« Aux origines de la haine de l’A(a)utre », R. Levy. Séminaire 3. Paris
Aux origines de la haine de l’(a)autre
Séminaire III 2022 2023
Robert Lévy
Je voudrais tout d’abord vous donner le contexte de ce qui m’a fait penser à ce titre qui peut paraitre recouvrir des préoccupations d’une année précédente mais il n’en est rien.
Le dernier rendu de la consultation sur les violences faites aux femmes montre non seulement qu’elles ne sont pas en régression mais qu’au contraire elles semblent en augmentation. Je me base sur une étude officielle récente:
Étude pré violence : prévalence des violences déclarées par les femmes majeures ayant consulté dans les centres municipaux de santé des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis entre le 7 décembre 2020 et le 28 janvier 2021.
Ainsi les violences faites aux femmes ont un impact majeur sur la santé. L’étude à laquelle je me réfère a eu lieu dans 10 CMS[1] des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis entre le 7 décembre 2020 et le 28 janvier 2021. Elle montre que parmi les 3 457 femmes ayant consulté durant l’étude, 375 femmes(10,8%) ont répondu. La prévalence des violences était de 52% au cours de la vie, et de 37% dans l’année passée. Parmi les violences dans l’année : 73% des femmes ont connu des violences verbales ; 46%, sexuelles ; et 41%, physiques. Ce sont 51% des femmes qui ont connu plusieurs types de violences à la fois. Seules 32% des femmes en avaient déjà parlé avec un professionnel de santé .
Autant dire que si nous avons passé bon nombre de nos séminaires de cette année à introduire les questions de gender théories ; l’impact sur la violence faite à la femme n’a pas encore eu le résultat auquel on pourrait s’attendre .
Je dirai que quelque chose de la haine de l’autre sexe est encore impliqué dans la violence en question .
D’un autre coté j’ai lu récemment de façon beaucoup plus argumenté du haut conseil à l’égalité (HCE) que le sexisme en France est loin de reculer et serait même à un niveau alarmant comme si , c’est l’hypothèse des rédacteurs, il y aurait une sorte de retour de bâton de la part des hommes après # ME TOO.
Ainsi en 2022 le sexisme et les situations de discrimination sont en proportion alarmante.
Élément étonnant : il existe aujourd’hui des raid machistes sur les réseaux sociaux voués à réduire les femmes au silence où à les discréditer… Cette étude conclue à l’alarmante formation « des mentalités forgées sur internet, les réseaux sociaux où il y a des rapports hommes-femmes détestables ». Or le sexisme quotidien mène au sexisme violent.
D’autre part, et c’est ma deuxième source, j’ai appris que dans le domaine de la génétique, les bons et les mauvais gènes faisaient leur retour inspirant les crimes racistes mais relayés aujourd’hui de façon « scientifique » via l’étude du génome[2].
Dans un texte, Payton Gendron[3] qui a tué dix Afro-américains dans la ville Buffalo, a rassemblé d’abord des statistiques pointant la surreprésentation des Afro-Américains parmi les auteurs de crimes et de délits aux Etats-Unis, leur moindre réussite scolaire ou leurs scores plus faibles aux tests de quotient intellectuel (QI) que les Blancs. Quelle est son interprétation ?
Cela n’a rien à voir avec le déclassement social et économique, les inégalités territoriales et environnementales, l’héritage du déracinement culturel et de trois siècles d’esclavage.
Tout, écrit-il, est affaire de gènes : les humains à peau sombre n’auraient pas les bons. Et personne n’y peut rien.
Mais dans les références de Payton Gendron surgissent également des travaux de référence conduits par des consortiums de chercheurs internationaux et publiés dans des journaux prestigieux et influents. Parmi eux, deux analyses génomiques respectivement publiées en 2011 et 2018 dans Molecular Psychiatry et Nature Genetics : selon ces études, des traits aussi complexes que l’intelligence et la réussite scolaire sont inscrits, pour une part substantielle, dans nos gènes.
Pourtant mille fois réfuté, « l’héréditarisme » semble toujours revenir hanter les sciences de la vie. Depuis sa naissance au XIXe siècle, la biologie moderne voit sans cesse renaître l’idée selon laquelle ceux qui jouissent de la meilleure destinée sociale et économique sont ceux qui ont les « meilleurs gènes ».
