme de division du sujet en regard du signifiant, afin qu’au décours de la cure le sujet puisse se reconnaître comme divisé. Par exemple, quand un sujet s’interroge pour décider d’aller dans le sens de son désir, pour autant qu’il puisse en savoir quelque chose, ou d’aller vers une norme sociale, c’est- à-dire d’obéir à une injonction du surmoi qui peut lui apparaître comme venant de l’Autre, nous ne pensons pas ce qu’il se passe en tant que conflit, semblant se produire entre le moi et l’Autre, dont la résolution a pu être théorisée par un renforcement du moi, mais en tant que choix du sujet, où un sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. C’est ce qu’en disent nos patients: « J’ai à faire un choix », on est ainsi au plus près du dire du sujet. Ceci est une évolution de la théorie et de la pratique analytiques consécutive à ce que Lacan a transmis.

Nous ne pensons pas que Lacan, dans l’ensemble de ses écrits et séminaires ait pu contredire notre thèse de la structure moebienne de l’amour et la haine. Il y met toutefois deux réserves: le lien avec l’ambivalence d’une part, et d’autre part que l’amour et la haine ont deux supports différents.

Nous avons déjà abordé la relation à l’ambivalence que nous allons approfondir. Il a écrit dans « L’étourdit » que : « L’amour-haine, c’est ce dont un psychanalyste même non lacanien ne reconnaît à juste titre que l’ambivalence, soit la face unique de la bande de Moebius, – avec cette conséquence, liée au comique qui lui est propre, que dans sa « vie » de groupe, il n’en dénomme jamais que la haine 9». Il note là deux problèmes: de ne pas différencier l’amour de la haine, ce que nous nous emploierons àfaire tout à l’heure, et cela nous semble fondamental, et la confusion que nous avons évoquée, où pudiquement l’emploi dans ce sens du terme d’ambivalence désigne la haine qui transparait dans l’amour, comme si elle ne lui était pas consubstantielle. C’est ce qu’il dit dans le séminaire

9 J.Lacan. L’ÉTOURDIT. In « pas tout Lacan. Texte du 14 juillet 1972. P1438.

 

« Encore » quand il introduit cette notion nouvelle de l’hainamoration: « Si l’hainamoration, justement, elle ( la psychanalyse ) avait su l’appeler d’un autre terme que de celui, bâtard, de l’ambivalence, peut-être aurait-elle mieux réussi à réveiller le contexte de l’époque où elle s’insère 10».

Il   l’énonçait   déjà   explicitement    à   propos   du   transfert   en   1968: « ambivalence pour user du mot dont la bonne éducation psychanalytique désigne la haine 11». Or, dans le transfert, en particulier dans le transfert négatif, c’est d’une véritable haine dont il s’agit. D’ailleurs, cette haine n’est pas l’apanage de l’analysant. Ce que montre bien Luis Eduardo Prado De Oliveira dans son livre « La haine en psychanalyse12 ». Nous allons jusqu’à poser la question de savoir si la pratique de certains analystes, et non des moindres, avec certains de leurs analysants, n’a pas été de développer l’amour de transfert en haine. Nous pensons à Freud qui a pris sur son divan sa propre fille Anna, à Lacan qui a eu des relations sexuelles avec Catherine Millot et à Donald Winnicott avec son analysant Masud Khan qui en plus se recevaient en couple les uns chez les autres. Peut être ces analystes étaient- ils suffisamment forts ( ou suffisamment bons? ) pour s’arranger avec leur jouissance, mais leurs analysants? A l’évidence le concept d’ambivalence ne convient pas pour ces exemples extrêmes, contrairement à celui d’hainamoration.

Donc, au commencement était l’hainamoration, premier sentiment; à ce moment, l’amour et la haine sont encore indifférenciés. Le moi et l’objet se constituent, comme nous l’avons envisagé lors du précédent séminaire, dans un double rapport: à l’image ou Imago, en miroir, donc dans le registre imaginaire; et symbolique par un processus de subjectivation, une représentation qui est l’idéal du moi. Pour le dire autrement l’identification imaginaire, celle du moi qui est une image extérieure au sujet et une représentation interne au sujet, signifiante, qui est l’idéal du moi. Comme vous le voyez, à défaut de vous le représenter, cela se passe entre un dehors et un dedans , un moi et un non-moi qui ne sont pas superposables. C’est là que la structure moebienne peut venir simplifier les choses, où le dedans et le dehors sont sur les deux faces de la bande de Moebius, qui sont en fait une seule et même face; il en va alors de même pour le moi et l’Autre.

