Bernard Baas "Y a-t-il des psychanalystes sans-culottes" par Anna Konrads"

Il y a peu de livres dont la lecture suscite l’impression de découvrir une pensée qui renouvelle les idées installées et au repos dans notre esprit œuvrant à son labeur quotidien. Le livre de Bernard Baas, « Y a-t-il des psychanalystes sans-culottes ? » en est un décidément (1). Bernard Baas, philosophe, poursuit un dialogue avec la psychanalyse dans lequel il illustre qu’une confrontation entre disciplines ayant une portée subversive pour l’une et pour l’autre peut-être profondément cohérente avec la démarche propre à chacune d’elles. La subversion éprouvée est celle de lire sous la plume d’un philosophe le discours d’un sujet qui pratique le passage d’un discours à un autre des discours définis par Lacan comme ceux du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste. Il ne se contente pas d’une démarche rigoureuse en tant que philosophe, rigueur qui le conduit à identifier la psychanalyse comme « organiquement » liée à la philosophie depuis l’avènement de la découverte de l’inconscient.

Il rappelle en effet que la révolution psychanalytique a une part, non exclusive mais essentielle, dans l’ébranlement des illusions métaphysiques et le renoncement consécutif de la philosophie de se constituer en système absolu de l’être et de la pensée. Elle traverse le discours philosophique « selon des procédures qui ne sont pas celles de l’autoréflexion de la philosophie, pour y faire surgir, en tel ou tel point, l’événement de l’impossible-à-dire dont, secrètement, ce discours philosophique procède »(2) . Mais B. Baas soutient aussi lui-même le surgissement de ces évènements de « l’impossible-à-dire » par des formules d’une incision quelquefois surprenante ou son option de faire sans hésitation usage de la notion, psychanalytique s’il en est, de jouissance.
Cette véritable transdisciplinarité se décline au fil d’articles rassemblés sur presque 25 ans dans les travaux de ce professeur de philosophie dans une classe de khâgne à Strasbourg. Il ne cesse d’interpeller le lecteur à partir de positions énonciatives différentes, déterminées par les lieux et les occasions qui ont suscité chaque texte, redonnant vigueur et actualité à l’incitation de Lacan de lire les « grands philosophes » pour affronter ce qui ne saurait être dépassé dans leur recherche.

Une interpellation réciproque

B. Baas revisite d’abord la préhistoire philosophique de la notion de pulsion, dans une approche que détermine sa compréhension de ce concept analytique, dont il propose d’ailleurs une lecture personnelle des plus pertinentes. Sans aucun souci de trouver chez les philosophes une ressemblance avec le concept analytique, il en fait une « provocation à penser »(3) autour de ce que Lacan saluait dans la pulsion (dans L’éthique de la psychanalyse) comme une notion ontologique absolument foncière. Le résultat rend sensible, comme chacun des articles, la structure de fiction des discours, mais aussi la présence du désir habitant celui des philosophes ainsi « passés » au lecteur qu’il s’agisse de Schopenhauer, Nietzsche, Kant, Platon.
L’article consacré au rapport de la réalité psychique freudienne avec la transcendance est passionnant pour la mise en évidence précisément d’un rapport problématique à Kant chez Freud. Loin d’être résolu comme on pourrait le penser par le congé que Freud semble donner à Kant dans Au delà du principe de plaisir, lorsqu’il remarque que les formes à priori de l’expérience sensible (temps et espace) sont inaptes à rendre compte de l’expérience intemporelle de l’inconscient, Freud convoque encore la transcendance à travers l’idée de schème phylogénétique auquel est dévolu le rôle de conditionner la perception en déterminant la forme que prendra celle-ci. Comme le fait remarque B. Baas, Freud conserve toujours l’idée d’une primauté de l’événement sur la structure : s’il confère au schème le pouvoir de soumettre l’expérience, ce schème est l’empreinte phylogénétique d’un événement primordial. Ainsi, il se garde de verser dans un idéalisme incompatible avec une science bâtie sur les observations de l’expérience clinique. Les notions lacaniennes de réel et d’objet (auxquels Baas associe les derniers travaux de Merleau-Ponty et son concept de « chair ») ont depuis fait progresser chacune des disciplines. Impossible de reprendre ici la démarche de Baas concernant la sublimation freudienne où il propose une véritable lecture de cette notion –ce qui n’est pas fréquent – comme pure puissance ou pure tendance de la pulsion.