Une idée dont « il ressort invariablement que l’infériorité des groupes opprimés et désavantagés – races, classes ou sexes – est innée, et qu’ils méritent leur statut », écrivait, en 1981, le biologiste Stephen Jay Gould, de l’université Harvard, dans un livre devenu un classique (La Mal-Mesure de l’homme, Ramsay, 1983).
Aujourd’hui, on ne cherche plus comme au XIXe siècle les marques héréditaires de l’intelligence ou du comportement antisocial dans la taille et la forme du crâne, ou la longueur du troisième orteil : les nouvelles technologies de séquençage du génome, la disponibilité des séquences d’ADN de millions d’individus et les immenses capacités de calcul de l’informatique offrent un nouveau terrain de jeu…
Enfin ma troisième source si je puis dire est celle qui relie toutes les autres : c’est celle qui mène un sujet à croire en effet que l’autre est inférieur et que l’on peut ou bien se l’approprier ou encore l’éliminer…
Si la haine est ce qui permet certains passages à l’acte, la croyance a un idéal qui me semble toujours religieux. C’est aussi ce qui permet que l’on puisse quitter un groupe, en général celui des humains pour gagner celui d’une communauté qui me semble toujours de nature religieuse. Je le dis ici de façon claire : la communauté est toujours d’essence religieuse.
D’ailleurs s’il faut bien rendre à César ce qui lui appartient et rappeler que les religions chrétiennes se sont établies sur ce mal entendu fondamental : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » alors que tout le monde sait que le prochain, l’autre donc on ne peut à l’origine que le haïr …
D’ailleurs tous les moyens sont bons : ses gènes aujourd’hui comme hier, son sexe, sa religion, sa couleur ou encore son orientation sexuelle… L’autre est donc à jamais haïssable et par conséquent l’objet de toutesnos colères refoulées. Il est affublé généralement d’une inquiétante étrangeté, entendons étrangeté comme étranger évidemment. Das unheimliche texte de Freud de 1919[4]. Même si l’usage courant de ce terme en Allemand renvoie au mot « inquiétant », après la lecture du texte Freudien on réinvente un sens à ce mot qui me parait beaucoup plus proche d’une des versions utilisées : « l’infamillier ». Pourtant l’origine de la traduction par « inquiétante étrangeté » montre également un aspect intéressant du texte. Pour finir avec la dernière traduction [5] ce sera « inquiétant » qui sera le titre. Pour ma part et pour les besoins du séminaire je traduirai par « inquiétant étranger »…
Paul Laurent Assoun[6] fait remarquer à juste titre que dès la thèse de Totem et Tabou on trouve le terme unheimliche, utilisé par Freud à propos de la toute-puissance des pensées de l’animisme … »cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières », d’où la question : à quelles conditions les choses familières peuvent-elles devenir étrangement inquiétantes ? La thèse déterminante explicative est alors avancée par Freud :
« L’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure, ou bien lorsque des convictions primitives surmontées semblent être de nouveau confirmées »
Thèse qui justifierait donc pleinement la traduction d’Unheimliche par infamillier… Mais qui renvoie également à toutes les sombres périodes récentes de guerres fratricides dans lesquelles il faut peu de choses pour que le voisin ou le frère d’une même famille devienne non seulement étranger mais dénué d’humanité et donc à éliminer comme nuisible …
Autant dire que c’est une précision quant à ce qui pour Freud depuis la nuit des temps renvoie à ce qui peut être étranger à l’humanité et qui produit des croyances, prototypales de ce que les grandes religions vont produire pour expliquer ce qui est étranger à l’homme…
Mais je crois que la question se pose également pour la psychanalyse qui après tout peut fonctionner comme toute religion si « les quelques autres » auxquels elle se réfère sont mis en place d’idéal, c’est à dire ceux qui seraient les sachants. Cette place produit alors un effet ‘communautaire’ pour ne pas dire ‘communautariste ‘ qui referme l’institution ou l’école sur elle-même et rend religieuse la lecture des textes… Les « quelques autres » détiennent alors les vrais morceaux de la vraie croix que je traduirai par la véritable exégèse du texte Freudo- Lacanien.
