Carols Watters "Les nouveaux standards, moyen de la père-sistance de la psychanalyse"
Ce texte sera suivit de sa discussion par Daniel Colson
Le sujet contemporain
La révolution numérique, offre au sujet un flot d’informations illimité. Y résister requiert un effort. L’attraction exercée par ces stimuli, a des effets sur la vie psychique du sujet contemporain, rendant obsolète la rêverie du promeneur solitaire de Rousseau au profit d’une précipitation sur l’écran de leur portable de la dernière génération. Il suffit d’observer nos concitoyens dans l’espace public.
Laisser libre cours à la pensée, à la rêverie, est devenu une activité désagréable.
Matthew Killingsworth , de l’université de Harvard, a développé une application sur smartphone qui permet de contacter des participants volontaires et leur poser des questions précises sur ce qu’ils font à différents moments de la journée.
Les résultats, publiés en 2010 dans l’éminente revue Science, montrent que les sujets laissent libre cours à leurs pensées à leurs rêverie, mais considèrent cette activité désagréable, comparée aux moments durant lesquels ils sont occupés à des tâches précises, et cela, indépendamment du contenu de leurs pensées solitaires, que celles-ci soient plaisantes ou déplaisantes. Elles semblent entraîner un coût émotionnel, une anxiété qui assombrit l’humeur des sujets testés.
Dans la même revue Science du 4 juillet 2014, ces résultats sont confirmés, des centaines de sujets ont été testés dans plus de dix expériences différentes par Timothy Wilson et ses collègues de l’université de Virginie.
Les volontaires placés seuls dans une pièce vide et privés de leurs objets personnels pendant six à quinze minutes devaient restent assis, éveillés, et juste « penser ».
La plupart des participants ont rapporté des difficultés de concentration et ont trouvé l’expérience très déplaisante. Dans une variante de ce test les auteurs montrent que, dans une situation d’isolement mental, 67 °/° des hommes et 25 °/° des femmes préféraient s’infliger un choc électrique plutôt que de rester dans leurs seules pensées, dans un autre contexte les mêmes individus étaient prêts à payer pour éviter cette stimulation électrique douloureuse ! ( Angela Sirigu, Journal Le Monde du 16 juillet 2014)
Cette expérience montre que le sujet contemporain a quitté la position du Cogito ergo sum, moyennant quoi la question suivante se pose pour le psychanalyste : à quels nouveaux standards peut-il recourir pour faire perdurer l’enseignement freudien ?
L’étymologie du mot « standard » renvoie au verbe « tenir » du grec teinein qui veut dire « tendre », « standard » en anglais renvoie à « étendard », « panneau », « point de repère ».
Les standards sont les points de repère qui mettent en tension un projet. Celui-ci étant de faire père-sister la psychanalyse. « persister » vient de « ester » de la racine indo-européenne « sta » = « être debout ».
Autrement dit quels nouveaux points de repères permettent ou permettront, au Discours analytique, le DA, donc à la psychanalyse de tenir debout, de ne pas s’effondrer, sans pour autant en compromettre les principes, face au sujet de la génération internet, pris dans le discours capitaliste ou ce qui en est la suite : le discours pesteux.
Dans sa Conférence de Milan du 12 mai 1972, Lacan est pessimiste quant au destin du discours analytique dans notre descendance :
« Quelque chose d’autre apparaîtra qui, bien sûr, doit maintenir la position du semblant, mais quand même ça sera… ça s’appellera peut-être le discours PS … PST, ajoutez un E, ça fait PESTE », c’est ainsi que Freud voyait l’arrivée de la psychanalyse aux Etats-Unis. Lacan poursuit : « Un discours qui serait vraiment pesteux, tout entier voué au service du discours capitaliste, ça pourra peut-être un jour servir à quelque chose si, bien sûr, toute l’affaire ne lâche pas totalement avant. »
Le sujet contemporain, quelle que soit sa structure, est captif du discours du capitaliste, le DC, qui s’est substitué au discours du maître, le DM. Ce DC forma un circuit fermé sur lui-même où les objets a viennent aliéner le sujet. C’est un circuit sans point d’arrêt qui, en tournant à l’infini, emballe la machine pulsionnelle du sujet, par une injonction à jouir en consommant les multiples nouveaux gadgets à la mode.
Le DC pousse le sujet à la jouissance ce qui a pour effet de laisser de côté « ce que nous appellerons les choses de l’amour » (Le Savoir du psychanalyste … ou pire » janvier 1972, inédit)
Tous les objets sont de potentiels plus-de-jouir, y compris l’autre, le partenaire. Le clivage entre amour et sexualité en est la conséquence, l’amour est forclos.