L’(in)actualité de la psychanalyse

Sans prétendre présenter les textes tous passionnants, relevons parmi eux quelques uns particulièrement pertinents quant à la question de l’(in)actualité de la psychanalyse. La psychanalyse dans le « conflit des facultés » présente de façon limpide la thèse d’une place essentielle de critique que la psychanalyse se doit de tenir dans l’université. Baas prend son départ dans le texte de Kant : Le conflit des facultés. Kant distingue les facultés qui dispensent un enseignement « ordonnateur du social » et pouvant être à ce titre appelées dogmatiques (théologie, droit, médecine) et des facultés n’ayant pas de rôle de prescription sociale : essentiellement la philosophie qui examine librement, du seul point de vue de la raison, les fondements des savoirs et les conditions théoriques de leur validité. La faculté de philosophie est ainsi faculté critique. Un conflit est légitime et même souhaitable entre les disciplines dogmatiques (dont fait partie aussi la psychologie) et la faculté critique, installant la philosophie dans un rapport organiquement nécessaire à l’université. Dans la veine des rapports développés tout au long du livre entre philosophie et psychanalyse, cette dernière trouve dans l’université selon l’auteur une fonction de remise-en-cause des autres disciplines universitaires et donc une fonction critique aux côtés de la philosophie, mais différemment d’elle. Citons B. Baas : « face aux autres discours, y compris le discours philosophique, le discours psychanalytique pose que tout énoncé discursif d’une vérité manque nécessairement ce qui, de cette vérité, est impossible à dire parce que cela procède justement de l’indécidable de l’énonciation. Il en résulte que tout discours qui prétend produire une vérité comme un effet de sa discursivité est rappelé, par le discours psychanalytique, à reconnaître que la vérité occupe la place de la cause, en sorte que cette vérité ne peut être que mi-dite. » Quant à la philosophie, elle exerce sa propre fonction critique car : « face à la diversité des savoirs qui déploient leurs discours dans leurs domaines spécifiques, la philosophie énonce à la fois l’exigence d’une fondation totalisante du savoir et l’impossibilité radicale d’une telle fondation. Il en résulte que tout discours, y compris psychanalytique, qui prétend produire de manière constitutive cette fondation totalisante du savoir est rappelé, par le discours philosophique, à reconnaître que l’idée d’une telle fondation ne peut être reçue qu’au titre d’idée régulatrice.» On ne saurait dire d’une façon plus mesurée et plus précise comment la fonction critique propre à la psychanalyse peut s’exercer en introduisant dans le savoir interrogé la question de la vérité manquée et de l’énonciation. Lorsque la psychanalyse n’existe plus dans l’université, c’est une faculté critique qui disparaît au profit des facultés dogmatiques qui prétendent à elles seules occuper le champ universitaire. Le conflit des facultés trouve alors une résolution illégitime dans la défaite de la psychanalyse face à la psychiatrie et à la psychologie adaptatives, actualisant le risque, selon la formule de Kant qui l’envisageait à pr
opos de la philosophie, que le libre exercice de la raison disparaisse devant l’autorité arbitraire.