Je rappelle à ce sujet qu’il s’agit pour chaque analyste de « réinventer la psychanalyse » que l’on peut entendre comme s’approprier le texte avec son style… Ou encore que la psychanalyse ne s’apprend pas et je dirai donc se transmet dans chaque réinvention.
Ce texte de l’inquiétant étranger montre comment le retour du refoulé est vécu dans le réel alors qu’il était censé avoir été mis à distance…
Dans l’inquiétant « étranger », c’est bien le Moi là encore qui se trouve confronté régressivement à un moment de croyance alors qu’il était censé avoir été surmonté… A quoi peut-on donc s’attendre d’une fin d’analyse ?
En effet, je crois que dans une analyse l’analyste se doit de tenir la place de sujet supposé savoir car s’il se laisse entrainer vers la version du sujet sachant, il produira des analysants qui deviennent des analystes religieux.
On en rencontre quelques-uns, les exégètes du discours de Lacan ou de Freud d’ailleurs qui, au nom de leur croyance dans un nouvel idéal qui serait la psychanalyse, produisent et reproduisent une servitude volontaire identique à celle que l’on rencontre malheureusement dans toutes les religions.
Aussi, vous l’aurez compris, la question de l’autre dépasse de très loin les considérations seulement sociétales puisqu’elles mettent l’analyste face à sa responsabilité de sujet à l’inverse du religieux qui lui,laisse la responsabilité de son désir à un dieu qui en saurait quelque chose.
Il ne suffit pas en effet de rappeler sans cesse « qu’il n’y a pas de rapport sexuel » ou que la castration est le principal atout, encore faut-il dans sa propre pratique tenir la rampe de ces principes pour que la cure nesoit pas l’occasion d’une nouvelle religion. Tenir la rampe c’est bien sûr laisser cette fameuse parenthèse vide $<> (a….) mais surtout être en mesure au fil de chaque analyse de la mettre en acte.
Je vous propose cette petite vignette clinique.
Une patiente m’envoie un message à l’occasion de la naissance de son fils auquel elle ajoute : « Il ne le sait pas encore mais il vous doit beaucoup ». Puis quelques temps après elle revient en séance et à la fin de sa première séance réitère ce message, cette fois oralement.
J’accuse réception en lui disant ce qui me passe par la tête : « quel est son poids ? » La patiente s’en va.Dès le début de la séance suivante elle me fait part de son extrême déception à l’égard de ma réaction en colère cette fois par « la réserve » dont j’ai fait preuve alors qu’elle avait eu le sentiment de s’ouvrir à moi cette fois plus qu’aucune autre… Elle ajoute évidemment qu’ici je sais des choses sur elle bien plus que sa propre famille …
Aurais-je donc dû pour autant partager le même objet, entretenir une complicité imaginaire avec elle sur ce mode ?
J’ai en effet, sans y avoir d’ailleurs plus réfléchi que cela, choisi de garder cette « réserve » nécessaire, au risque sans doute de perdre son amour, en tout cas seulement accuser réception de cette « déclaration d’amour » dans laquelle elle voulait m’attribuer une responsabilité de son désir dans la naissance de cet enfant…
Le risque eut été d’accepter d’être à cette place de responsabilité de son désir c’est à dire une place quasi de dieu… Je n’ai donc pas codé sur mon désir d’analyste qui ne peut jamais être un désir en particulier, mais tout au contraire faire travailler pour moi et mes patients cette mise en place de parenthèse vide qui suppose un être là sans raison d’être…
La chute du sujet supposé savoir n’est pas seulement une théorie, elle se met en place tout d’abord du côté de l’analyste. L’analyste devra, à chaque fois que cela est possible, réfuter cette place de savoir à laquelle l’analysant l’assigne forcément.
Il faut entendre que ce n’est pas le savoir au sens encyclopédique du terme, mais le savoir au sens du savoir sur l’amour.
