Aux prises avec le réel de la mort La passion de l’ignorance « eyes wide shut » Séminaire I. Robert Lévy Novembre 2020

Aux prises avec le réel de la mort

La passion de l’ignorance

« eyes wide shut »

Séminaire I. 2020-2021

Robert Lévy 07/11/2020

« Je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement était de l’ordre d’un « je n’en veux rien savoir ».[1]

Il est vrai qu’il ne manquait plus que cette passion de l’ignorance pour achever ce triptyque des trois passions de l’être qui avait commencé il y a deux ans avec la haine, suivi de l’amour l’année passée.

Pourquoi d’ailleurs réintroduire cette notion très philosophique de passion et surtout pourquoi la réserver seulement à trois occurrences comme Lacan en fait le choix ? On peut marquer un certain étonnement face à ce choix car dans la théorie analytique c’est un concept qui n’existe pas.  Lacan qualifie d’emblée ces passions comme celles de l’être, pour ne pas dire comme celle du parlêtre. C’est donc dans le rapport au langage qu’il faut entendre le lieu de ces passions. En quelque sorte le sujet pâtit de ces passions du fait même de parler et au binaire amour-haine, d’Aristote à Heidegger, Lacan substitue le ternaire amour-haine-ignorance du fait de se soutenir du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire … C’est dans la référence au transfert que Lacan pose la question de ces trois passions. « Nous savons que la dimension du transfert existe d’emblée, implicitement, avant le commencement de l’analyse, avant que le concubinage qu’est l’analyse ne le déclenche. Or, ces deux possibilités de l’amour et de la haine ne vont pas sans cette troisième, qu’on néglige, ce qu’on ne nomme pas parmi les composantes primaires du transfert – l’ignorance en tant que passion. Le sujet qui vient en analyse se met pourtant, comme tel, dans la position de celui qui ignore. Pas d’entrée possible dans l’analyse sans cette référence – on ne le dit jamais, on n’y pense jamais, lorsqu’elle est fondamentale ».[2] Toujours est-il que la passion majeure du parlêtre n’est, comme on pourrait le croire, ni l’amour, ni la haine mais l’ignorance. C’est donc un état du sujet en tant qu’il parle. « Attention. Nous commençons à être en pleine philosophie. Disons que l’ignorance se constitue de façon polaire par rapport à la position virtuelle d’une vérité à atteindre. C’est donc un état du sujet en tant qu’il parle ».[3] Toujours est-il que Lacan met en relation les concepts freudiens de Verdrängung (le refoulement), Verdichtung (la condensation) et Verneinung (la dénégation), avec les trois passions fondamentales, l’amour et sa métaphore, la haine et sa volonté de néantisation, et l’ignorance pour n’en rien vouloir savoir. Mais l’ignorance est au principe même de l’ouverture au transfert pour l’analysant bien sûr mais pas seulement puisqu’il est aussi du côté de l’analyste « l’ignorancia docta » c’est à dire que : « L’analyste, en effet, ne saurait y entrer qu’à reconnaître en son savoir le symptôme de son ignorance, et ceci au sens proprement analytique que le symptôme est le retour du refoulé dans le compromis, et que le refoulement ici comme ailleurs est censure de la vérité. L’ignorance en effet ne doit pas être entendue ici comme une absence de savoir, mais à l’égal de l’amour et de la haine, comme une passion de l’être ; car elle peut être, à leur instar, une voie où l’être se forme. C’est bien là qu’est la passion qui doit donner son sens à toute la formation analytique, comme il est évident à seulement s’ouvrir au fait qu’elle structure sa situation »[4]. On ne peut pas mieux situer en quoi l’ignorance se situe donc des deux côtés, analysant et analyste, et l’analyste du côté d’un « supposé savoir ». Ces petits repères afin de situer notre séminaire dans une perspective résolument lacanienne puisqu’en effet il n’y a pas de référence à la passion de l’ignorance chez les autres auteurs fondamentaux de la psychanalyse.

