Chute du symptôme et modification du sinthome dans la cure. Charles Marcellesi.

 

CHUTE DU SYMPTOME ET MODIFICATION DU SINTHOME DANS LA CURE

 

Dans le séminaire RSI, le symptôme, expression métaphorique de la vérité du refoulé inconscient, prend la forme d’une écriture (combinaison littérale qui cède au déchiffrage dans la cure) en même temps qu’il est un mode de jouissance venu du réel, avec possibilité de l’inscrire dans un nœud borroméen à 3. A la fin du même séminaire, Lacan affirmera que chez Freud le nouage des trois ronds est déficient, qu’ils ne sont pas liés, et que de ce fait pour les faire tenir il faut un quatrième rond, finalement pourrait-on dire, inventé par Freud comme réalité psychique et nommé par lui comme complexe d’Œdipe, là où auparavant officiait la réalité religieuse. C’est la version de Dieu le Père devenue singulièrement Nom-du-Père de Freud, la père-version.

Dans le séminaire Le sinthome , il est précisé que l’écriture du symptôme, relève d’une part de la catégorie du nécessaire (comme l’exception paternelle : ce qui ne cesse pas de s’écrire) et d’autre part d’un type de nomination qui se soutient du Nom-du-Père. Dans la cure le nouage borroméen doit être défait, le symptôme doit chuter (disparition du pto, de ptoma, chute en grec, dans symptôme) pour laisser la place à un type de nomination qui ne passe pas par le Nom-du-Père mais par Lalangue maternelle, dont le support dans un dire est l’objet a en tant que voix et phonation- et d’où s’origine le Phallus symbolique-, et qui produira comme un effet de sens s’accompagnant d’une jouissance opaque (j’ouïs sens). Ce mode d’approche du réel en n’étant plus dupe du père, contraint le sujet à l’invention du sinthome, au savoir faire pour organiser sa vie, à l’artifice, et cela à l’instar de celui de l’artiste, comme Joyce, venu en des temps marqués par la mort de Dieu. Le démasquage du sinthome signale la fin de la cure en même temps que sa pérennité est ce qui rend aussi l’analyse interminable.

Avant d’en arriver au déroulement de la cure, retournons vers un type de fonctionnement psychique illustrant à la fois comment un artiste de la période d’avant l’avènement du discours de la science- il s’agit d’Albrecht Dürer, 1471-1528- et d’avant la mort de Dieu (N.B. :celle-ci ne coïncide nullement avec le cartésianisme) s’émancipe par l’artifice, le savoir-faire de son art, de la réalité religieuse et du discours du Maître qui la régit. Dans un premier temps on peut distinguer dans le savoir S2, d’une part ce qui ressort au symbole, c’est-à-dire ce qui tire vers l’imaginaire, et d’autre part ce qui vient d’une formation de l’inconscient comme ce rêve que Dürer fit en 1525 et qui, comme tout rêve ou tout symptôme, à travers le symbolique vise un réel, qui selon nous est ici celui de la maladie organique.

Dans son journal donc, à une date qu’il situe 2 jours après la pentecôte, dans la nuit du 7 au 8 juin 1525, Dürer accompagne le récit d’un rêve d’un dessin au lavis : il a vu tomber du ciel une énorme cataracte d’eau qui soulève un nuage d’eau au contact du sol , accompagnée de douze autres trombes d’eau( 12 est le nombre figurant sur le dessin) similaires dans le lointain, qui elles n’ont pas encore touché le sol et qui ressemblent à des langues allongées. Marguerite Yourcenar, qui a commenté ce rêve dans « Le Temps, ce grand sculpteur » y voit un drame cosmique dénué de tout symbole. Des symboles personnellement pourtant nous en voyons, et même deux : le premier symbole est que la mention de la date de la pentecôte n’est peut-être pas indifférente au fait que Dürer est né un jour de Pentecôte, le 21 mai 1471, surtout lorsque l’on considère que la signification de cette fête chrétienne signale l’envoi du Saint Esprit (le «  faire » de Dieu…) aux douze apôtres comme autant de langues de feu au-dessus de leurs têtes ; or dans le dessin de Dürer, de part et d’autre de la cataracte principale, il y a douze langues liquides tombant du ciel. L’eau et le feu ; certes dans l’inconscient les contraires sont des équivalents, mais dans le cas présent ils sont plutôt condensés : par exemple lorsque vous avez des sueurs profuses à l’occasion d’un accès de forte fièvre. C’est précisément ce qui était arrivé à Dürer qui avait contracté la malaria en traversant la Zélande (1520). De là également l’ébranlement physique des tremblements incoercibles qui accompagnent un accès palustre et qui pourraient être reproduits dans ce qu’il relate des éprouvés corporels de son rêve. Aussi le commentaire de Dürer (« Dieu tourne pour le mieux toutes choses ») est-il acceptation du réel traumatisant de la maladie, mais sans doute lié à l’idée d’une prédestination pour être né un jour de pentecôte, imaginaire vérifié en de nombreux endroits de son œuvre : tout ce qui lui arrive est ainsi voulu et nommé par Dieu.