Le psychanalyste-marchandise

Les textes se suivent sans se ressembler, recelant chacun une démarche où l’érudition soutient une distinction des plus poussées entre les concepts abordés, toujours dans l’exigence de rationalité et d’universalité sur laquelle « aucun d’entre ceux qui se sentent concernés par l’idéal des Lumières ne saurait céder » , l’auteur n’hésitant pas à y aller de son discours singulier pour tenter de faire passer d’une certaine façon la limite qui sépare le symbolique et le réel. Qu’il s’agisse de la déshumanisation inhérente à la pauvreté, de la contestation de la réduction de la pensée à un système computationnel (éclairage vivifiant du « piège métaphysique » des recherches sur l’esprit basées sur l’expérimentation animale ayant constitué une intervention intitulée Qui a peur de parler ? dans un colloque national des internes en psychiatrie), de la libido rassemblant les citoyens en « bande », toujours emblématisée par le phallus (occasion de nous évoquer « nous, sans idéal bandant » , à l’heure du « consommateur couché sur son chariot de supermarché » , mais aussi de lire Rousseau comme inventeur d’une forme de régulation de la jouissance dans sa République sans chef), Bernard Baas ne cesse de se confronter aux limites de la pensée. Et de se confronter au malaise contemporain dans le rapport au prochain avec l’interrogation formulée dans le texte Du commandement d’amour à la guerre inhumaine : « comment pouvons-nous nous prévaloir de l’exigence d’universalité propre à la civilisation sans engager du même coup notre jouissance ? »
Question certainement propre à sans cesse interpeller le philosophe autant que le psychanalyste lorsqu’il engage sa parole dans l’(in)actualité de tout débat qui prétend porter sur les voies et les destins de la subjectivité dans la société contemporaine.
L’exposé ayant donné son titre à l’ouvrage lui même – Y a-t-il des psychanalystes sans culottes ? – date de l’année du bicentenaire de la Révolution Française. L’auteur y rappelle la proximité de nombreux psychanalystes avec le mouvement révolutionnaire, ce qu’il considère moins comme des histoires d’ardeur juvénile que comme le signe d’une « volonté radicale de se démarquer des pratiques institutionnelles dans lesquelles un certain ordre social, bien établi, entendait confiner la psychanalyse. » Epinglant la tonalité dominante de l’époque comme « célébration thermidorienne » des « humanistes bon teint », de la « sagesse silencieuse » et du « psychanalyste au-dessus de la mêlée », il en conclut que celui-ci n’a alors « plus qu’à se fondre dans l’économie de marché pour y vendre sa marchandise, quand ce n’est pas pour s’y vendre lui-même comme marchandise » . Ces lignes pétillantes d’il y a 25 ans permettent encore de sentir que le psychanalyste se trouvait alors davantage investi positivement par les idéaux de l’époque. Pour prolonger les réflexions suscitées par le travail de B. Baas, il me semble qu’aujourd’hui, le psychanalyste est moins attendu, sa profession au lieu de susciter un intérêt pour sa personne et son discours incite à l’identifier comme label dans l’affrontement des discours-marchandises. Ce contre quoi B. Baas mettait en garde il y a 25 ans s’est vérifié à la lettre, mais n’est pas l’œuvre cynique de certains psychanalystes. Tous les psychanalystes sont à présent à leur point de départ comme psychanalystes des rouages de l’économie de marché qui les broie. L’enjeu du désir d’analyste devient non plus de se préserver de tomber dans le service de l’économie de marché, mais d’en sortir. Il nous est permis ainsi en 2014 de croire que la psychanalyse prendra un nouvel essor à partir d’expériences inattendues au sein d’institutions au sens large – de l’entreprise à l’associatif, de l’hôpital à la pratique philosophique ou littéraire – sans oublier bien entendu les cabinets de psychanalystes dont les clients ne sont pas moins des acteurs de cette réalité qui fait du psychanalyste une marchandise suspecte. Toujours est-il que B. Baas illustre brillamment que la psychanalyse peut aider le sujet pour s’autoriser à penser l’(in)actualité de la subversion dans sa portée nécessairement plurielle et collective au-delà de son incidence singulière.

