Tu haïras ton prochain comme toi-même. Robert Lévy Séminaire 1, Paris 03/10/2018
AU-DELA DE LA HAINE … DES VIOLENCES INÉDITES
Robert Lévy
03/10/2018
SEMINAIRE I
“TU HAIRAS TON PROCHAIN COMME TOI MÊME”
La différence entre agressivité, violence, haine et au delà …
Tout d’abord je souhaite évoquer que dans le nouveau titre « au delà de la haine des violences inédites », c’est à la question de l’Autre et du semblable à laquelle nous convie notre réflexion de l’année qui vient, un Autre dont l’existence pour le parlêtre n’a rien d’évident et qui revêt une brulante actualité…
Si la pulsion de mort est à l’oeuvre on ne peut pourtant pas réduire la question de la haine à cette stricte dimension.
En effet, l’Autre est toujours celui que l’on peut impunément dénoncer ou mépriser, blesser ou tuer; c’est ainsi que Giorgio Agamben décrit la figure de l’homo sacer [1].
Il est donc difficile de penser l’Autre sans que d’emblée la haine ne le façonne, une haine qui façonne son objet toujours dans la certitude .On ne peut donc pas haïr dans le doute .
Ainsi comme l’évoque Badiou « le siècle est un siècle maudit » car pour le penser les paramètres majeurs sont les camps d’extermination, les chambres à gaz, les massacres , la torture, le crime d’état organisé… C’est pourquoi « le bilan du siècle pose immédiatement la question du dénombrement des morts »[2].
Pourtant à cette violence, certains philosophes comme Walter Benjamin opposent une pensée critique, qui n’est au demeurant pas très éloignée de celle de Freud, sur la KULTUR comme seule garantie contre le déchainement pulsionnel de l’humanité. D’ailleurs aucune société n’est fondée sur la possibilité illimitée d’agresser ou de tuer en son sein, pas plus d’ailleurs que sur celle de forniquer avec tous les membres du groupe ou encore de prendre pour en disposer le bien d’un autre membre du groupe.[3]
« Quant à la situation juridique de la personne individuelle comme sujet de droit, la tendance est de ne pas tolérer que ces personnes accèdent à leurs fins naturelles dans tous les cas où elles chercheraient à les atteindre au moyen d’une violence appropriée.
C’est à dire que dans tous les domaines où des personnes individuelles pourraient viser leurs fins en en employant la violence, l’ordre juridique tend à établir des fins légales que seule la force du droit peut réaliser de cette façon »[4].
Il est à noter que dans ce remarquable essai sur la critique de la violence Walter Benjamin réserve une sphère spécifique à la non violence et écrit ceci:
« Ici s’exprime le fait que il existe une sphère d’entente humaine non violente , à un degré tel que qu’elle est totalement inaccessible à la violence : la sphère propre de l’entente , le langage . »[5]
Pourtant la langue n’est pas sans poser un certain nombre d’autres problèmes puisque supposer une sphère propre à l’entente comme celle du langage ce serait « refaire une langue qui dise la monstruosité inhérente à la langue »[6].. Il nous faut donc envisager une sorte de « resémantisation » de la langue, tache à laquelle Paul Celan s’est astreint.
Eribon de son coté, se soutenant des écrits d’Assia Djebar qui Marocaine écrit en Français, a bien compris que l’exercice de la langue dans celle de l’ennemi d’hier nous renvoie à ceci : « chaque phrase qu’elle écrit, même la plus banale, réveille aussitôt la guerre ancienne entre deux peuples.
C’est dans la langue du colonisateur qu’elle évoque l’histoire des colonisés. C’est dans la langue des oppresseurs qu’elle rend leurs voix aux opprimés. »[7]
On a eu cette perception très clairement également avec la langue allemande et certains déportés en ont perdu jusqu’à l’usage de la parole ….
Mais ce n’est pas si simple pour autant car la différence fondamentale entre la haine et les autres états, violence, colère, rage, est que la haine est un sentiment qui a pour spécificité d’engager totalement le sujet ; une attitude qui participe pour ainsi dire à la construction de la personne et la représente.