 

10 J. Lacan; Séminaire XX. Version Valas. P192.

11 J. Lacan. Introduction de Silicet au titre de la revue de l’école freudienne de Paris. In Pas tout Lacan. P1182. Janvier 1968.

12Luis Eduardo Prado De Oliveira. La haine en psychanalyse. Liber. Montréal. 2018.

Qu’est-ce que cette structure moebienne? Lacan l’explique bien dans le séminaire XVIII : « Or ce qu’il s’agissait de vous faire toucher du doigt, c’est la possibilité d’une inscription double à l’endroit, à l’envers sans qu’ait à être franchi un bord. C’est la structure dès longtemps bien connue dont je n’ai eu qu’à faire usage dite de la bande de Moebius 13». Il vous devient peut-être plus perceptible que cette structure moebienne vient poser d’une façon radicalement différente ces questions du dedans et du dehors et surtout du moi et de l’autre. Les opposés sont finalement en continuité, il n’y a pas de bord entre eux.

Poursuivons notre raisonnement, sur ce qui vient différencier la haine de l’amour à partir du premier sentiment qu’est l’hainamoration. Si, lors de l’identification le moi se reconnaît comme identique à « soi-même », que l’on peut écrire « soi m’aime », il va identifier le moi à l’idéal du moi, s’incorporer comme dirait Freud et ainsi se constituer comme moi, le moi s’intériorise et se trouve symbolisé, se nomme comme moi; et s’il ne lui semble pas être identique à « soi-même », il est un objet, un autre, un « soi-m’aime-pas », un « soi-haï » et reste au dehors, à l’extérieur. Ainsi, il apparaît que l’amour se situe à l’articulation de l’imaginaire et du symbolique, alors logiquement la haine devrait se situer à l’articulation de l’imaginaire et du réel, ce que nous montrerons tout à l’heure. L’amour et la haine de ce point de vue ne sont pas des opposés, mais au contraire apparaissent comme deux pôles de l’imaginaire entre le réel d’un côté et le symbolique de l’autre. Lacan amène cela dès le séminaire I sur le moi, où entre le réel et le symbolique, se trouve la troisième passion de l’être: l’ignorance14.

Les mécanismes à l’œuvre pour déterminer si on a affaire à l’amour ou la haine sont le plaisir et le déplaisir. Si la vision de l’objet identificatoire provoque du plaisir, il sera aimé, et, comme lors de la phase orale il sera incorporé et détruit. Si cette vision suscite du déplaisir l’objet sera haï, reconnu comme autre c’est-à-dire comme non-moi ou pas reconnu comme moi, extérieur et servira par la haine qui le vise à la conservation du moi. C’est le plaisir ou le déplaisir qui vont orienter et donc mettre en place cette différenciation de l’hainamoration entre ses deux pôles d’amour et de haine. Ainsi, ce qui est aimé est reconnu comme constitutif du moi, sera idéalisé et tout à fait conscient, entièrement dialectisé, significantisé, avec une consistance à la fois imaginaire et symbolique.

Alors que ce qui est haï appartient au monde extérieur, n’est pas reconnu comme partie du moi et va connaître le destin de ce qui est cause dedéplaisir. C’est dire que cet objet haï est objet de jouissance. En effet, on peut avancer que le déplaisir, dont se soutient Freud tout au long de sa découverte de la psychanalyse et dont il tire la pulsion de mort, correspond à ce que Lacan a nommé jouissance. Ainsi, ce qui est cause de déplaisir, haï est de ce fait objet de la jouissance. La jouissance est à situer dans le réel. C’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise à la logique du signifiant et pas consciente. Dans ce registre du réel la haine est pure jouissance. Ce qui apparaît alors est ceci: la haine se forme dans l’imaginaire suivant la phase du miroir, largement évoquée lors du dernier séminaire, à partir de ce premier sentiment d’hainamoration. Ce qui lui donne une consistance imaginaire, ce qui est la forme sous laquelle elle apparaît au sujet. Dans un même temps, elle devient un réel, en tant que jouissance, de façon à ce que le sujet ne puisse l’appréhender qu’en tant qu’élément imaginaire.