Pourtant l’intitulé de cette année comporte une relation très intime, si je puis dire, entre le réel de la mort et la passion de l’ignorance. Qu’est-ce à dire si ce n’est que dans toute question de réel, l’ignorance est requise bien entendu, puisque dès lors qu’on en saurait quelque chose de ce réel, ce ne serait plus du réel. Le réel est un impossible majeur à penser et par conséquent il ne peut se situer que hors champ du savoir. A quoi il faut bien ajouter que la mort, ou plus exactement le réel de la mort vient encore redoubler cette faille dans le savoir. Dans ce savoir, il faut tout de même distinguer le savoir, de l’acte de ne rien vouloir en savoir. Précisons que dans la psychanalyse il ne s’agit jamais de connaissance mais de savoir, puisque le propre de la psychanalyse est d’interroger comme vérité ce qu’il en est du savoir, et non pas l’inverse. Ce qui a pour conséquence qu’au cours d’une analyse la jouissance est dévalorisée forcément par le passage au savoir. Pourquoi ?  Parce que la croyance est le ressort de la cure analytique. L’analyse ne peut s’effectuer sans la mise en jeu d’une croyance en l’inconscient et ce, même si ce à quoi le sujet croit le plus c’est à son symptôme.   C’est justement ce symptôme qui va délivrer une vérité à son insu. L’analysant croit que son symptôme veut dire quelque chose et qu’il est analysable par la parole. Pourtant Il éprouvera dans son analyse que ce dont il se plaint, il en jouit.C’est pourquoi une autre vérité que celle du déchiffrage se fait jour, une vérité sur sa jouissance. Le transfert est par excellence l’autre nom de la croyance, il est pourtant le ressort de la cure et plus précisément l’amour de transfert qui, lui, présente deux versants : l’amour pour le savoir – l’inconscient comme savoir ainsi qu’un sujet supposé à ce savoir – et l’amour dans sa dimension libidinale.   C’est très exactement ce que Jean-Richard Freymann nous rappelait dans son intervention à notre congrès, à savoir que pour Lacan, transfert et désir sont différents alors qu’il n’y a pas cette distinction chez Freud pour qui le transfert est essentiellement du côté de l’amour … Et ce, même si c’est avec le transfert que l’on soigne, que l’on fait de la thérapie donc, c’est-à-dire avec de l’ignorance.

Ainsi grâce au dispositif de la cure, l’analysant va loger son objet, objet cause du désir, dans l’Autre, dans l’analyste. C’est en ce sens que l’analyste n’est que l’objet du transfert. Le savoir est donc lié à une certaine forme de croyance puisque : « Le propre du sens, c’est d’être toujours confusionnel, c’est-à-dire de croire faire le pont entre un discours, en tant que s’y précipite un lien social, avec ce qui, d’un autre ordre, provient d’un autre discours »[5], dit Lacan. Il faut souligner ici la venue sous la plume de Lacan du mot « croire » car c’est dans le discours que le lien social se constitue et c’est sur ce point que l’on peut soutenir que le lien social lui-même est l’héritier de la croyance. « Il n’y a d’autre garantie de la vérité que la bonne foi de l’Autre, et celle-ci se présente toujours au sujet sous une forme problématique […] le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre »[6]. Il n’y a pas d’autre garantie de la parole que la parole elle-même, ce qui a pour conséquence sur le discours que : « […] Cette sorte de structure que je désigne du terme de discours, c’est-à-dire ce par quoi, par l’effet pur et simple du langage, se précipite un lien social. […] C’est même ce que l’on appelle couramment idéologie ».[7]