La haine s’apparente donc de ce fait à l’antipathie, au rejet, aux sentiments négatifs, au dégout, au mépris et aux efforts pour combattre et détruire l’adversaire…
Pourtant, tant que je haie l’Autre je lui attribue des sentiments qui sont ceux que je reconnais pour moi même c’est à dire comme un semblable.
Il y a en effet au fondement même de notre humanité une première identification qui constitue l’Autre comme rival, un stade précoce que Lacan reconnait dans l’invidia : « Dès ce stade s’ébauche la reconnaissance d’un rival, c’est à dire d’un autre comme objet »[8]
La jalousie infantile, que l’on peut aisément qualifier de haine archaïque est nous dit Lacan dans la « genèse de la sociabilité »… Il s’agit ainsi de la jalousie infantile que Lacan rappelle à partir du constat clinique que fait ST Augustin : « J’ai vu de mes yeux, dit st augustin, et bien observé un tout petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle de son frère de[9]lait ».
Mais c’est là où le génie de Lacan opère car loin de s’arrêter sur la seule dimension de la jalousie, il nous fait remarquer que la jalousie n’est pas une rivalité mais bien plus, c’est: « une identification mentale ». En d’autres termes la « Jalouissance » et la « Frèrocité » font rage dès la toute petite enfance.
En d’autres termes Je m’identifie à l’Autre que je veux détruire, c’est là le nerf de la guerre, le nerf de toutes les guerres .
En effet dans la fascination que St Augustin relève et pour dire les choses de façon Freudienne, on peut dire que le moi s’appauvrit, s’abandonne à l’objet, mais on peut aussi dire que le moi introjecte l’objet et qu’il s’en enrichit …
Une forme de haine que nous aurons également à étudier est celle produite dans la mélancolie où la libido se retire de l’objet qui est incorporé [10]. L’hostilité contre le moi n’est ici que le retour de l’investissement agressif d’objet .
C’est en ce sens que l’on ne peut que constater que l’impératif « Tu haïras ton prochain comme toi-même » demeure d’une certaine façon la garantie que l’Autre à détruire soit un « semblable » même et surtout si je le considère comme ne faisant pas partie de moi même .
C’est sur ce point précis que nous aurons l’occasion de travailler cette année l’idée qu’il existe peut être une forme de haine qui ne ressort pas du « comme moi même » ou encore de la « mêmeté » [11]comme le nomme F Héritier, voire un sentiment qui ne ressort plus de l’identification mentale non plus mais au contraire de la « désidentification » mentale.
Un processus donc qui contribue à déconstituer l’Autre comme objet et assure la possibilité de son élimination sans sentiment..
Je reprendrai volontiers à ce sujet la question que m’avait posé Roque Hernandez: « S’agit il d’une opération de forclusion de l’Autre »?
C’est une question essentielle qui nous impose de réfléchir sur le fait de savoir si certaines formes d’extermination de masse ne sont pas en fait le résultat d’une opération de forclusion de l’Autre ?
Pour l’heure poursuivons la remarque de Lacan qui me semble adossée à ce que Freud évoquait de la quête des enfants du « semblable ».
Dans son article sur les théories sexuelles infantiles[12]Freud nous fait remarquer la même chose que Lacan à savoir que les enfants n’entrent pas dans la différence avec le semblable par la question de la différence des sexes (dont ils n’ont que faire dans un premier temps) mais par l’arrivée d’un rival : « …..le pressentimentd’avoir, à partir de ce moment et pour toujours, à partager tout ce qu’il possède avec le nouveau venu, ont pour effet d’éveiller la vie affective de l’enfant et d’aiguiser sa faculté de penser »[13].
Il n’y a pas de mise en route de la jalousie sans une certaine identification à l’état du frère.
Et dans le malaise du sevrage humain il y a la source du désir de la mort .[14]Ce désir de « la mort » est évidemment à différencier du désir « de mort ».
C’est dire si, dans ce qu’on ne peut qualifier autrement que comme « masochisme primaire», que c’est également le moment où le « le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même » et le surmonte.
Remarquons ici qu’il n’y a donc pas de masochisme primaire sans sadisme qui le précède ou en tout cas qui sont les deux formes de la même pulsion. La pulsion donc que l’on peut ici représenter de manière moëbienne et qui remet de ce fait sérieusement en question la dite pulsion de mort…
C’est bien ce que Freud avait remarqué dans cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion.