Dans l’œuvre de Dürer la maladie porte un nom, celui de mélancolie, et est étroitement référé à la personne de sa mère.

Dans « l’autoportrait en mélancolique », Dürer s’y figure pointant une zone corporelle du doigt de la main droite, comme un cercle jaunâtre, au niveau de la rate (siège de la mélancolie dans les théories du moyen âge ; quant à la zone génitale elle est dissimulée par un linge blanc), avec ce commentaire : « c’est là que j’ai mal ». Il est clair que le risque d’une hypochondrie- psychotique- existe avec sa modalité d’incarcération de l’objet a dans le corps et qui polariserait ainsi le fonctionnement de la pensée. Nous avons là également une belle illustration de ce que Lacan appelle la corde quand il affirme que « le corps nous le sentons comme peau, retenant dans son sac un tas d’organes. En d’autres termes cette consistance montre la corde. Mais la capacité d’abstraction imaginaire est si faible que cette corde, résidu de la consistance – elle exclut le nœud » (le nœud étant donc ce qui ex-siste à l’élément corde-consistance). Cette existence (« c’est là que j’ai mal »), Dürer la nomme comme maladie, sorte d’union soma/psyché, et d’abord du terme de mélancolie.

Ce que Dürer appelle mélancolie est en fait une dissociation de l’activité et de la pensée, c’est-à-dire soit il y a activité sans pensée, soit pensée sans activité (c’est l’interprétation que donne Panfosky des deux personnages représentés sur la gravure Mélancolia I, la femme ailée pensive qui délaisse tous les instruments de calculs géométriques laissés à sa disposition, et l’angelot, le putto qui s’agite en vain) : ce type de problématique est référée chez Dürer à la condition sociale et laborieuse de ses parents, qui sont du côté de l’activité sans pensée, même dans le travail du père orfèvre dont il avait refusé de continuer l’activité artisanale pour embrasser la carrière de peintre, et surtout celui de la mère, percluse de maladies, mais aussi épuisée par une vie de labeur domestique et 18 grossesses avec seulement 3 enfants qui survécurent. Dürer n’aura pas de postérité. Dans la même gravure Mélancolia I, on peut   retrouver l’idée de prédestination et du lien direct avec le Dieu qui est au ciel, puisque Dürer a figuré sous la forme d’un polyèdre le météorite qu’il était allé étudier peu après sa chute à Ensisheim, ainsi qu’un carré magique « gnomon » (la somme de toutes les lignes et diagonales ainsi que celle des carrés externes et du carré interne est 34) et qui mentionne en bas au centre la date de 1514, année de la réalisation de la gravure mais aussi de la mort de sa mère dont il avait fait peu avant un dessin poignant de femme malade . Le signifiant mélancolie désigne donc aussi le deuil de la mère.