Nous voilà donc aux prises avec la difficulté majeure de ce séminaire : comme il n’y a pas de garantie de la vérité et pas plus de garantie de la parole, comment authentifier la vérité si le discours comme lien social produit de l’idéologie ? C’est le propre de l’inconscient de comporter, comme le dit Lacan, « des choses qui se répètent et qui courent constamment à l’insu du sujet ».[8] Nous sommes alors au cœur de la question de la passion de l’ignorance puisque le savoir sur la vérité ne peut qu’être ignoré par définition, sauf à faire une analyse auquel cas c’est la jouissance qui viendra marquer le lieu d’un savoir sur la vérité et peut-être nous empêcher d’être trop dupes …

Comment, si ce n’est « là où le symptôme n’est représenté dans l’inconscient de se prêter à la fonction de ce qui se traduit ».[9]

 

Si, comme nous le dit Lacan, le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre, nous pouvons alors envisager en quoi toute religion est une figure de cette définition avec un ajout fondamental qui est que la religion permet de livrer à l’Autre la responsabilité du désir du croyant et sans doute de donner sens au réel de la mort … Mais la religion, ou en tout cas la croyance est le lieu privilégié. En effet, dès lors la mort devient pensable en termes de rédemption, de vie après la mort, de paradis, de bénéfices divers et variés comme par exemple de pouvoir disposer de soixante-dix vierges, en d’autres termes de croire alors que la mort n’est qu’un passage nécessaire à une vie meilleure et surtout éternelle … Cette conception donne lieu à tous les passages à l’acte possibles puisque la responsabilité du sujet n’est donc plus engagée autrement que par l’idée, plus exactement l’idéologie selon laquelle nos actes nous sont dictés par un grand Autre dont nous sommes les serviteurs. De là à faire le constat que dans ces sphères de l’extrémisme il n’y a que Dieu qui dicte sa loi et qu’aucune autre loi ne vaut, fut-ce celle de la république, il n’y a qu’un pas et nous savons combien les pires exactions ont eu lieu au nom de Dieu. D’ailleurs, pas plus tard qu’hier soir en France, a eu lieu un nouveau meurtre contre un professeur d’histoire qui avait eu le courage de montrer à ses élèves que la liberté de penser permettait, en France, de montrer des caricatures et en particulier, celles de Mahomet. Il a été sauvagement décapité dans la rue en guise de représailles pour avoir remis en question la croyance en un dieu tout-puissant … Mais ce point de croyance n’a-t-il pas été entamé par la pandémie ou en tout cas, la mise en question du savoir de la science n’a-t-elle pas eu des effets sur cette certitude religieuse ? J’avais été frappé il y a quelques années, à l’occasion d’une rencontre avec un paléoanthropologue, par le fait qu’alors que j’avais voulu situer avec son éclairage le moment où l’humanité avait commencé à enterrer ses congénères comme le moment où,  grâce au langage, le refoulement avait pu se mettre en place; ce paléoanthropologue s’était subitement  fâché car il m’avait reproché de prendre les premiers hommes pour des imbéciles puisque ce fait du refoulement supposait également la mise en place d’une nouvelle croyance en l’Autre c’est-à-dire dans une forme de dieu … Je fis le constat un peu amer qu’il était lui-même resté sur l’impossibilité de remettre en question l’existence de Dieu à l’image des premiers hommes. La science ne guérit donc pas de la croyance, voire même elle peut être le vecteur de toutes les croyances : on peut tout-à-fait être un scientifique et n’en rien vouloir savoir … Mais au fond, cette croyance en Dieu n’est-elle pas au fondement même de tout symptôme ? Je veux dire : n’est-elle pas la structure du symptôme lui-même ?