C’est nous dit Lacan ‘ « Le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau »…[15]
Pour qu’il y ait du semblable il faut abandonner donc la question du sevrage et passer au stade du miroir ; « La perception de la forme du semblable en tant qu’unité mentale est liée chez l’être vivant à un niveau corrélatif d’intelligence et de sociabilité. »[16]
Ainsi c’est par le semblable que l’objet comme le moi se réalise …….
C’est pourtant ce qui ne cesse pas de faire difficulté: l’Autre, le semblable, autant de concepts qui demandent à être précisés et qui trouvent la plupart du temps à se concevoir en termes de différences …
En effet c’est toujours la catégorie de l’Autre qui prime ou menace le soi même.
L’Autre est toujours fantasmé comme une puissance menaçante ou comme objet prétendument inférieur…
Lévi Strauss oppose d’ailleurs « les complets » aux autres tribus qui sont forcément mauvais, méchants et qualifiés de « singes de terre » ou les « oeufs de pou »[17]
Mais la haine n’est pas pour autant simplement là, elle est fabriquée de même que la violence n’est pas simplement là, elle est préparée.
Nous aurons également l’occasion de voir comment les meurtres de masse sont précédés par l’imprégnation d’un certain nombre de signifiants disqualifiant l’Autre comme ne faisant plus parti du groupe des humains. D’où la question fondamentale: comment devient on tortionnaire ?
Il y a pourtant, comme nous le fait très bien remarquer Caroline Emcke, [18]une expérience la plus radicale du mépris, c’est celle de ne pas être reconnu, être « invisible ».
« les invisibles ,ceux qui passent inaperçus dans la société, n’appartiennent à aucun nous ».
Il s’agit ici des êtres qui ne sont à l’image de personne …
C’est pourquoi nous pouvons évoquer dans notre actualité comment les réfugiés sont invisibles en tant qu’individus puisqu’ils ne sont pas perçus en tant qu’un ‘Nous ‘universel .
Ils sont niés en tant qu’individus dotés d’une histoire, d’une expérience et de qualités particulières et simultanément visibles comme ‘non NOUS ‘et donc Autres .
C’est pourquoi on leur projette des caractéristiques d’un collectif inquiétant [19]repoussant et dangereux .
Les ‘invisibles’ le sont comme êtres humains mais visibles comme monstruosité.
Il n’y a donc plus d’individus un par un mais seulement des ‘représentants ‘de cette monstruosité.
Chacun devient le cas d’espèce permettant de prouver la prétendue ‘vilénie’ de l’ensemble du groupe ..
Le rétrécissement de la vision mutile l’imaginaire, réduit les individus à une non existence en agrégeant l’individu systématiquement à son groupe .
C’est la voie royale vers ce que j’ai déjà appelé la ‘désidentification ‘qui permettra peu à peu d’éliminer sans affect le groupe qui fait exception au NOUS universalisable.
Mais comme le fait très bien remarquer Levi Strauss « l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village »[20]Il faut en effet comprendre que dans le fonctionnement des sociétés humaines il y a un besoin, un désir – bonheur d’être entre soi, entre identiques sous deux formes : la première c’est celle de la consanguinité et du territoire et la seconde c’est celle de l’entre soi du genre et je vous invite à lire le séminaire de Françoise héritier à ce sujet .[21]
Ainsi avec un imaginaire aussi réduit, c’est à dire un imaginaire qui réduit les individus au collectif, disparait peu à peu la possibilité de l’identification à un Autre concret . Un pas en avant donc vers la désubjectivation.
Un des exemples les plus parlants c’est celui que développe Franz Fanon [22]dans son livre ‘Peau noire Masque blanc’, lorsqu’il évoque qu’en plein hiver alors qu’un homme ‘noir ‘ tremble de froid, un petit garçon blanc ne peut pas y voir un signe de froid. Il ne peut y voir qu’un signe de colère c’est pourquoi il se réfugie dans les bras de sa mère en pensant que cet homme noir qui tremble va le dévorer puisque ce petit garçon blanc a grandi avec des schémas mentaux qui associent le corps noir à l’animal. Ainsi cet homme ‘noir ‘ qui tremble ne peut que trembler de colère.