De même que le parent, qui est en position d’autorité, devra soutenir à partir de sa propre castration cette place de limite à la jouissance, l’analyste devra démontrer, en acte, qu’il est en mesure de perdre « l’amour’ imaginaire », c’est à dire renoncer à toute complicité sur ce thème ou d’autres d’ailleurs, de son patient pour lui permettre d’amorcer cette dite « chute du sujet supposé savoir »…
Il n’y a, me semble-t-il, qu’une analyse menée à son terme qui le permette, qui permette donc éventuellement que la question du moi idéal ou de l’idéal du moi pour un sujet puisse ne pas virer à l’idéalisation. En d’autres termes, tant qu’il y a croyance en un idéal il y a de la jouissance…
C’est au centre de la question de l’autre comme « dissemblable » qui ne pourra se poser que si et seulement si l’analyste se risque à renoncer à cette place de complicité d’amour de transfert imaginaire à laquelle ses analysants l’ont forcément mis dans un premier temps…
Il ne s’agit pas ici d’être neutre ni de ne pas accueillir correctement et chaleureusement nos patient(e)s ce qui irait dans le sens contraire de ce que je veux souligner ici. J’ai entendu souvent dire tel ou tel de nos collègues qu’il ne serrait pas la main de ses patients ou encore ne leur disait ni bonjour ni au revoir etc.…Bien au contraire, la neutralité bienveillante est qu’ il s’agit d’occuper une fonction qui permette que nous ne partagions jamais le même objet; seule garantie pour que cette parenthèse reste vide et assure que chaque patient(e) puisse la remplir encore et encore des tous ses objets a…
En résumé, nous ne pouvons jamais avoir le même fantasme.
Est-ce à dire que nous n’en finissons jamais avec le retour du refoulé ? Nos appréhensions à l’égard des autres : femmes, juifs, noirs, homosexuels sont autant de rappels concernant ce cadre de l’inquiétant étranger qui trouve sa source dans l’infantile bien sur… Cet infantile serait aujourd’hui scientifiquement justifié par une génétique qui postulerait avec « preuves » à l’appui que là où l’enfant expulse l’objet étranger ce sont ses gènes qui sont aux commandes…
Par conséquent il y a une intolérance fondamentale à tout ce qui n’est pas nous-même que les religions relaient quant à elles également par le meurtre.
Et comme l’évoque avec tant de justesse Richard Malka dans son dernier texte « Traité sur l’intolérance[7] », dans lequel il fait état de la salle d’audience du tribunal où les meurtriers des journalistes de Charlie hebdo sont jugés :
« Dans cette salle il faudra bien finir par le désigner, par le regarder en face : il s’appelle religion c’est mon accusé. » Je rappellerai à ceux qui ne le savent pas que Richard Malka fut l’avocat de Charlie Hebdo en 2007 pour les fameuses caricatures puis en 2020 devant la Cour d’assise spéciale de Paris après la tragédie du 7 Janvier 2015 qui a fait dans les locaux de Charlie Hebdo 12 morts et. 4 blessés graves …
Il y a une « continuité » si on peut dire entre ces deux dates et plaidoiries puisque elle concerne dans premier temps la notion de blasphème et dans le second les conséquences de ce blasphème. Les frères Kouachi diront en effet qu’ils ont ‘vengé le prophète’ après l’extermination des journalistes de Charlie hebdo en raison du blasphème perpétré par Charlie Hebdo dans ces caricatures de Mahomet…
A ce propos, le blasphème n’est ni plus ni moins que la possibilité de critiquer une religion et ne figure pas dans le Coran… Quant à Charlie Hebdo si il a été ‘intolérant’ c’est à l’égard d’une idéologie totalitaire qui opprime les peuples…
Richard Malka fonde avec raison les deux courants qui s’opposent dans la religion musulmane, d’un côtéles mutazilites qui se définissent de la façon suivante : « Ne pas agir selon la raison contredit la nature même de dieu » et de l’autre les hanbalites qui veulent appliquer le coran à la lettre. Le wahhabisme saoudien et les salutistes sont les émanations les plus extrêmes de ce courant littéraliste… Ils ne sont d’accord sur rien et vont s’affronter au cours du temps. Si une partie de notre élite s’acharne aujourd’hui à rendre responsables les victimes de la terreur de ce qu’il leur est arrivé, il faut savoir qu’ils soutiennent alors le camp des littéralistes et que face à la peur il y a deux options : l’une est la violence et l’autre lasoumission
Pour en revenir à une certaine actualité que j’ai voulu développer la dernière fois, la question de l’autre est particulièrement prégnante puisqu’aujourd’hui chacun veut être différent des autres, ce qu’on retrouve dans l’inflation des nouvelles appellations d’orientation sexuelle. Le problème est que l’identique se prolonge dans ce désir même de vouloir être autre… De ce fait, l’être identique s’affirme à travers l’être autre[8]…
Ainsi La culture de la comparaison/égalisation permanente n’admet pas la négativité de l’atopos ( ce qui est incomparable au sens de sa singularité ). Elle rend tout comparable, c’est à dire qu’elle rend tout identique. « La différence est une positivité , au contraire de l’altérité atopique[9] ».