Arrivés en ce point, nous frôlons le rapport entre l’amour comme passion et la passion de l’ignorance représenté par les discours des grands mystiques mais également la frontière entre passion de l’ignorance et délire, délire mystique bien sûr mais pas seulement puisqu’au fond, tout délire n’est-il pas une forme de passion de l’ignorance en tant qu’il s’agit effectivement de ne rien vouloir en savoir ? N’oublions pas non plus dans ce registre du « ne rien vouloir en savoir », ces petites formes de construction délirante que sont les théories sexuelles infantiles et évidemment, tout ce qui relève des effets produits par ce que l’on appelle la scène primitive. D’ailleurs, lorsqu’on travaille avec des petits enfants, on constate combien ils savent en fait d’où viennent les enfants et un certain nombre d’autres choses concernant la sexualité des adultes mais ils préfèrent leurs théories sexuelles infantiles auxquelles ils adhèrent (au sens d’y coller) pendant un certain temps, le fameux texte freudien de L’Homme aux loups en étant la référence paradigmatique …

Ce point touche la question de la pulsion (Trieb) bien sûr et les différentes façons dont Freud considère le nouage originaire de la pulsion et du désir de savoir dans la curiosité sexuelle infantile qui donnera consistance à la construction de ces théories sexuelles infantiles, théories auxquelles l’enfant lui-même donnera une dimension de vérité. Ces « poussées » de théories sexuelles infantiles chez l’enfant, Freud les qualifiera de différentes façons à partir du Trieb initial, de la pulsion, telles que Forschungstrieb (pulsion de recherche), Wissenstrieb (pulsion de savoir) qui sont les principales. Ainsi : « Ce que Freud nous apporte, c’est la désignation du lieu d’incidence d’un désir particulier et qui est le point par où la sexualité entre en jeu comme fondamentale dans le domaine qu’il s’agit de définir et ce point s’appelle le désir de savoir. C’est parce que la sexualité entre en jeu d’abord par le biais du désir de savoir que le désir dont il s’agit dans la dynamique freudienne est le désir sexuel. »[10] Donc, désir de savoir et désir sexuel se trouvant liés intimement au point que tout désir de savoir comporte en son sein des éléments sexuels …

Mais on ne peut évidemment pas parler de désir de savoir sans évoquer ce qu’il cache :  l’horreur de savoir. Et pour ne pas quitter nos petits enfants, je dirai que préférer les théories sexuelles infantiles, c’est se préserver contre cette horreur de savoir que papa couche avec maman et par conséquent éviter cette horreur impensable. Il y a là un réel qui ne peut se résoudre que bien plus tard. Ce dernier élément nous invite très directement à considérer la proximité entre l’horreur et la jouissance, sorte de prise véritable sur le réel comme nous l’indique Lacan[11] dans le Séminaire sur l’angoisse. Ce lien n’ayant en effet pas échappé à Freud lorsqu’à propos de l’Homme aux rats, il dit : « On remarque chez lui une expression étrange que je ne peux interpréter que comme l’horreur (Grausen) d’une volupté (Lust) qu’il ignore lui-même »[12]  lorsqu’il raconte le supplice des rats enfermés dans l’anus. Ceci pour souligner que l’enfant ne peut faire autrement que croire très tôt qu’il ne dispose d’aucune autre forme pour se structurer. J’en veux pour preuve cet effet produit par le transitivisme qui fonde également une forme de croyance que c’est l’autre (le petit, cette fois) qui est à l’origine de tous nos maux … En effet, rentrant de l’école le petit raconte à sa maman que son copain l’a tapé alors qu’il est lui-même l’auteur des coups. Mais il ne faut pas y entendre ce qui serait, plus tard, du ressort d’un mensonge (un petit arrangement avec la réalité pour éviter la sanction, ici le surmoi est engagé) mais une véritable certitude, une vraie croyance donc, dans ce fait que c’est l’autre enfant qui est la cause en dehors, pour l’instant, de toute relation au surmoi qui n’apparaîtra que bien plus tard … Ce qui n’empêchera pas Lacan de mettre en question également le désir de savoir qui le conduira tout directement à reprendre autrement le rapport du désir de savoir à la pulsion en contredisant Freud sur ce point. En effet le désir de savoir, pour lui, n’appartient pas au registre de la pulsion ; aussi les « pourquoi » des enfants adressés à l’adulte relèvent plus d’une remise en question de l’adulte, sorte de mise à l’épreuve de ce dernier, davantage que du témoignage d’un désir de savoir … De ce fait on entend que c’est de la défaillance du savoir que nait le désir, ce que très certainement les enfants s’exercent à mettre en acte via les questions du « pourquoi » adressées aux adultes … En bref, le refoulement c’est-à-dire ce qu’on appelle communément l’inconscient – Unbewuste si vous préférez, l’inconscient donc n’est-il pas en tant que tel un appareil destiné à ne rien vouloir en savoir ?

