Bastia 2011 Carol Watters "Atopie,agalma,transfert de Socrate à Lacan"
La lecture du Banquet, dont le sous-titre est De l’amour, nous confronte à la question de la nature de l’amour. En tant qu’objet des différents éloges, Eros tient une place importante dans cette soirée en l’an – 416 , fête de la victoire d’Agathon au concours de tragédie. L’éloge apparaît comme une explication, une définition de l’objet ; chaque orateur, tour à tour, Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane, Agathon, présente sa version.
Socrate prend la parole, car il n’est pas tout à fait d’accord avec les conceptions des différents intervenants, très variées et insuffisamment approfondies.
L’amour paraît indissociable du désir, qui ne se limite pas à l’envie de l’autre comme objet. Pour lui, l’amour serait « le désir de posséder perpétuellement ce qui est bon » Comme ce n’est pas le cas, il y a nécessairement manque, à la fois de ce que nous n’avons pas, mais de ce que nous ne sommes pas ; en effet, le Beau n’a pas de rapport avec l’Avoir, mais avec l’Etre. Si l’idéal homérique était le beau et le courageux, l’idéal socratique selon Platon est le Beau qui amène l’homme au Bon et au Vrai..
Socrate fait donc passer l’amour par la beauté: « Quand la vue de la beauté terrestre réveille le souvenir de la beauté véritable, que l’âme revêt des ailes et que, confiante en ces ailes nouvelles, elle brûle de prendre son essor, mais que, sentant son impuissance, elle lève, comme l’oiseau, ses regards vers le ciel, et que, négligeant les choses d’ici-bas, elle se fait accuser de folie, l’enthousiasme qui s’élève ainsi est le plus enviable, en lui-même et dans ses causes, pour celui qui le ressent et pour celui auquel il le communique ; et celui qui, possédé de ce délire, s’éprend d’amour pour les beaux jeunes gens reçoit le nom d’amant. »
Le désir de beau, comme mirage, est en relation avec le désir de mort :
« S’il y a deux désirs chez l’homme, qui le captent, d’une part dans le rapport à l’éternité, et d’autre part, dans le rapport de génération, avec la corruption et la destruction qu’il comporte, c’est le désir de mort en tant qu’inapprochable, que le beau est destiné à voiler. »
Lacan note le glissement du désir de beau, au désir du beau « c’est ce qui, inversant cette fonction, fait le sujet choisir la trace, les appels, de ce que lui offre l’objet ou certains entre les objets. C’est ici que nous voyons dans le discours de Diotime le glissement s’opérer, qui, ce beau qui était là, non pas, à proprement parler, médium, mais bien transition, mode de passage, le fait devenir le but même qui sera recherché. »
Ce discours surprend les contemporains de Socrate par son originalité, il sort des sentiers battus, c’est pourquoi selon Lacan, Platon le qualifie d’ atopique. Atopia veut dire qu’il n’est pas dans son lieu l’impossibilité d’assigner un topos, un lieu stable.
Socrate est un novateur, encourageant l’homme à se connaître lui-même. Avant lui, être un philosophe en Asie Mineure et en Grèce, impliquait d’être mathématicien, homme de sciences. Les philosophes pré-socratique, Thalès, par exemple, avaient une vision globale et une explication physique du monde liée aux mathématiques.
L’ atopie de Socrate se manifeste à l’égard des valeurs de la Cité et des opinions ordinaires de ses contemporains, les rhéteurs Gorgias, Polos, et Calliclès . « Je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la Cité » dit-il. C’est un anti-conformiste, il dit à Calliclès : « presque tout le monde, Athéniens et étrangers, sera d’accord pour défendre ta cause, si tu veux que tous témoignent contre moi et affirment que je ne dis pas la vérité » . Condamné à mort par le Tribunal athénien, pour impiété et corruption de la jeunesse, il a accepté la sentence considérant, dans sa grandeur éthique, que si la Cité avait pris cette décision il devait l’accepter, refusant la proposition de ses proches de le sauver.
Il est dans une zone de « no-mans’s land » dit Lacan « d’entre-deux-morts ». L’atopie du désir désignerait le point central où, dans la topologie lacanienne, l’espace de « l’entre-deux morts » est à l’état pur, et vide la place du désir :
« Le désir n’y est plus que sa place, pour autant qu’il n’est plus pour Socrate que désir de discours, de discours révélé, révélant à jamais. D’où résulte l’atopie du sujet socratique, si tant est que jamais avant lui, ait été occupée par aucun homme, bien qu’aussi purifiée, cette place du désir. »
Son atopie a interrogé toute une lignée de chercheurs, d’ hellénistes et de philosophes et concerne les psychanalystes du fait de la position particulière de son discours « en-dehors », position exigible, dit Lacan, de la part du psychanalyste.