Une tentative de père-sistance de cure analytique
C’est ce qu’illustre les quelques mois de cure de cette jeune femme qui vient en psychanalyse pour faire un travail psychique centré sur sa phobie de l’avion venue progressivement. «D’accord pour dire que c’est jouissif » me dit-elle dès le premier entretien, tout en reconnaissant son symptôme comme « un vrai handicap »
Son supérieur hiérarchique, qui a été mon analysant, lui a conseillé de venir de voir, elle a beaucoup d’estime pour lui, et apprécie sa bienveillance, alors qu’elle se sent la risée des jeunes collègues de sa génération du fait de son côté « petite fille », ses frères nettement plus âgés et belle-soeurs l’appellent « la petite « et ne la prennent pas au sérieux.
Pourtant elle dit être capable de se défendre lorsqu’elle se sent agressée, elle évoque une scène qui se passe à l’âge adulte : à la table familiale elle a balancé un morceau de viande à la tête d’un de ses frères, car il venait de lui faire une remarque désagréable, celui-ci s’est levé de table et lui a donné une raclée !
Elle aime beaucoup sa profession mais déplore un manque d’outillage théorique dans sa formation, c’est aussi pourquoi la psychanalyse l’intéresse.
Originaire d’une autre région, elle a pris un poste ici pour suivre son copain . Quitter ses parents a été un véritable arrachement, étant donnée l’éloignement géographique qui la sépare de sa famille, l’avion est le moyen de transport le plus indiqué.
La peur de la mort est très vive, pour elle-même (elle a fait une IRM cérébrale pour rien) et surtout ses proches, elle a tout le temps peur qu’il leur arrive quelque chose depuis son éloignement, elle ne peut plus vérifier visuellement leur état de santé. Elle se dit phobique.
Pour Lacan « l’objet est un instrument à masquer, à parer, le fond fondamental d’angoisse qui caractérise, aux différentes étapes du développement du sujet, son rapport au monde …Qu’il s’agisse d’une angoisse qui est l’angoisse de castration, nous dit-on a été peu contesté jusqu’à une époque récente. (Séminaire La relation d’objet page22-23). Il y a chez les sujets phobiques, un désir de reconstruction. La construction de l’objet paternel est la suite ou l’aboutissement qui résulte des constructions phobiques objectales primitives.
C’est bien le point crucial de son histoire : à l’occasion de la dernière séance, elle évoque, au niveau de la lignée paternelle, une défaillance de l’ordre symbolique sur trois générations, l’arrière-grand-père paternel s’est suicidé pour un problème de travail.
Un grand-oncle (le frère de la grand-mère paternelle) se travestissait
Deux oncles, frères du pète, sont homosexuels
Son père est très « regardant, minutieux » évoquant une névrose obsessionnelle sévère.
Suite à ces révélations, elle téléphone pour annuler la séance suivante, une heure avant l’horaire du rendez-vous, sous prétexte que sa voiture était che
z le garagiste.
Je lui réponds :
» C’est important d’honorer notre rendez-vous, il y a devant l’hôpital où vous travaillez des bus qui mènent en centre-ville, peu importe le moyen de transport, l’important c’est d’honorer notre rendez-vous »
Cet arrêt brutal et inattendu a eu beaucoup d’effet sur ma propre vie psychique. La semaine suivante je téléphone pour savoir où elle en est, je laisse un message, pas de réponse.
Je me suis demandée si avais eu tort ou raison de lui répondre ainsi en jouant sur le transfert. Cette situation a produit plusieurs rêves, variations autour du thème : « se donner les moyens ». Dans l’un, en ville, à un arrêt de bus, je regarde le tableau d’affichage des destinations et des horaires, pour constater qu’il y a plusieurs possibilités, et je l’attends patiemment.
Dans un autre rêve, la scène se passe dans un bar, je demande à une jeune fille de l’argent pour prendre le bus, elle accepte, je monte dans le bus, puis je me retrouve seule au niveau d’une cour d’école (je vois cela comme un lieu d’enseignement), la porte est fermée, c’est important de l’ouvrir pour continuer le trajet qui nécessite de remonter la pente, je réussis à l’ouvrir … fin du rêve.
A tort ou à raison, mon injonction lorsqu’elle m’a téléphoné pour annuler, jouant sur le transfert n’avait pas été suivie d’effet
Plus de nouvelles pendant quelques semaines, jusqu’à l’arrivée d’une lettre avec l’en-tête de l’hôpital où elle travaille :
« Madame,
Suite à des problèmes de réparation de ma voiture induisant un coût financier important, je me dois d’interrompre ma cure psychanalytique. Vous trouverez ci-joint les 40 euros que je vous dois.