Évidemment, la question est également celle de la différence entre ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir. Ce qui est certain, est-ce ce sur quoi on n’ose même pas poser de questions ? La science peut-elle aller chercher la vérité ou encore ne fait-elle que tourner autour en se contentant de dénoncer des contre-vérités ? Ce sont des questions importantes, s’il en est, dans leur actualité puisque la science est requise dans ce que l’on peut attendre d’un éclairage sur notre pandémie. De ce fait alors, se fonde-t-elle sur des arguments d’autorité ou a-t-elle un lien avec le « vrai » ? Etienne Klein relève encore un point très intéressant. Il fait le constat que tout le monde a pu faire récemment, qu’il y a ce qu’il appelle un « populisme scientifique » qui est le résultat de l’idée selon laquelle on a le droit, vis à vis de toute forme d’énoncé, et les énoncés scientifiques n’y échappent pas, d’un jugement qui relève de l’opinion. On peut donc dire ce qu’on pense de toute forme d’énoncés comme si le fait de savoir si ces énoncés sont vrais ou non était lié à une discussion. On invoque donc le « bon sens » pour contester ce que l’on dit … Ainsi pour la science il s’agit, comme le dit Bachelard, de pouvoir « penser contre son cerveau » … C’est précisément ce qui est impossible dans les psychoses mais peut-être pas seulement puisque ce que l’on constate est que la croyance est une forme d’aliénation du cerveau qui empêche de penser. Il y a donc un écart entre ce que nous pensons spontanément et ce que nous apprenons par d’autres voies que celles de la pensée spontanée. C’est un écart de moins en moins accepté aujourd’hui et qui est certainement à la source de bon nombre de théories complotistes qui se caractérisent toutes de « ne rien vouloir en savoir » … Si lors du choix que nous avions fait, l’an passé, du thème de l’année « L’amour au temps du … », nous ne savions pas que la pandémie allait se développer, en revanche cette année, nous avons choisi le thème « Aux prises avec le réel de la mort, la passion de l’ignorance » en prise directe avec la pandémie. En effet, cette pandémie a mis en relief un certain nombre de questions sur la vérité, la croyance, la science et le réel de la mort.

Étienne Klein a, je crois, très bien situé les enjeux actuels de la discussion, notamment dans une interview qu’il a donnée sur LCI, le 7 juillet 2020, que je vous invite à écouter et dont je vais retracer maintenant les traits les plus saillants.

Il différencie déjà la recherche et la science en attribuant à la première, la recherche, la nécessité de répondre à des questions dont on ne connaît pas la réponse et à la seconde, la science, des connaissances constituées dans l’histoire qui font que ces connaissances sont établies.