Socrate s’écarte des lieux communs dans la mesure où il ne se place pas sur le plan du jeu verbal qui caractérise le beau discours des sophistes de son époque, lequel consiste en une rhétorique, dont la finalité est de convaincre l’auditoire en le capturant, sans se soucier ni de la vérité , ni de la morale. C’est un passeur.
Selon Lacan,le discours socratique, est basé sur :
– le dialogue avec l’interlocuteur « Si l’initium de la démarche socratique constitue un pas, par rapport aux sophistes, ses contemporains, c’est qu’un savoir, le seul sûr, nous dit Socrate dans le Phédon, peut s’affirmer de la seule cohérence de ce discours qui est dialogue, et qui se poursuit autour de l’appréhension, comme nécessaire, de la loi du signifiant. »
– la mise en évidence de la fonction du manque constitutive de la relation d’amour. Ainsi, il interroge Agathon « oui ou non, l’Amour est-il de quelque chose, ou de rien ? Il s’agit de savoir, sur le plan de l’interrogation du signifiant, de quoi, comme signifiant, l’amour est le correlatif. »
Lorsque son tour vient de parler de l’amour, Socrate nous rapporte son dialogue avec Diotime, prêtresse de Zeus Lycien en Arcadie. Diotime dit à Socrate que : « le désir de l’immortalité, d’après ce dont nous sommes convenus, va forcément de pair avec le désir de ce qui est bon, s’il est vrai que l’objet de l’amour soit la possession perpétuelle de ce qui est bon. Ainsi donc, d’après ce raisonnement, l’objet de l’amour c’est aussi, forcément, l’immortalité. »
Lacan remarque que Socrate substitue le terme désir au terme amour en articulant éros-amour à éros-désir, ce qui l’amène à mettre en valeur « le retour à la fonction désirante de l’amour » De ce dialogue, il ressort que l’amour n’est ni beau, ni bon. Pour la prêtresse, Eros n’est ni un dieu, ni un mortel, mais un « grand génie ». Fils de Poros ( l’Expédient) et de Penia ( la pauvreté qui manque de ressources , c’est-à-dire qui souffre d’aporia).
Lacan reprend ce mythe « Ce qui est joli … c’est la manière dont l’Aporia engendre Amour avec Poros. Au moment où cela s’est passé, c’était l’ Aporia qui veillait, qui avait l’oeil bien ouvert. Elle était, nous dit-on, venue aux fêtes de la naissance d’Aphrodite, et en bonne Aporia qui se respecte, dans cette époque hiérarchique, elle était restée sur les marches près de la porte. Pour être Aporia, c’est-à-dire n’avoir rien à offrir, elle n’était pas entrée dans la salle du festin. Mais le bonheur des fêtes est justement qu’il y arrive des choses qui renversent l’ordre ordinaire. Poros s’endort. Il s’endort parce qu’il est ivre, et c’est ce qui permet à l’Aporia de se faire engrosser par lui, et d’en avoir ce rejeton qui s’appelle l’Amour, dont la date de conception coïncidera donc avec la date de la naissance d’Aphrodite. C’est bien pourquoi, nous explique-t-on, l’amour aura toujours quelque rapport obscur avec le beau, ce dont il va s’agir, en effet, dans le développement de Diotime. Cela tient à ce qu’Aphrodite est une déesse belle.
Voilà donc les choses dites clairement – c’est le masculin qui est désirable, c’est le féminin qui est actif. C’est tout au moins ainsi que les c
hoses se passent au moment de la naissance de l’Amour ».
Le discours de Socrate est suivi par l’arrivée d’une bande de fêtards menée par Alcibiade, sous l’effet de l’alcool. Il accepte la proposition d’Eryximaque de faire un éloge de Socrate, discours plein de ressentiments car Socrate a refusé ses avances malgré divers stratagèmes, ce qui confirme ce qu’a dit Socrate à propos de l’amour et ses ruses.
Alcibiade, en faisant l’éloge de l’amour, fait l’éloge de Socrate en même temps qu’un réquisitoire, il dévoile tous ses sentiments en public pour forcer Socrate à se livrer.
Alcibiade agite la question du désir. Qu’est-ce qu’il cherche en Socrate, si ce n’est le contraindre, en public, à lui faire signe de son désir, bien qu’il sache déjà que Socrate a du désir pour lui. Il veut un signe le désignant éroménos, c’est-à-dire, celui qui est désiré. Il attend beaucoup de Socrate qui, lui, est un érastès.