Il n’y a donc plus de place pour l’empathie puisqu’il y a eu ‘désidentification’ des signes habituels d’identification au semblable, qui assure l’empathie à l’Autre donc.
Mais nous reviendrons cette année plus longuement sur ce point qui concerne quasiment toutes les formes de racisme.
Et à ce propos je ne peux que citer ici Levi Strauss dans cette formidable remarque :
« C’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier[23] »
Inversement, Evidemment; nous avons tout de suite à l’idée qu’une passion amoureuse permet d’écarter les perceptions gênantes de l’être aimé parce qu’elles sont indésirables; par conséquent les défauts ou les habitudes désagréables de l’être aimé deviennent ‘invisibles’ sous le regard de l’amant .
Ce qui nous conduit à faire le constat que: « L’objet de l’amour est ainsi ajusté sur mesure par l’amour »[24].
L’amour n’est donc qu’un sentiment qui nous fait occulter le réel..
Une reconnaissance de l’Autre donc sans sa connaissance; en effet , je prête seulement à un objet des qualités qui le juge aimable et noble, fascinante ou désirable en fonction évidemment de mes propres signifiants que je lui attribue ou mieux encore que je lui transfère … …
Ne peut on pas exactement transposer cette définition dans la haine ? Celui que je hais n’est il pas indésirable en fonction de ce que je lui attribue ?
Il y aura tout un développement à apporter notamment sur l’objet dans l’érotomanie qui semble initiatique de la question de la haine de l’objet dans le renversement de l’Amour ; sorte d’unité princeps de ce que Lacan a nommé la ‘hainamoration’, ces ‘Passions de l’être’ comme il les nomme dans le séminaire ENCORE .
On pourrait également interroger à ce sujet les aléas du stade du miroir dans cette structure si particulière puisque si je me reconnais dans le regard de l’Autre, il faut bien que quelque chose me déconstitue de ce regard pour que je puisse assassiner froidement mes ennemis en les regardant dans les yeux sans frémir. C’est ce que l’on a entendu des témoignages notamment de ceux qui ont pu échapper au massacre du Bataclan. ‘Ils tuaient froidement les gens en les regardant droit dans les yeux mais d’un regard qui ne réfléchissait plus rien de l’Autre ‘ .
C’est d’ailleurs un peu le même constat dans tous les meurtres de masse, le regard ne réfléchit plus rien. C’est pourquoi Françoise Héritier souligne que « l’intolérable est là quand le regard porté sur l’Autre ne le constitue plus, pour une raison ou pour une autre, en semblable à soi en humanité »[25]
Nous aurons assurément à nous interroger pour savoir comment une telle sortie de la fonction du miroir est possible puisque Nous ne sommes plus ici dans l’antipathie comme la haine peut le susciter mais dans l’absence ou dans l’au de la de l’empathie ou de l’antipathie.
Mais pour le moment revenons à Caroline Emcke qui introduit un élément également très important c’est le concept ‘d’inquiétude’, de citoyen ‘inquiet’, à propos duquel elle nous fait remarquer qu’il n’est qu’un sentiment écran à son véritable enjeu à savoir le racisme et la xénophobie.
En effet ‘l’inquiétude’’ voile la xénophobie et met le sujet qui s’en recommande à l’abri de toute critique …
Par conséquent le citoyen’ inquiet’ est intouchable parce que le danger de l’inquiétude’ c’est qu’il fait obstacle à une solution du problème tout en prétendant la rechercher.
C’est ce que Didier Eribon repère également lorsqu’il remarque que le racisme ou le fanatisme sont un meilleur facteur de cohésion que ce qui est susceptible d’unir réellement les individus.
« C’est donc très largement l’absence de mobilisation ou de perception de soi comme appartenant à un groupe mobilisé ou solidaire parce que potentiellement mobilisable et donc toujours mentalement mobilisé qui permet à la vision raciste de supplanter la division en classes »[26]
C’est sans doute ce qui nous amène à comprendre mieux ce nouvel engouement pour les extrêmes droite en Europe , dont les ingrédients sont l’affirmation de soi comme maitre et possesseur naturel d’un pays dont on revendique le bénéfice exclusif des droits qu’il accorde à ses citoyens .