En conséquence de cette idée de perte de la singularité, Byung Chul han nous fait entendre que pour lui les terroristes sont dans l’imaginaire car la réalité constituée de discrimination et de désespoir ne vaut plus la peine d’être vécue. Ils se réclament donc de dieu puisque la réalité leur refuse toute gratification, dieu comme instance imaginaire de toute gratification qui pourrait donc rétablir ou plus exactement constituer de la singularité. En effet, le résultat du terrorisme c’est bien souvent faire le pas de l’héroïsme ou encore de ce que Fethi Ben Slama a appelé « le saut épique[10] »…
Constituer de la singularité passe forcément par la question du « semblable » et bien entendu par la question de l’autre, posée par la différence avec le semblable.
La génétique a bien sûr aujourd’hui son mot à dire, pour autant cela règle-t-il toute question ?
Je reste convaincu que si l’avenir n’est pas l’anatomie en matière de genre, ce n’est pas plus la génétique en matière d’identification… Le recours à la génétique comme je l’ai évoqué au début de ce propos n’est qu’une utilisation haineuse pour diviser le monde par ses gènes de même que la différence des sexes était une façon de répondre à la question de l’identification sexuée qui, comme nous l’avons déjà écrit aboutit plus tôt à l’élimination de tout sexe non identique à soi-même…
Ainsi, comme le fait très justement remarquer Delphine horvilleur: « Tout obsédé de l’identité finira par prendre en grippe celui qui refuse de se laisser enfermer dans une définition. Il sera alors submergé par l’irrépressible envie d’en finir avec lui[11] »
C’est une façon de définir pour Romain Gary qu’aucun nom ne finirait de le définir ni aucune appartenance identitaire ne parviendrait à l’assigner … C’est le paradoxe que pose et essaie de résoudre Delphine Horvilleur, à savoir : « Comme un homme qui veut toujours être l’autre car il n’y a que comme ça qu’il a une chance d’être lui-même[12] ». Je n’oublie pas bien entendu ce que j’ai dit un plus avant à savoir : est-ceque « être identique ne s’affirmerait pas à travers la revendication d’être autre »?
Nous avons essayé la dernière fois de mettre en batterie les différentes occurrences de la constitution du sujet dans le miroir : la génétique offre aujourd’hui un panel assez élargi de ces questions que je voudrais aborder maintenant et ce après avoir fait remarquer en préambule comment certains massacres récents pouvaient justement s’appuyer sur une soi-disant vérité génetique, relayée malheureusement par certaines pseudo découvertes scientifiques récentes…
La question qui nous concerne est bien celle de l’autre en effet, du semblable et du différent en sachant que depuis un demi-siècle nos conceptions de l’altérité ont profondément évolué. Si cela entraine sans aucun doute une grande mutation culturelle, est-ce pour autant une mutation anthropologique ?
Et qui mieux que les enfants adoptés pourraient avoir quelque chose à nous transmettre sur ce thème ?