Il y a peu de livres dont la lecture suscite l’impression de découvrir une pensée qui renouvelle les idées installées et au repos dans notre esprit œuvrant à son labeur quotidien. Le livre de Bernard Baas, « Y a-t-il des psychanalystes sans-culottes ? » en est un décidément[1]. Bernard Baas, philosophe, poursuit un dialogue avec la psychanalyse dans lequel il illustre qu’une confrontation entre disciplines ayant une portée subversive pour l’une et pour l’autre peut-être profondément cohérente avec la démarche propre à chacune d’elles. La subversion éprouvée est celle de lire sous la plume d’un philosophe le discours d’un sujet qui pratique le passage d’un discours à un autre des discours définis par Lacan comme ceux du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste. Il ne se contente pas d’une démarche rigoureuse en tant que philosophe, rigueur qui le conduit à identifier la psychanalyse comme « organiquement » liée à la philosophie depuis l’avènement de la découverte de l’inconscient. Il rappelle en effet que la révolution psychanalytique a une part, non exclusive mais essentielle, dans l’ébranlement des illusions métaphysiques et le renoncement consécutif de la philosophie de se constituer en système absolu de l’être et de la pensée. Elle traverse le discours philosophique « selon des procédures qui ne sont pas celles de l’autoréflexion de la philosophie, pour y faire surgir, en tel ou tel point, l’événement de l’impossible-à-dire dont, secrètement, ce discours philosophique procède »[2]. Mais B. Baas soutient aussi lui-même le surgissement de ces évènements de « l’impossible-à-dire » par des formules d’une incision quelquefois surprenante ou son option de faire sans hésitation usage de la notion, psychanalytique s’il en est, de jouissance.

Cette véritable transdisciplinarité se décline au fil d’articles rassemblés sur presque 25 ans dans les travaux de ce professeur de philosophie dans une classe de khâgne à Strasbourg. Il ne cesse d’interpeller le lecteur à partir de positions énonciatives différentes, déterminées par les lieux et les occasions qui ont suscité chaque texte, redonnant vigueur et actualité à l’incitation de Lacan de lire les « grands philosophes » pour affronter ce qui ne saurait être dépassé dans leur recherche.

 

Une interpellation réciproque

 

B. Baas revisite d’abord la préhistoire philosophique de la notion de pulsion, dans une approche que détermine sa compréhension de ce concept analytique, dont il propose d’ailleurs une lecture personnelle des plus pertinentes. Sans aucun souci de trouver chez les philosophes une ressemblance avec le concept analytique, il en fait une « provocation à penser »[3] autour de ce que Lacan saluait dans la pulsion (dans L’éthique de la psychanalyse) comme une notion ontologique absolument foncière. Le résultat rend sensible, comme chacun des articles, la structure de fiction des discours, mais aussi la présence du désir habitant celui des philosophes ainsi « passés » au lecteur qu’il s’agisse de Schopenhauer, Nietzsche, Kant, Platon.

L’article consacré au rapport de la réalité
psychique freudienne avec la transcendance est passionnant pour la mise en évidence précisément d’un rapport problématique à Kant chez Freud. Loin d’être résolu comme on pourrait le penser par le congé que Freud semble donner à Kant dans Au delà du principe de plaisir, lorsqu’il remarque que les formes à priori de l’expérience sensible (temps et espace) sont inaptes à rendre compte de l’expérience intemporelle de l’inconscient, Freud convoque encore la transcendance à travers l’idée de schème phylogénétique auquel est dévolu le rôle de conditionner la perception en déterminant la forme que prendra celle-ci. Comme le fait remarque B. Baas, Freud conserve toujours l’idée d’une primauté de l’événement sur la structure : s’il confère au schème le pouvoir de soumettre l’expérience, ce schème est l’empreinte phylogénétique d’un événement primordial. Ainsi, il se garde de verser dans un idéalisme incompatible avec une science bâtie sur les observations de l’expérience clinique. Les notions lacaniennes de réel et d’objet (auxquels Baas associe les derniers travaux de Merleau-Ponty et son concept de « chair ») ont depuis fait progresser chacune des disciplines. Impossible de reprendre ici la démarche de Baas concernant la sublimation freudienne où il propose une véritable lecture de cette notion –ce qui n’est pas fréquent – comme pure puissance ou pure tendance de la pulsion.