Respectueusement »
« Le rapport de réalité vient à la place de ce qui nécessite un développement psychique » dit Lacan dans le Sém. V Les formations de l’inconscient, du 12 février 1958
A retenir : « je me dois » et « les 40 euros que je vous dois » du côté de la résistance dont le siège est le surmoi, qui s’exprime en terme de culpabilité et de besoin de punition.
Son caractère répressif se manifeste avec autant de force dans les cas où le sujet a reçu une éducation bienveillante excluant toutes formes de brutalité. Lacan envisage le surmoi en relation avec le couple idéal du moi / moi idéal, comme l’inscription archaïque d’une image maternelle toute- puissante, qui marque l’échec ou la limite du processus de symbolisation.
A ce titre, le surmoi incarne la défaillance de la fonction paternelle et celle-ci est alors située du côté de l’idéal du moi, tel que le définit Lacan dans le Séminaire I Les écrits techniques de Freud : « L’Ich-Ideal, l’idéal du moi, c’est l’autre en tant que parlant, l’autre en tant qu’il a avec moi une relation symbolique, sublimée, qui dans notre maniement dynamique est à la fois semblable et différent de la libido imaginaire »
« Le rapport de réalité vient à la place de ce qui nécessite un développement psychique » dit Lacan dans le Sém. V Les formations de l’inconscient, du 12 février 1958
Quelques jours plus tard, après ma série de rêves, je répondis à l’adresse de son domicile :
« Mademoiselle,
J’ai été touchée par votre confiance pendant ces quelques mois, et vous en remercie.
Votre lettre me fait prendre en considération vos soucis d’argent. (Je renvoie son chèque)
Si vous souhaitez poursuivre les séances, nous pourrions revoir les modalités (fréquence, honoraires).
En tant que jeune collègue …, je vous adresse ce texte de présentation du congrès annuel de mon association, sur le thème de la psychanalyse aujourd’hui
Bien cordialement
CW »
Ecrire est habituel mais envoyer un texte est dans ma pratique une nouveauté. Je prends en considération sa position de jeune professionnelle, elle déplorait de ne pas être prise au sérieux. En tentant quelque chose du côté des idéaux, il y aura peut-être une restauration de la fonction paternelle mise à mal dans sa défaillance sur trois générations.
Ecrire à cette patiente et joindre le texte « où en est la psychanalyse aujourd’hui », argument de notre congrès, est une tentative de faire père-sister son travail analytique en proposant de nouveaux standards.
Depuis cela, je n’ai plus de nouvelles, dans l’après-coup, force est de constater que la jouissance de sa névrose hystérique a été plus forte que sa quête d’idéaux.
L’hystérie contemporaine s’exprime selon d’autres modalités que l’hystérie historique freudienne, à l’origine de la cure psychanalytique, mais demeure aussi déconcertante pour les psychanalystes.
CONCLUSION
Aucun sujet, aucune formation ne sont pris dans un seul discours, il s’agit toujours d’un nouage de discours où l’un domine, mais les autres existent.
Le sujet contemporain n’échappe pas à l’épreuve de l’irruption du réel, et continue de faire appel à l’analyste. Face à l’alternative entre le DM et le DC, le discours du psychanalyste, le DA, produit un nouveau rapport avec le a, un nouvel amour peut-être une réponse.
Ce qui intéresse le psychanalyste c’est le a, c’est la cause du désir, en tant qu’il ouvre une voie à l’analysant : « C’est de là que pourrait peut-être sortir quelque chose… quelque chose qui devrait faire un pas vers une autre construction… c’est-à-dire que le sujet avec quelques interprétations s’en tient quitte et trouve une forme de malentendu dans laquelle il puisse subsister. »
Du fait des critères sociaux bien différents de ceux de l’époque de Freud et même de l’époque de Lacan, il importe, pour l’analyste post-lacanien de ré-inventer la psychanalyse avec de nouveaux standards au cas par cas « Ou la refaire » dit Lacan, « en traitant le transfert comme une forme particulière de la résistance » était déjà le propos de Lacan en 1958
(La direction de la cure et les principes de son pouvoir Ecrits p. 592)
« Disons que dans la mise de fonds de l’entreprise commune, le patient n’est pas seul avec ses difficultés à en faire l’écot. L’analyste aussi doit payer :
– Payer de mots sans doute, si la transmutation qu’ils subissent de l’opération analytique, les élèvent à leur effet d’interprétation ;
– Mais aussi payer de sa personne, en tant que, quoi qu’il en ait, il la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a découverts dans le transfert ;
– oubliera-t-on qu’il doit payer de ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime, pour se mêler d’une action qui va au cœur de l’être ( Kern unseres Wesens,écrit Freud [6] ( La Traumdeutung p.609) : y resterait-il seul hors de jeu ? » ( Ecrits p.587)
Son avenir est entre les mains des praticiens plus jeunes, à nous de leur transmettre cet outil sur ou hors divan
Discussion par Daniel Colson
Comme le disait Claude Dumézil il y a toujours quelque chose d’indiscutable dans le travail rapporté par un collègue sans malheureusement en dire beaucoup plus. Le rôle de discutant que je prends comme une fonction pouvant renseigner sur le dit transfert de travail, consiste déjà à trouver l’entrée adéquate.