Alcibiade le compare au Silène, Dieu qui appartenait à un groupe de divinités des bois, proches des satyres. «Je dis donc qu’il ressemble tout à fait à ces Silènes qu’on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que l’artiste a représenté avec des syringes et des flûtes à la main ; si on les ouvre en deux, on voit qu’ils renferment à l’intérieur des statues de dieux. Je soutiens aussi qu’il ressemble au satyre Marsyas. » , bien que Socrate ne soit pas comme Marsyas joueur de flûte
Les silènes sont des petites boîtes dans l’antiquité grecque, sortes de boîtes à bijoux, décorées de l’image de cette divinité. Ce dieu est laid, mais à l’intérieur de la boîte ou du vase, il y a un objet précieux, la représentation des dieux.
Socrate contient en lui l’agalma comme les boîtes à bijoux de l’époque. Plus que l’apparence, ce qui compte, c’est ce qui est à l’intérieur, le bijou, l’objet précieux.
L’agalma est un ornement en or fabriqué par les orfèvres, posé sur les cornes de la génisse offerte à Athéna, visant à gratifier la déesse afin d’obtenir ses faveurs. En somme l’agalma, dit Lacan apparaît comme une espèce de « piège à dieux » qui sert à attraper l’attention divine. La valeur magique rappelait celle des ex-voto.
Platon insiste sur le charme du discours de Socrate envoûtant ses interlocuteurs – une force extraordinaire s’en dégage.
Bien qu’il ne soit pas flûtiste, il produit le même effet troublant, mettant l’auditeur en état de possession hypnotique lors des cérémonies du culte de Dionysos . « Ce n’est pas simplement à une boîte en forme de satyre qu’il compare Socrate, à un objet plus ou moins dérisoire, mais au satyre Marsyas nommément, en tant que, quand il entre en action, chacun sait par la légende quel charme de son chant se dégage. »
Un jeu de mots de Lacan , inspiré par l’image sonore du mot agalma , il l’ associe à galant et à gal :
« il s’agit du sens brillant, du sens galant, car ce mot vient de gal, éclat en vieux français. En un mot de quoi s’agit-il ? – sinon de ce dont nous, analystes, avons découvert la fonction sous le nom d’objet partiel . »
A partir de la déclaration d’Alcibiade, Lacan a développé et conceptualisé l’ agalma, « objet caché » à l’intérieur de Socrate. Cet objet a, objet partiel, est inclus dès l’origine dans le texte fondamental de la théorie de l’amour qu ‘est Le Banquet
Lacan envisage cet agalma, petit a, objet du désir, comme « le point majeur de l’expérience analytique … l’expérience le démontre, tout tourne autour de ce privilège, de ce point unique, qui est constitué quelque part par ce que nous ne trouvons que dans un être quand nous aimons vraiment. Mais qu’est-ce que cela ? Justement agalma, cet objet que nous avons appris à cerner dans l’expérience analytique. »
Cependant Socrate sait que Alcibiade n’aime pas, celui-ci veut échanger l’illusion, la doxa, c’est-à-dire l’opinion qui est forcément illusion pour Platon, contre la vérité, ce qui revient à troquer du cuivre contre de l’or, il se refuse à cette position de désirable, d’éromenos, car il se rend compte qu’il n’y a rien en lui qui soit aimable. Son essence est le vide kenôsis dit Lacan, position centrale, il se fait absent à la convoitise d’Alcibiade : « Mais, mon bel ami, regardes-y de plus près, et prends garde de te faire illusion sur mon peu de valeur. »
La réponse de Socrate à la convoitise d’Alcibiade est un refus.
« Socrate nous est représenté comme un érastés , un désirant, mais rien n’est plus éloigné de son image que le rayonnement d’amour qui, par exemple, part du message christique. Ni effusion, ni don, ni mystique, ni extase, ni simplement commandement n’en découle. Rien n’est plus éloigné du message de Socrate que tu aimeras ton prochain comme toi-même, formule qui est remarquablement absente, dans sa dimension, de tout ce qu’il dit . … ce qui est commandé dans ce message, c’est tu aimeras ce qui dans ton âme est ce qui t’es le plus essentiel. »
Pourquoi Alcibiade veut-il être aimé de Socrate, alors qu’il sait qu’il l’est déjà, il est un éroménos ? Le miracle de l’amour est réalisé quand à son tour Alcibiade devient le désirant,
l’ érastés.
Socrate lit à travers le discours apparent d’Alcibiade, que son désir vise Agathon, prénom qui veut dire « le beau », ou plus exactement que celui-ci veut être aimé de Socrate et qu’Agathon soit son objet. Le « beau », Agathon le possède physiquement et verbalement dans l’équivoque, par son prénom.