 

L’(in)actualité de la psychanalyse

 

Sans prétendre présenter les textes tous passionnants, relevons parmi eux quelques uns particulièrement pertinents quant à la question de l’(in)actualité de la psychanalyse. La psychanalyse dans le « conflit des facultés » présente de façon limpide la thèse d’une place essentielle de critique que la psychanalyse se doit de tenir dans l’université. Baas prend son départ dans le texte de Kant : Le conflit des facultés. Kant distingue les facultés qui dispensent un enseignement « ordonnateur du social » et pouvant être à ce titre appelées dogmatiques (théologie, droit, médecine) et des facultés n’ayant pas de rôle de prescription sociale : essentiellement la philosophie qui examine librement, du seul point de vue de la raison, les fondements des savoirs et les conditions théoriques de leur validité. La faculté de philosophie est ainsi faculté critique. Un conflit est légitime et même souhaitable entre les disciplines dogmatiques (dont fait partie aussi la psychologie) et la faculté critique, installant la philosophie dans un rapport organiquement nécessaire à l’université. Dans la veine des rapports développés tout au long du livre entre philosophie et psychanalyse, cette dernière trouve dans l’université selon l’auteur une fonction de remise-en-cause des autres disciplines universitaires et donc une fonction critique aux côtés de la philosophie, mais différemment d’elle. Citons B. Baas : « face aux autres discours, y compris le discours philosophique, le discours psychanalytique pose que tout énoncé discursif d’une vérité manque nécessairement ce qui, de cette vérité, est impossible à dire parce que cela procède justement de l’indécidable de l’énonciation. Il en résulte que tout discours qui prétend produire une vérité comme un effet de sa discursivité est rappelé, par le discours psychanalytique, à reconnaître que la vérité occupe la place de la cause, en sorte que cette vérité ne peut être que mi-dite. »[4] Quant à la philosophie, elle exerce sa propre fonction critique car : « face à la diversité des savoirs qui déploient leurs discours dans leurs domaines spécifiques, la philosophie énonce à la fois l’exigence d’une fondation totalisante du savoir et l’impossibilité radicale d’une telle fondation. Il en résulte que tout discours, y compris psychanalytique, qui prétend produire de manière constitutive cette fondation totalisante du savoir est rappelé, par le discours philosophique, à reconnaître que l’idée d’une telle fondation ne peut être reçue qu’au titre d’idée régulatrice[5] On ne saurait dire d’une façon plus mesurée et plus précise comment la fonction critique propre à la psychanalyse peut s’exercer en introduisant dans le savoir interrogé la question de la vérité manquée et de l’énonciation. Lorsque la psychanalyse n’existe plus dans l’université, c’est une faculté critique qui disparaît au profit des facultés dogmatiques qui prétendent à elles seules occuper le champ universitaire. Le conflit des facultés trouve alors une résolution illégitime dans la défaite de la psychanalyse face à la psychiatrie et à la psychologie adaptatives, actualisant le risque, selon la formule de Kant qui l’envisageait à propos de la philosophie, que le libre exercice de la raison disparaisse devant l’autorité arbitraire.

 

Le psychanalyste-marchandise

 