Parmi les entrées possibles, et votre texte en ouvre de nombreuses, je retiens évidemment la question de la persistance de la psychanalyse (que vous écrivez père-sistance) et des possibilités et conditions de sa transmission, ce qui a fait souci pour Freud lui- même et a trouvé sa solution par l’institutionnalisation, l’IPA etc. ; ces choses sont bien connues. La question de l’extension de la psychanalyse est un peu différente mais y est probablement liée ; elle est constitutive de la psychanalyse. Cette extension porte déj
à sur ce qui de l’hystérie est transposable à d’autres situations psychopathologiques : phobies et NO, les fameuses névroses de transfert, voire à la psychose, tout un programme donc ! Une autre manière d’envisager l’extension consiste à se demander si un jour la psychanalyse pourra servir socialement à atténuer la misère névrotique qui grève lourdement les dites sociétés en en passant par le politique ; on a rêvé de cures institutionnelle gratuites (mais pour qui?). Cette extension d’une expérience intime qui a réussi de façon plus ou moins satisfaisante est-elle reproductible à l’infinie par duplication ? Ce qui a été multiplié ce sont les analystes, la cure gardant sans doute son caractère de rareté, avec toute l’application des uns et des autres pour faire au moins aussi bien que son inventeur. Freud restait d’ailleurs fortement dubitatif sur cette extension institutionnelle de la psychanalyse, voire ironique selon son style. Avons- nous conquis de nouveaux territoires pour reprendre une expression un peu datée ? Et si nous en avions perdus ? Je pense là à l’hystérie elle- même, à partir de laquelle s’invente la psychanalyse (voir les quatre discours). Sa plasticité légendaire la rend méconnaissable. Où donc est passée l’hystérie, où sont passés les médecins, les médecins de l’âme bien sûr ? Sa disparition officielle date des premiers DSM et CIM. Je constate quotidiennement que même quand les symptômes la désignent elle n’est pas identifiée pour ce qu’elle est. J’entendais tout récemment une dame me dire, la chaleur aidant sans doute: « cet été j’ai fait trois « AVC » ( accidents vasculaires cérébraux) » Le symptôme introduit la vérité sur fond de résistance et ou ou d’ignorance culturelle. Je renvoie sur cette question au livre de Diane Chauvelot : « l’hystérie vous salue bien ! » Ma pente irait plutôt à dire que la rareté de la psychanalyse reste un gage de durabilité et que l’extension souvent présentée à la manière d’une cause ne lui est pas profitable. Tout ceci est bien sûr discutable. Si nouveaux standards il y a, je les vois surtout du côté des discours qui circulent en abondance actuellement et semblent organiser un savoir ; ils font la doxa ; certains en renouvellent de plus anciens ( la théorie du trauma par exemple) ; ils constituent autant de prêt-à-porter pour les patients : la résistance à la psychanalyse ; la psychanalyse, elle, elle résiste pas si mal que ça à condition que la porosité personnelle de l’analyste à ces discours ne l’emporte pas trop.
Mais restons du côté de l’intension avec votre cas clinique ; il m’est venu un mot, « décrochage » ; sans pousser la métaphore aéronautique trop loin cette patiente vous a joué « la fille de l’air », ce qui va assez bien avec sa phobie de l’avion ; c’est un décrochage comme il nous en arrive tant et qui ne sont pas sans nous affecter et nous renvoyer à un savoir-faire imaginaire; certains on les sent venir, d’autres sont plus inattendus, d’autres nous soulagent ; le vôtre a été de vous faire revisiter la situation, de vous faire rêver dites-vous. Pour le dire encore autrement : ils ne veulent plus rien en savoir, à moins qu’ils n’aillent le chercher ailleurs ce savoir.
Ces décrochages méritent probablement tous autant d’intérêt pour peu qu’ils ne s’évacuent pas trop vite de notre mémoire par un travail d’annulation ; Malheureusement il reste difficile d’en saisir les raisons transférentielles dans la mesure où ils ne pourraient s’éclairer que d’un après-coup. En tout cas vous laissez entrevoir avec délicatesse les dessous d’une autre scène, cette patiente vous est adressée par son supérieur hiérarchique qui a été votre analysant, je m’arrête là- dessus.
D. Colson : 29/09/14