Le deuxième symbole est l’image du phallus lui-même, sous la forme de la cataracte centrale du dessin d’après le rêve et pour laquelle Yourcenar se contente de la description d’un nuage atomique inversé. Dürer était un maître de l’autoportrait, et c’est bien par là, d’une certaine façon, qu’il échappe au discours du Maître ou n’est pas récupérable par lui : il se loge comme S2, savoir faire, à la place de l’Autre, surtout dans sa série des autoportraits peints, et atténue par cette production la division du savoir S2 avec le signifiant Maître S1 (en opérant une auto-nomination). Dans l’image spéculaire, dont l’autoportrait est une modalité, il y a une zone non investie par la libido : la zone génitale ; est-ce pour cela que les autoportraits sont souvent à mi-corps plutôt qu’en pied (c’est le cas des trois célèbres autoportraits peints)? Dans l’autoportrait en mélancolique, nous avons constaté que la zone du sexe était voilée. Dans le rêve en général soit apparaît l’image spéculaire sans le sexe, soit seulement le sexe ; dans le rêve de Dürer qui nous intéresse apparait l’image phallique seule sous forme de cataracte. Mais cela n’est peut-être pas sans rapport avec le thème de la maladie présent ailleurs dans le rêve, mais ici il ne s’agit plus de la malaria : un biographe reconnu de Dürer s’interroge à propos de l’autoportrait nu: « le scrotum anormalement gros indique-t-il que Dürer était atteint de syphilis, ou que du moins il craignait cette maladie ? »(Norbert Wolf). Le thème de la prédestination (tout procède de Dieu) apparaît là aussi dans la gravure attribuée généralement à Dürer de L’homme syphilitique annoncé par une configuration spéciale de la constellation du scorpion dans le ciel de Nuremberg, ville natale de Dürer.

On voit donc comment Dürer, peintre de la période du Dieu vivant lorsque la réalité religieuse tient lieu de symptôme (comme père-version), s’affranchit du discours du Maître en organisant sa production de peintre comme objet a (ici le regard) entre deux signifiants, le premier signifiant pentecôte renvoyant à l’idée de prédestination et au réel du cosmos ( météorite, cataclysme naturel…), le second signifiant mélancolie pointant un réel de la maladie indexé du côté de la mère de l’artiste mais conjurant également le risque d’une hypochondrie, tout cela grâce à une autonomination dans ses autoportraits officiels (peints), qui représentent la part originale de son œuvre à côté des peintures religieuses. Le sinthome ainsi réalisé par cette production picturale tient à ce que le rond de l’imaginaire et le rond du réel sont noués ensemble une première fois, puis une seconde fois grâce au quatrième rond du symbole lui-même, ce qui retient le rond du symbolique (en position centrale). Ici le symbole est donc le sinthome.

Prenons maintenant une situation fréquemment retrouvée lors de la cure, à savoir la crise dans le couple. La crise dans le couple est fille de la passion de l’ignorance, et même si elle n’apparaît qu’après la passion de l’amour puis celle de la haine, elle était déjà là, chez chacun des protagonistes du couple avant que la rencontre ne se produise.

D’abord donc il y eu l’amour, déclenché souvent par le coup de foudre (retrouver chez le partenaire les traits physiques ayant appartenu à des figures de l’enfance et auxquels le sujet est identifié…) avec cette temporalité spéciale, chronologique et limitée, du projet (la maison, la naissance d’enfants…) venant atténuer l’insatisfaction initiale, ainsi qu’une modalité particulière de relation à l’objet qui reprend la topologie de l’objet transitionnel et dont pourrait rendre compte la surface romaine de Steiner.

Ensuite vint la haine, difficulté à trouver la bonne distance dans le couple pour atténuer l’agressivité (trop près) ou l’indifférence(trop loin), avec l’angoisse devant la béance de cette jouissance Autre de la quotidienneté, temps infini des jours qui succèdent aux jours, la mise au point d’un art de vivre éloignant la scène de ménage. La relation d’objet est alors celle de l’objet d’angoisse dont pourrait rendre compte topologiquement la surface de Boy.