Les textes se suivent sans se ressembler, recelant chacun une démarche où l’érudition soutient une distinction des plus poussées entre les concepts abordés, toujours dans l’exigence de rationalité et d’universalité sur laquelle « aucun d’entre ceux qui se sentent concernés par l’idéal des Lumières ne saurait céder »[6], l’auteur n’hésitant pas à y aller de son discours singulier pour tenter de faire passer d’une certaine façon la limite qui sépare le symbolique et le réel. Qu’il s’agisse de la déshumanisation inhérente à la pauvreté, de la contestation de la réduction de la pensée à un système computationnel (éclairage vivifiant du « piège métaphysique » des recherches sur l’esprit basées sur l’expérimentation animale ayant constitué une intervention intitulée Qui a peur de parler ? dans un colloque national des internes en psychiatrie), de la libido rassemblant les citoyens en « bande », toujours emblématisée par le phallus (occasion de nous évoquer « nous, sans idéal bandant »[7], à l’heure du « consommateur couché sur son chariot de supermarché »[8], mais aussi de lire Rousseau comme inventeur d’une forme de régulation de la jouissance dans sa République sans chef), Bernard Baas ne cesse de se confronter aux limites de la pensée. Et de se confronter au malaise contemporain dans le rapport au prochain avec l’interrogation formulée dans le texte Du commandement d’amour à la guerre inhumaine : « comment pouvons-nous nous prévaloir de l’exigence d’universalité propre à la civilisation sans engager du même coup notre jouissance ? »[9]

Question certainement propre à sans cesse interpeller le philosophe autant que le psychanalyste lorsqu’il engage sa parole dans l’(in)actualité de tout débat qui prétend porter sur les voies et les destins de la subjectivité dans la société contemporaine.

L’exposé ayant donné son titre à l’ouvrage lui même – Y a-t-il des psychanalystes sans culottes ? – date de l’année du bicentenaire de la Révolution Française. L’auteur y rappelle la proximité de nombreux psychanalystes avec le mouvement révolutionnaire, ce qu’il considère moins comme des histoires d’ardeur juvénile que comme le signe d’une « volonté radicale de se démarquer des pratiques institutionnelles dans lesquelles un certain ordre social, bien établi, entendait confiner la psychanalyse. »[10] Epinglant la tonalité dominante de l’époque comme « célébration thermidorienne » des « humanistes bon teint », de la « sagesse silencieuse » et du « psychanalyste au-dessus de la mêlée », il en conclut que celui-ci n’a alors « plus qu’à se fondre dans l’économie de marché pour y vendre sa marchandise, quand ce n’est pas pour s’y vendre lui-même comme marchandise »[11]. Ces lignes pétillantes d’il y a 25 ans permettent encore de sentir que le psychanalyste se trouvait alors davantage investi positivement par les idéaux de l’époque. Pour prolonger les réflexions suscitées par le travail de B. Baas, il me semble qu’aujourd’hui, le psychanalyste est moins attendu, sa profession au lieu de susciter un intérêt pour sa personne et son discours incite à l’identifier comme label dans l’affrontement des discours-marchandises. Ce contre quoi B. Baas mettait en garde il y a 25 ans s’est vérifié à la lettre, mais n’est pas l’œuvre cynique de certains psychanalystes. Tous les psychanalystes sont à présent à leur point de départ comme psychanalystes des rouages de l’économie de marché qui les broie. L’enjeu du désir d’analyste devient non plus de se préserver de tomber dans le service de l’économie de marché, mais d’en sortir. Il nous est permis ainsi en 2014 de croire que la psychanalyse prendra un nouvel essor à partir d’expériences inattendues au sein d’institutions au sens large – de l’entreprise à l’associatif, de l’hôpital à la pratique philosophique ou littéraire – sans oublier bien entendu les cabinets de psychanalystes dont les clients ne sont pas moins des acteurs de cette réalité qui fait du psychanalyste une marchandise suspecte. Toujours est-il que B. Baas illustre brillamment que la psychanalyse peut aider le sujet pour s’autoriser à penser l’(in)actualité de la subversion dans sa portée nécessairement plurielle et collective au-delà de son incidence singulière.

 


[1] Bernard Baas, Y a-t-il des psychanalystes sans-culottes ? Toulouse, Eres, 2012.

[2] Idem, p.80.

[3] Idem, p.17.

[4] Idem, p.79.

[5] Idem, p.80.

[6] Idem, p. 151.

[7] Idem, p.223.

[8] Idem, p.224.

[9] Idem, p.151.

[10] Idem, p.232.

[11] Ibid.

 

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