C’est ce qui rend actuellement aussi ‘visibles’ et décomplexés ces extrêmes droites populistes qui s’affichent sans vergogne notamment en Allemagne alors que cela faisait très longtemps que dans ce pays ils ne se montraient plus officiellement .Cette revendication d’un bénéfice de droit exclusif est le contrepied d’une logique du partage communautaire égalitaire qui contribuait à éliminer les effets négatifs de l’envie en s’appuyant sur une définition large de l’identité (tous ceux de mon groupe sont mes semblables et ont les mêmes droits et les mêmes devoirs ).[27]
Il faut entendre ce changement comme le moyen actuel qu’offre l’extrême droite pour que ceux qui ont appartenu à une classe sociale constamment dévalorisée; celle que l’on appelait précédemment le prolétariat, et , qui était constamment rappelée à son infériorité, puisse se sentir aujourd’hui supérieurs à des gens plus démunis encore, au nom d’un ‘droit ‘ exclusif …Mais alors de quel droit exclusif s’agit il si ce n’est celui de jouir ?
Il en ressort que la dimension de l’égalité est le point d’impossible propre du capitalisme[28]; c’est à dire que le réel est toujours ce qui se découvre au prix que le semblant qui nous subjugue soit arraché[29]; et c’est sans doute ce que nous apprennent ces ‘passions de l’être’ à savoir qu’elles ne sont que le masque du réel.
Cet « arrachage du masque » est bien un évènement comme le souligne Badiou puisque il divise le réel « tout accès au réel lui porte atteinte par la division inéluctable qu’en le démasquant on lui inflige »[30].
Ainsi tout processus réellement égalitaire va infliger des blessures graves au principe constitutif de la formalisation capitaliste du monde, principe qui est que tout individu a le droit illimité de cumuler des richesses…
Aussi et à partir de là, l’impératif social majeur sera de veiller à ce que toute individualité dépende de la circulation des objets.
Donc, fait remarquer encore Badiou[31]s’il y a subjectivation de cette individualité , elle doit être celle qui motive de se tenir devant la constellation marchande des objets , et d’avoir le pouvoir , grand ou petit de les faire circuler ….
Nous assistons par conséquent à une sorte de ‘néo individualisme’ qui prône le primat de la volonté individuelle en exacerbant de ce fait une sorte de fantasme de toute puissance du sujet humain .L’homme augmenté n’en est qu’une des nombreuses figures associée bien sur au transhumanisme .
Le signe de ralliement ‘Quant on veut on peut’ , n’est que pure construction politique destinée à conforter l’ordre social puisqu’avec cela l’état se dédouane de ses responsabilités collectives en insistant sur les capacités personnelles des individus :’si vous traversez la rue vous trouverez du travail ‘ ….
Cet individualisme contemporain se rapproche d’un enfermement sur soi même qui destine le sujet uniquement à son propre narcissisme et à des lieux sociaux non durables , ce qui aura évidemment pour conséquence de rendre plus fragile l’existence de valeurs communes .
Il est vrai que ce registre des ‘valeurs communes ‘qu’elles soient religieuses ou politiques tend peu à peu à disparaitre en même temps que les croyances au religieux et au politique .
Par conséquent la notion de responsabilité tend à s’étioler dans la mesure où tout peu à peu repose sur une responsabilité individuelle[32].
Et qu’est ce que serait une responsabilité individuelle qui ne serait pas médiatisée par le tiers de la responsabilité sociale, le contrat social ; si ce n’est se trouver seul face à la haine de l’Autre ?
Je voudrais d’ailleurs faire ici une petite parenthèse qui tient à la discussion que nous avons eue avec l’intervention d’Annick Hubert qui soulignait que peut être le nouvel hashtag me too avait permis de contribuer pour certaines femmes à une nouvelle forme de subjectivation .
C’est une question très intéressante car dans d’autres regroupement , comme je l’ai évoqué le fait d’appartenir au groupe fait plus tôt ‘désubjectivation’ .On aurait tout intérêt à travailler cette différence cette année me semble t il .