13 J. Lacan. Sem XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Version Valas. P4.

14 J.Lacan. Séminaire I. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Version Valas. P 742. « Ainsi se créent : à la jonction du symbolique et de l’imaginaire la passion ou la cassure, si vous voulez, ou la ligne d’arête qui s’appelle l’amour, à la jonction de l’imaginaire et du réel, celle qui s’appelle la haine, et à la jonction du réel et du symbolique, celle qui s’appelle l’ignorance ».

Cela a pour conséquence importante concernant la clinique de la haine que cet aspect imaginaire peut s’enflammer sans qu’une limite symbolique puisse agir. C’est exactement ce que l’on peut observer actuellement dans le discours public, où domine cet aspect purement imaginaire, et où la réalité se dissout dans l’imaginaire et permet toutes les exagérations tant dans le mensonge ( pudiquement nommé fake-news ) que dans les thèses complotistes et les ambiances de lynchage que l’on trouve dans le discours public, autant dans les réseaux sociaux que dans les discours des hommes et femmes politiques, même ceux qui soutiennent des positions modérées. Aujourd’hui plus personne ne peut tenir un discours politique qui ne fait pas d’une façon ou d’une autre allusion à l’immigration, aux étrangers, c’est-à-dire pour le moins référence à la haine. Tous les meurtres de masses et génocides ont été préparés par de tels discours. Ainsi, cet imaginaire de la haine vient masquer ce qu’il en est de la haine en tant que réel. Comme illustration, prenons l’exemple de ces discours: ce qu’ils viennent dire, c’est que ces étrangers, ces autres ne sont pas humains, ce sont des parasites, des cloportes, des choses, de façon à les désidentifier d’une figure à laquelle on puisse s’identifier, un semblable. Il en va de même pour ceux qui honnissent les migrants, oubliant qu’eux mêmes sont des migrants ou enfants de migrants; il se produit pour eux une désidentification. Rappelons que l’identification est un mécanisme qui allie l’imaginaire au symbolique. Donc, la question se pose de comment introduire du symbolique dans la haine? Robert Lévy, qui viendra ici en janvier prochain, nous parlera probablement de ce qu’il a appelé « l’identification idéale collective », comme une possibilité de métaphorisation, c’est-à-dire de symbolisation du réel.

Ainsi, nous avons affaire à ce qui concerne la nature réelle de la haine en tant que jouissance, c’est-à-dire la difficulté à la reconnaître, en particulier de la reconnaître comme partie intégrante et constitutive de soi comme sujet. C’est une des plus grande difficulté et résistance lors des cures pour un sujet d’arriver à se reconnaître dans sa jouissance. N’est-ce pas là le troisième pied de la passion, celle dont Lacan dit qu’elle est majeure, la passion de l’ignorance? Celle qui se caractérise par l’absence d’imaginaire. Celle qui permet de ne pas se connaître, équivalent à ne pas se reconnaître dans l’Autre.

Pour terminer, une courte remarque, faute de temps, pouvant être un prélude à un autre travail. Nous nous demandons si ce qui déclenche la haine ne serait pas une perte de jouissance, un plus-de-jouir dans le sens de moins de jouir? Nous partons de cette phrase de Pontalis: « Contrairement à ce que l’on croit, l’image du semblable, du double, est infiniment plus troublante que celle de l’Autre 15». La jouissance vise à faire du UN, à nier le symbolique et la division du sujet qui en est la conséquence, la vision du double encore plus que celle de l’Autre, renvoie à cette division subjective et ainsi entraîne une perte de jouissance. C’est cette vision du double, que Freud perçoit dans le miroir de son compartiment de train qui l’amène à écrire son texte de « l’inquiétante étrangeté ».

Philippe Woloszko Metz, le 15 novembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15 J.B. Pontalis, « entretiens: une tête qui ne me convient pas », Le genre humain, n°11, 1984-1985, P15.

SHARE IT:

Comments are closed.