En conséquence ce que fait Socrate, c’est l’éloge d’Agathon, comme réponse à la demande d’Alcibiade. « Mais Alcibiade, lui, désire toujours la même chose. Ce qu’il cherche dans Agathon, n’en doutez pas, c’est ce même point suprême où le sujet s’abolit dans le fantasme, ses agalmata ».
Selon Lacan, ce dont il s’agit dans la dialectique socratique, ce sont des rapports réciproques des trois termes : idéal du moi, moi idéal et a- agalma de l’objet partiel .
Cette référence triple renvoie à l’incarnation imaginaire du sujet, et à l’ article de Freud de 1914, Pour introduire le narcissisme : « dans l’amour de transfert le narcissisme est projeté sur le médecin, le patient aime ce qui manque à son moi pour être conforme à son idéal du moi. »
Dans le dialogue entre Diotime et Socrate, celle-ci dit que l’amour n’est pas un dieu, mais un daimon, sorte de demi-dieu, fils d’un dieu et d’une mortelle, ou d’une déesse et d’un mortel, qui envoie aux mortels un message des dieux. le daimon de Socrate, c’est Alcibiade !
Ceci nous renvoie à la fonction du désir chez l’analyste ; ne perdons pas de vue que le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient qui est sexuelle.
Dans le transfert s’inscrit le poids de la réalité sexuelle, de l’interdit et du désir, non pas celui de l’analysant, mais, dit Lacan, celui de l’analyste.
Le désir de l’analyste est l’autre issue conceptuelle lacanienne, après celle du sujet supposé savoir, à l’impasse transférentielle. Phénomène inquiétant chez les pionniers de l’analyse, dont l’éminent Breuer a fait les frais avec Anna O. « quand ici le psychanalysant est identique à l’agalma, la merveille à nous éblouir, nous tiers, en Alcibiade » .
Le Banquet nous permet donc de structurer le travail analytique autour de la position de deux désirs : celui de l’analysant et celui de l’analyste.
En 1915, dans son Observation sur l’amour de transfert, Freud notait les difficultés des positions :
– d’une part, de l’analyste :
« En ce qui concerne l’analyste, satisfaire le besoin d’amour de la malade est aussi désastreux et aventureux que de l’étouffer. La voie où doit s’engager l’analyste est tout autre et la vie réelle n’en comporte pas d’analogue. Il doit se garder d’ignorer le transfert amoureux, de l’effaroucher ou d’en dégoûter la malade, mais également, et avec autant de fermeté, d’y répondre. » .
– d’autre part, des malades :
« Ils voudrai
ent avec leur passion dégagée de tout lien social, tenir à merci le médecin. »
C ‘est pourquoi Lacan insiste tant sur cette position de refus, celle de Socrate, comme exemplaire pour les analystes :
-refus de se laisser mettre à la place de l’objet aimé
– refus d’accepter la supposition d’être désirable.
Socrate refuse de répondre sur le plan de l’amour et renvoie Alcibiade à la poursuite de leur dialogue, il le remet sur le chemin du savoir et se met lui-même, Socrate, à une place atopique, celle de « pur désirant » . Ce que veut Socrate, c’est éduquer Alcibiade, pour qu’il se rapproche du beau.
Le désir de l’analyste vise à obtenir la différence absolue, c’est une visée de séparation de l’Autre tel qu’il s’incarne pour l’analysant dans le sujet supposé savoir. Prendre à sa charge d’en être le support, c’est autre chose que de l’être.
« Le psychanalyste – simplement d’avoir cette voie, ce moyen, ce truc, la règle analytique, qui comporte cette incitation au savoir que j’ai dite, alors que lui-même n’en sait pas tellement que ça, est celui qui se trouve prendre vraiment à sa charge le support de ce sujet supposé savoir, […] pour autant que cette incitation au savoir doive le mener à la vérité. Au terme de l’opération, il y a évacuation de l’objet a, en tant qu’il représente la béance de cette vérité rejetée, et c’est cet objet évacué que lui-même analyste, va représenter de son en-soi, si je puis dire. Autrement dit, l’analyste choit, à devenir lui-même la fiction rejetée. »
Le refus se révèle être avant tout celui de donner consistance à l’Autre du savoir, mais il ne peut le faire, qu’en prenant appui dans le champ de la structure logique de l’expérience.
« Représenter quelque chose pour quelqu’un , c’est justement là ce qui est à rompre. Car le signe qui est à donner est le signe du manque de signifiant. C’est, vous le savez, le seul signe qui n’est pas supporté, parce que c’est celui qui provoque la plus indicible angoisse. C’est pourtant le seul qui puisse faire accéder l’autre à ce qui est de la nature de l’inconscient » .