En tout cas C’est ici que l’on rencontre la pleine justification de cet adage détourné de la religion : ‘tu haïras ton prochain comme toi même ‘.
En effet les hommes haïssent la raison et de Kant à Lacan on suit peu à peu ce que la psychanalyse fonde comme éthique à savoir que les hommes haïssent la raison car elle est impuissante à les conduire au bonheur.
C’est pourquoi toutes les campagnes actuelles d’un appel au bonheur et de son complément ‘la bienveillance’ ne sont que les semblants , que le voile porté sur ce fait qu’il y a un rapport scandaleux à l’amour du prochain , puisque depuis Freud nous savons que la haine est première avant même que l’amour n’apparaisse .
Freud repère très tôt le rôle de la haine dans la formation des névroses et le transfert négatif n’est qu’un des représentants de ce à quoi nous avons affaire .Rappelons nous : Dora détestait sa mère et voulait épouser son père …
C’est d’une manière générale la liaison entre cruauté et sexualité qui transforme l’amour en haine .[33]
Pourtant l’amour et la haine se livrent une bataille incessante et propre au choix singulier d’un type tout aussi particulier d’ objet d’amour dont on sait combien il paralyse les obsessionnels …. Nous aurions également intérêt à préciser cette année de quelle violence , de quelle agressivité et de quelle haine il est question dans la névrose obsessionnelle ….
Quoi qu’il en soit nous affirmons que c’est la haine qui fonde la relation sentimentale primaire entre les êtres humains comme on l’a vu avec l’invidia chez st Augustin et donc c’est par le truchement de la liaison de la libido avec la cruauté que s’effectue la transformation de l’amour en haine .
« Le premier but que nous reconnaissons c’est d’incorporer ou dévorer , un type d’amour qui est compatible avec la suppression de l’existence de l’objet dans son individualité et qui peut enter donc qualifié d’ambivalent .Au stade supérieur qu’est l’organisation prégénitale sadique annale ,la tendance vers l’objet apparait sous la forme d’une poussée à l’emprise ,pour laquelle endommager ou détruire l’objet n’entre pas en ligne de compte .
Cette forme , ce stade préliminaire de l’amour peut à peine se distinguer de la haine dans son comportement vis à vis de l’objet .
Ce n’est qu’avec l’établissement de l’organisation génitale que l’amour est devenu l’opposé de la haine .
La haine en tant que relation à l’objet est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur prodiguant les excitations . »[34]
C’est donc bien en ce sens que la Psychanalyse révèle le refoulé de ce que que la religion tente de faire valoir sous la forme de ; ‘ tu aimeras ton prochain comme toi même’ tiré de l’évangile selon saint Mathieu. Elle soutient Tout au contraire que la haine est plus ancienne que l’amour et que les formes archaïques de l’amour sont destructrices parce que le moi s’incorpore les objets , sources de plaisir , les introjecte [35]; et je dirai donc les ‘bouffe’ littéralement .
Comment alors ne pas renommer les choses dans ce terme magnifique que Lacan trouve : HAINAMORATION ;
Pourtant il va falloir attendre toute la polémique autour de la question du contre transfert pour en avoir le coeur net . Nous reviendrons certainement cette année plus en détail sur ce point ;
mais je voudrais insister pour le moment sur quelque chose qui va éclairer toute la clinique des enfants et sans aucun doute bien bien au delà , ce sont les apports de winnicott sur les mères .
En effet sa thèse majeur c’est que « la mère hait le petit enfant avant que le petit enfant ne puisse haïr la mère , et avant qu’il ne puisse savoir que sa mère le hait[36] » .
Thèse qui se mélange à celle du contre transfert d’ailleurs winnicott n’hésitera pas lui même à formuler des sentiments de haine envers un petit garçon qu’il accueille ..