La science a donc affaire avec la vérité du côté des connaissances établies mais également avec le doute sur les connaissances dont elle ne dispose pas encore et que la recherche est censée lui apporter. Etienne Klein soutient que pendant la crise de la Covid, on a demandé à la science de se ranger sous la coupe de l’opinion ; c’est-à-dire d’adhérer pleinement à ce que le lien social produit comme idéologie. Il s’appuie sur un sondage paru le 5 avril 2020 dans Le Parisien, dans lequel on demande aux français de se prononcer sur le fait de savoir si tel médicament est efficace ou non. 59% ont répondu « oui », 20% ont répondu « non » et seulement 21% ont répondu « Je ne sais pas » … Autrement dit, 71% des français connaissaient la réponse à une question dont personne ne connaissait la réponse … Étienne Klein pose la question de savoir ce qui vous empêche de dire « Je ne sais pas » ? La réponse, c’est que les chercheurs cherchent dans une temporalité qui est la leur et s’ils disaient qu’ils ne savent pas, ils seraient médiatiquement débordés très vite par des gens qui en sauraient moins qu’eux mais qui, tout en sachant moins, seraient plus sûrs d’eux-mêmes que les chercheurs … C’est ce qu’on appelle, dit Étienne Klein, « l’ultracrépidarianisme », les gens parlent au-delà de ce qu’ils savent avec une assurance proportionnelle à leur incompétence … Le savoir du cordonnier s’arrête donc à la chaussure et ainsi, pour savoir qu’on est incompétent, il faut être compétent …