J’ai reçu récemment un adulte de 45 ans marié avec des enfants déjà âgés qui venait pour essayer d’organiser quelque chose dans sa tête de la découverte « génétique » qu’il venait de faire…
Il avait toujours su que sa famille était une famille adoptive qu’il aimait profondément, mais il avait récemment tenté de savoir qui étaient ses parents génétiques. Après de multiples péripéties dont je vous passerai les détails, il avait pu rencontrer sa mère biologique qui l’avait abandonnée après un accouchement sous X et depuis peu son père biologique qu’il avait pu retrouver après d’autres multiples péripéties notamment de recherches génétiques. Celles-ci lui avaient permis de retrouver des demi frères dans un autre lointain pays et par ce biais amené à échanger des textos, grâce à ces éléments, avec son père biologique qui l’avait selon lui « de suite adopté comme l’un des siens ».
Pour autant, ce père biologique ne souhaitait pas dire quoi que ce soit à sa femme actuelle et restait ainsi dans un échange épistolaire avec mon patient, en lui racontant son histoire à travers force de photos et anecdotes. Mais sans le rencontrer pour le moment.
Ce qui me semble l’élément signifiant pour ne pas dire le signifiant maitre de cette histoire c’est que mon patient avait toujours su, selon lui bien sûr, qu’il appartenait à la même ethnie que son père biologique, ce qui d’ailleurs lui fut confirmé lors du résultat de cette recherche génétique …
Ses parents adoptifs n’ayant pourtant rien à voir avec cette ethnie lointaine ils avaient pourtant toujours eu autour d’eux des amis ou plus simplement un intérêt pour cette même ethnie … On peut donc remarquer que mon patient s’est identifié dans un premier temps au désir de ses parents pour cette ethnie (je dois préciser que les parents adoptifs ne connaissaient pas du tout l’origine du père biologique du patient adopté) et dans un second temps une identification confirmée génétiquement… Pourtant rien de bien nouveau sur le fait que les ressemblances de famille soient créditées d’une vérité généalogique puisqu’elles offrent la preuve d’une filiation qui n’est pas toujours évidente.
Le processus habituel consiste à comparer les ascendants pour reconnaitre la similitude des traits physiques, ascendants qui constituent dès lors le référent. Le modèle donc à partir duquel évaluer les copies …
C’est un très ancien débat que celui de l’attribution des ressemblances puisque cela fait l’objet depuis l’antiquité d’une discussion sur la reconnaissance des familles dans la société…
Sous la république de Platon il y aurait même eu dans la communauté des femmes des procréations volontairement générées par le sperme des gardiens qui rendait impossible la connaissance des pères afin de délivrer à ces enfants une éducation délestée de toute intérêt familial dans le but que ces jeunes citoyens ne connaissant pas leur géniteur et se consacrent exclusivement à l’intérêt commun[13]…
En écrivant ces lignes je m’arrête un instant pour regarder un reportage sur l’arrestation et le procès de Klaus Barbie et j’entends la phrase suivante proférée par serge Klarsfeld « je ne voulais pas parler avec lui car on aurait pu se trouver des intérêts communs comme par exemple l’intérêt pour Mozart, ce quim’intéressait seulement ce sont ses actes »…
Ceci me conduit à terminer mon propos de ce soir sur ce que l’on pourrait appeler les fantômes du semblable ..
En effet l’attribution des ressemblances pour tout sujet n’a rien de nouveau et en effet les ressemblances de famille sont créditées d’une vérité généalogique et par conséquent génétique…
Le plus habituel comme l’évoque François Noudelmann[14]c’est que dans la comparaison les ascendants servent de référence c’est à dire le modèle à partir duquel évaluer les copies..
Mais avant de développer l’idée qu’une saisie de ressemblance commune peut s’effectuer en sens inverse je voudrais rappeler diverses versions qui ont conduit à l’élimination de ces petits autres que sont les enfants certainement dans l’idée , si ce n’est d’une ressemblance, en tout cas de rompre avec les générations .
Commencer bien sûr par l ‘exemple de la Shoah dans laquelle les enfants juifs devaient disparaitre et furent systématiquement gazés puis brûlés dès leur arrivée dans les camps .
Avec en contrepoint les lebensborn : les nazis faisaient procréer de pures ariennes avec des SS dans le but d’obtenir enfin cette race pure dont le national-socialisme rêvait . L’exemple de la guerre en ex-Yougoslavie au cours de laquelle le viol était un acte recommandé afin de modifier la descendance des vaincus. En RDC guerrillas au cours desquelles les femmes étaient génitalement abimées afin de ne plus pouvoir assurer de descendance . Chez les Hutus et Tutsis, éliminer l’autre y compris les enfants sur le modèle nazi.