Il dénombrera (dans la haine et contre transfert ) 18 raisons pour qu’une mère haïsse son enfant et finira par caler la définition même d’une mère sur la haine; à savoir : qu’est ce qu’une mère , quelqu’un capable de haïr sans détruire …[37]
Pourtant 20 ans après la publication de son article sur la haine , il publie un article inédit[38], je le cite :
« Ce qui devient très claire , c’est la très grande différence entre ce qui est en cause : la haine de la mère et la haine refoulée de la mère .Autrement dit les enfants paraissent capables de faire face à la haine à leur égard et cela n’est bien sure qu’une façon de dire qu’ils peuvent affronter et utiliser l’ambivalence que ressent et manifeste la mère .
Mais , et c’est là l’essentiel : Ce qu’ils ne peuvent jamais utiliser de manière satisfaisante dans leur développement affectif , c’est la haine inconsciente refoulée de la mère , qu’ils ne rencontrent dans leur expérience vécue qu’à l’état de formations réactionnelles . Au moment où la mère hait elle manifeste une tendresse particulière . Il n’y a aucune manière pour un enfant de faire face à ce phénomène »[39]…….
Comment ne pas entendre ici ce néologisme à juste titre fabriqué par Lacan ‘HAINAMORATION’ comme faisant partie des apports révolutionnaires de la part de winnicott et de Lacan.
Une sorte de haine silencieuse donc qui s’exprime à travers la compassion et la tendresse et qui rend l’autre fou ; ce qui fera dire à Lacan qu’« A partir de cette limite l’amour s’obstine pour ce qu’il ya du réel dans l’affaire , l’amour s’obstine et c’est tout le contraire du bien être de l’autre »[40]
En guise de résumé la mère hait cet enfant qui vient la nier dans son narcissisme c’est pourquoi on peut valablement envisager comme toute première source de la haine , le heurt entre ce qui constitue le moi et le réel c’est à dire le refus de l’altérité …..
[1]Le pouvoir souverain et la vie nue Paris SEUIL ‘l’ordre philosophique ‘ 1997
[2]Alain BADIOU Le siècle ED Seuil 2005 P. 11
[3]Françoise Héritier Les fondements de la violence in ‘violences de la réflection à l’intervention ‘ 2004 P. 36
[4]Walter BENJAMIN Critique de la violence ED Payot et Rivages 2012. P.61
[6]Jean Bollock Poésie contre poésie Paris PUF 2001 P.41 cité par Didier Eribon : Principes d’une pensée critique FAYARD 2016 P. 39
[8]LACAN Les complexes Familiaux dans la formation de l’individu ED Navarin , Le seuil 1984 P.37
[10]Freud introduction à la psychanalyse .
[12]S FREUD La vie sexuelle PUF 1969 P.16 -19
[17]Levi strauss opus cité P.21
[18] Contre la Haine Plaidoyer pour l’Impur Le seuil 2017 P .24 -25
[20]C Levi Strauss Race et histoire opus cité P.21
[21]Séminaire de Françoise HERITIER DE LA VIOLENCE II ED Odile Jacob 1999
[22]Peau noire Masques Blancs le seuil 1952
[23]Claude Levi Strauss Race et histoire ed GONTHIER 1961 P.22
[25]Françoise HERITIER Les Fondements de la violence in VIOLENCES ED CULTURES 2004 P.38
[26]Didier Eribon Retour à Reims Flammarion 2010 P.152
[28]Alain Badiou A la recherche du réel perdu FAYARD 2015 P.55
[31]LA VRAIE VIE Fayard 2016 P.68
[32]Nicolas Chaignot La servitude volontaire aujourd’hui Esclavages et Modernité PUF 2012 P.132
[33]S FREUD Trois essais sur la théorie sexuelle 1905 PUF P.81
[34]S FREUD Pulsions et destins des pulsions in Métapsychologie P.43 Cité par Luiz Eduardo de oliveira in La haine en psychanalyse LIBER 2018 P.41
[35]S Freud Les pulsions et leur destin
[36]A Philipps Winnicott ou le choix de la solitude P.150
[37]P. 55 La haine en psychanalyse opus deja cité .
[38]Cité par luis Edouard de oliveira ibidem P. 60
[39]WINNICOTT L’inconscient de la mère tel qu’il été découvert dans la pratique psychanalytique IN La crainte de l’effondrement 1969 P.194
[40]Cité par Edouardo de oliveira la haine en psychanalyse opus cité P.61