Que penser aujourd’hui en effet de toutes les résistances aux mesures prises pour nous protéger contre le développement de cette pandémie ? Évidemment la question économique en est un des pôles mais il y a un point de savoir à ce sujet incontournable qui est celui de la dimension de la mort qui s’y rattache. Une mort n’a de représentation aujourd’hui que chiffrée puisque ce danger est imperceptible du fait même d’être viral, infiniment petit, sans qu’il y ait de rapport de cause à effet visible ; contrairement par exemple au virus du sida qui, lui, s’est révélé contagieux par l’acte sexuel ou l’injection de sang contaminé. Par conséquent, nous n’avons de perception de la Covid que grâce au chiffrage du nombre de morts comptabilisés chaque jour … Mais la Covid est partout et nulle part, comment peut-on en effet se méfier du simple fait de respirer, de parler ? Il y a ici une dimension d’impensable liée à l’impossible rapport de cause à effet entre respirer et mourir … Mais cette pandémie a produit une grande nouveauté sans précédent dans la succession des générations puisque pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les petits enfants deviennent potentiellement dangereux pour leurs grands-parents … Et quand je dis dangereux, il faudrait dire mortels … De quelle autre défense disposons-nous alors si ce n’est de ne rien vouloir en savoir ? On ne peut effectivement n’avoir que les yeux grands fermés, Eyes Wide Shut, face à ce que l’on ne voit pas et qui a pour conséquence la mort dans certains cas … On ne peut en effet, comme le remarque Klein, que devenir les apôtres d’un savoir dont on ne dispose pas afin de résister à ce réel de la mort qui nous guette, sans le voir. Un « je ne sais pas » laisserait le sujet face à une angoisse de l’horreur à laquelle nous sommes forcément confrontés dans ce cas et nous invite donc à ne rien vouloir en savoir … Mais ce qui a été touché lors de cette pandémie, c’est la dimension de certitude du savoir scientifique. En effet, alors qu’elle était en position maitre, la science comme vérité s’est trouvée « disqualifiée » puisqu’elle n’apportait plus de certitude. Quels en sont les effets sur la circulation des quatre discours ? Je crois que ce serait intéressant de pouvoir développer ce point cette année. Et il est vrai, comme l’indique Klein encore, qu’au lieu d’avoir pu dire un « je ne sais pas », les représentants de la science n’ont pas pu s’empêcher de vouloir maintenir la position maître de la science, quitte à se contredire. Et c’est bien ce qu’il s’est passé : toutes ces contradictions ont entamé de fait la croyance en la science. Il y a un point de la passion de l’ignorance que je voudrais également aborder, qui a des retentissements clairement politiques. En effet, j’ai été très surpris d’entendre qu’il y avait eu une sorte de tri dans les urgences entre les patients atteints par la Covid, un tri qui avait amené à prendre en charge certains et laissé d’autres hors des urgences hospitalières. Mais un urgentiste de renom rappelait que cela, ce tri donc, ne tenait pas à la crise de la Covid puisque cela avait toujours existé aux urgences entre ceux des patients qui avaient le plus de chances de s’en sortir et les autres ou encore, entre les plus jeunes et les plus vieux, mais on peut affiner et multiplier à l‘infini les critères de ce tri. Mon étonnement ne va pas seulement vers ce tri absolument contraire au serment d’Hippocrate dont la partie qui nous intéresse est la suivante : « Je veillerai au respect absolu de la vie humaine ; et ne permettrai pas que des considérations d’âge, de maladies d’infirmité, de croyance, d’origine ethnique, de genre, de nationalité, d’affiliation politique, de race, d’orientation sexuelle, de statut social, ou tout autre facteur s’interposant entre mon devoir et mon patient ». Nous ne sommes pas en guerre et on peut s’interroger sur le fait qu’aucun de ces médecins ne se soit préoccupé du fait que s’il y avait un tri, c’était parce qu’il n’y avait pas suffisamment de places aux urgences et donc, que c’était une question politique avant tout et non pas médicale. En effet, si il n’y a pas assez de places aux urgences, c’est parce que nos différents gouvernants n’attribuent pas suffisamment de fonds pour que tous soient soignés ; c’est donc le résultat d’un choix politique si certains meurent et d’autres vivent au-delà de toute considération thérapeutique dont nous disposons ou pas … Mais également avec les politiques de lutte contre l’extension du virus ; en effet si nous devons nous confiner à nouveau, c’est en raison majoritairement de pouvoir éviter la saturation de services d’urgence, lesquels se trouvent à nouveau saturés par manque de lits et de personnels. Peut-être pourrions-nous ici faire un lien même lointain avec ce que nous avions intitulé, il y a deux ans, après Hannah Arendt, la banalité du mal. Banalité du mal qui se situe bien, je trouve, entre d’un côté la passion de l’ignorance et de l’autre, le réel de la mort. Il en a fallu de la passion de l’ignorance pour réduire l’autre à l’inhumain, pour le supprimer, il en fallu du réel de la mort pour que les rescapés puissent se suicider après avoir échappé à leurs bourreaux, et ceux, donc, occupés par leur passion de l’ignorance qui pouvaient rentrer chez eux le soir pour se réunir avec leur famille, après avoir brûlé  pendant la journée des centaines de corps dans les fours ou encore, joué de la machette en découpant des dizaines de corps en morceaux, ou en tuant d’une balle pour éliminer une vermine comme dans les camps de Phnom Penh … N’est-ce pas dans cette confrontation qu’aux prises avec le réel de la mort la passion de l’ignorance assure l’impunité ? Et à ce propos, je souhaite développer un axe de travail qui est celui de la question de savoir si on peut dissocier l’œuvre de l’auteur d’une part et d’autre part, envisager la question du « ne rien vouloir savoir » dans ce que l’on pourrait qualifier de « parole qui tue ». Ce sera l’objet du prochain séminaire …

 

 

 

 

 

 

 

[1] Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, Paris 1975, Le Seuil, p. 9.

[2] Lacan les écrits techniques leçon du 9 juin 1954.

[3] Idem, Le Seuil, p. 189.

[4] J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 358.

[5] J. Lacan …ou pire, p. 153.

[6] J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, éditeur, 2013, p. 468.

[7] J. Lacan, …ou pire, p. 152.

[8] Lacan, Discours aux catholiques, In : Le triomphe de la religion, Le Seuil, 2005, p. 23.

[9] Ibid, p. 22.

[10] Lacan d’un autre à l’autre Le Seuil 2006 P.322.

Il me semble que la citation concernée provient plutôt du séminaire 13 (L’Objet de la psychanalyse), 23 mars 1966 …

[11] Séminaire l’angoisse

[12] Freud journal de ‘homme aux rats PUF 1974 P. 45

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