Et enfin dans le cas des crimes argentins [15] à grande échelle, l’ennemi ne fut pas assimilé à une race. Dès lors, son élimination resta individuelle, bien que massive , et ne retomba pas sur les enfants . Aussi atroce fut elle avec ces vivants jetés en mer depuis des avions pour qu’il n’en reste aucune trace, cette politique de terreur ne releva pas d’un imaginaire de la contamination et de la race pourrie. Dans une missionnaire visée chrétienne les généraux ont considéré devoir sauver les enfants des montoneros, révolutionnaires qu’ils ont poursuivis et tués systématiquement tout en adoptant leurs enfants dans leurs propres familles. L’ennemi dans ce cas ne fut donc pas assimilé à une race. Ce que l’on retrouve de très important dans cette malheureuse et abominable question des désaparecidos, des enfants disparus également , c’est que les bébé nés en prison furent adoptés par des membres de la junte ou par leurs auxiliaires, tortionnaires et fonctionnaires du régime ..
Et ce n’est qu’après la fin du régime et grâce au mouvement des mères de la place de Mai que la vérité a pu peu à peu s’établir étant donné que les lois d’impunité ont empêché les recherches des enfants « adoptés ».
Ce qu’il y a de remarquable pour ce qui nous concerne, c’est que la saisie d’une ressemblance commune s’est effectuée en sens inverse dans ce cas « la progressive construction de soi à travers les images parentales s’est heurtée une réalité contradictoire : la nécessité d’imaginer le lien généalogique et physiologique avec d’autres corps, d’autres visages[16] »
En effet, comme il n’y a pas eu de référence génétique à priori , les dites « folles de la place de mai » ont présenté à ces enfants adoptés des photos de leurs géniteurs et ensuite procédé, si possible à des tests génétiques. Il faut préciser que la plupart de ces enfants devenus grands savaient intuitivement provenir d’une autre généalogie…
Noudelmann précise que ce sont les photos qui ont joué un rôle essentiel plus que les tests génétiques dans la reconstruction de ces enfants de disparus « qui on tau en quelque sorte, adopter leurs parents biologiques, prendre leur nom et se reconnaitre dans leur portrait [17]».
« Il fut alors vital d’inventer rétrospectivement une doublure de soi, une sorte de frère ou sœur inconscient, héritiers de la vraie filiation, qui aurait maintenu secrètement la fidélité biologique[18]».
Pour finir, la génétique aujourd’hui permet d’anticiper certaines maladies alors que l’identification s’effectue à partir d’une lignée familiale… Héritage d’un ancêtre commun ou d’une maladie commune notre post-modernité complique le jeu…
[1] Centre Medico Social
[2] LE MONDE article par Stéphane Foucart, 20 janvier 2023
[3] Ayant tué 10 Afro américains dans la ville de Buffalo USA
[4] TEXTE publié originairement dans IMAGO tV (5 6)
[5] œuvre complète psychanalyse XV P.147 188 traduit par altounian , bourguignon, cotet, Laplanche, Robert
[6] Paul Laurent Assoun Dictionnaire des œuvres psychanalytiques PUF 2009 P. 663
[7] Richard Malka Traité sur l’intolérance ED GRASSET 2023 P.11
[8] BYUNG CHUL HAN, L’expulsion de l’autre, PUF 2020, p.39
[9] Ibid, p.39
[10] Fehti Ben Slama Le saut épique, Actes sud 2021
[11] Delphine Horvilleur ,il n’y a pas de Ajar, Ed Grasset 2022, p.19
[12] Opus déjà cité, p. 20
[13] Cité par François Noudelmann in « Les fantômes du semblable», L’Autre le semblable le différent ouvrage collectif sous la direction de René Frydman et Muriel Flis -Trèves, PUF 2014, p. 82.
[14] Opus déjà cité, L’autre le semblable le différent, p.83
[15] Opus déjà cite, p.87
[16] Ibid P.85
[17] Ibid
[18] Ibid