Puis, donc, l’ignorance, passion qui nous intéresse plus particulièrement ici : elle vise des faits que le sujet a finalement toujours su mais qui sont maintenus dans les marges par la résistance et considérés comme accessoires sur le mode d’un « je n’en veux rien savoir ».( La temporalité en cause est ici celle du dévoilement d’une symbolisation dans un temps logique et la relation du sujet à l’objet a se fait d’un point de vue topologique grâce au cross cap). Des faits similaires sont souvent présents chez le partenaire, soit à l’identique, soit inverses, et ont joué comme reconnaissance imaginaire : ils concernent l’histoire des parents, la rivalité fraternelle, la place dans la fratrie, les attentions spécifiques des parents pour tel enfant vécus comme « préférence »…Ce savoir là constitue une structure de répétition qui insiste à travers le choix électif de certains signifiants dans la cure. Ce sont en même temps des éléments incompatibles avec la vie du couple et qui sont à l’origine, sur un mode répétitif et de plus en plus envahissant, de la crise qui peut survenir dans celui-ci.

Mais souvent le sujet a déjà réagi à tout cela, notamment dans la relation à ses parents ; il faut peut-être distinguer là deux ordres de faits : ce qui a été vécu par le sujet comme traumatismes et expériences pénibles, et quelque chose d’assez différent, à savoir que le sujet a vu ses parents en difficulté, a analysé et compris là où ils étaient en difficulté et confrontés à quelque chose d’impossible pour eux (de l’ordre du réel donc) et en a en quelque sorte tiré toutes les conclusions en inventant une solution à ces impossibles pour la propre gouverne de sa vie personnelle.

Ainsi le cas de cette analysante, très efficace dans sa vie sociale, dont la propre mère avait été traumatisée par un père alcoolique et joueur, lequel dilapidait sa paye dans les jeux de hasard au lieu de subvenir aux besoins de la maisonnée. La mère de l’analysante en avait déduit elle-même quelques règles de vie par le choix conjugal d’un mari sérieux mais socialement sans ambition au-delà de la tenue sécurisante pour elle d’un poste subalterne d’employé.

L’analysante, tirant manifestement toutes les leçons des déconvenues et inhibitions parentales, était devenue elle-même une brillante professionnelle, obtenant un poste de directrice dans l’entreprise dans laquelle son père avait été employé et pratiquant du trading à ses heures perdues, toujours en quête d’une démo (apocope de démonstration) originale qui multiplierait ses gains. Ainsi avait-elle déjoué le malheur de l’aïeul joueur impénitent et dispendieux ayant ruiné sa famille, et la stratégie que sa propre mère avait déployé contre cela, notamment à travers le choix marital. Cette analysante avait fait elle-même un choix de conjoint qu’elle voulait tirer de l’influence, aliénante selon elle, que la famille de celui-ci exerçait sur lui et par ailleurs le règlement des dépenses du couple était plutôt compliqué. Un jour l’analysante fait cette association, commentant un moment de sa vie professionnelle et amoureuse : « Je suis dans une quête financière et sexuelle » , ce que j’interprétai comme « Mais qui quête ? », intervention accueillie avec un énorme éclat de rire car entendue comme : quiquette.

Au-delà de l’équivoque signifiante, quiquette est un mot de lalangue maternelle, désignant certes l’appendice pénien, mais traduisant (comme cela pourrait être fait avec le recours à un autre signifiant équivalent du langage enfantin comme : pissette), la nomination par la mère de la sensation urétrale du flux urinaire, au-delà même de la signification phallique acquise dans une problématique de pénisneid. Peut-être avons-nous là un exemple de cette orientation du réel , avec la levée de la forclusion du sens pour produire un effet de sens qui n’est pas uniquement le sens phallique, et qui amène à l’invention du sinthome (le maniement pacifié et profitable de l’argent, acquis par le sujet pour l’avoir déduit a contrario de l’expérience de la vie des parents et secondairement modifié pour l’adapter à sa propre vie de couple : c’est un exemple de modification du sinthome).

Cette référence aux problématiques parentales, dans le cas cité à propos du maniement du symbole de l’argent, est d’autant plus importante qu’elle vient généralement à la place de l’impossible du rapport sexuel (des parents) repéré du côté de l’enfant et qui renvoie à l’impossible savoir sur le sexe à l’origine de sa propre division subjective lorsqu’il se trouve lui-même à l’âge adulte sujet en analyse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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