Claude Breuillot"Le numerique : hors-sujet pour le psychanalyste?"
En quoi les nouveaux outils de la modernité ne sont pas nécessairement en contradiction avec une éthique du sujet, telle que la soutient la psychanalyse ?
La référence des enjeux d’une psychanalyse reste pour beaucoup d’entre nous l’analyse du transfert dans la cure. Cependant, comment le psychanalyste peut-il, avec ses oreilles et sa neutralité bienveillante, rester au contact avec l’extérieur du dispositif tout en restant dans son cadre ? A l’intérieur et à l’extérieur
. Cette figure peut rappeler la bande de Moebius. Le psychanalyste serait-il nécessairement déconnecté, en abs-tension ? La question pourrait venir réactiver le champ de la psychanalyse en in-tension et en ex-tension. Donc nous invite à élaborer ces nouvelles tensions qui, pour nos contemporains pourront se conjuguer autour de ces nouvelles problématiques psychopathologiques nommées burn-out.
Dans « jeux des places de la mère et de l’enfant », Jean Berges évoque le transitivisme.
Les tenants d’une orthodoxie qui ferait que, le psychanalyste présent sur la toile, prendrait le risque de se dévoyer, interprètent cet acte comme extérieur à la praxie psychanalytique. On pourrait plutôt se demander si l’écoute psychanalytique des pulsations numériques n’était pas, pour nous, l’occasion de rester ouvert à ce corps métaphorique lançant des appels en attente de déchiffrage. Je m’explique : Quand la mère fait l’hypothèse d’une demande chez l’enfant, elle la fait parce qu’elle formule l’hypothèse préalable que l’enfant va l’articuler à son désir à elle. Dans le champ du numérique, quel est le désir d’un psychanalyste ? Face à l’émergence de formes nouvelles de propagande s’appuyant sur le fantasme d’information, quand il ne s’agit que de manipulation ou de publicité masquée, comment le discours psychanalytique peut venir décaler les énoncés ? Twitter pourrait-il ne fonctionner que comme prêt-à-penser ? Les mots sur la toile ne pourraient-ils pas être interprétés comme la lalangue formée, comme le disait Lacan, sur le modèle de la lallation ?
La plupart des tweets ne sonnent-ils pas comme des slogans, des phrases vides de sujets absents d’eux-mêmes, se contentant souvent ou de retweeter les phrases des autres ou de donner à entendre une voix en attente d’amorçage, ne s’inquiétant fort peu de ce que ces jaculations permettent ou non l’accès à une pensée ? J’ai pu constater souvent que le fantasme était très proche d’un archaïsme du lien à l’Autre dans l’ici et maintenant d’une rencontre imaginaire, où l’autre serait un autre moi-même que j’ « unfollow » au premier signe de désaccord ou d’individuation. Un psychanalyste sur la toile pourrait-il permettre à un sujet d’éprouver que le sens ne se boucle pas, qu’il y a de l’insaisissable, de l’impossible ?
Je prends trois exemples de tweets qui pour moi sonnent, quand je les lis, comme l’invitation à une étude de cas :
1- L’association Serious Game et santé est véritablement reconnue, la preuve en est, les manifestations dédiées à ce sujet tel ce prochain colloque consacré au Serious Game lié au domaine de la santé, organisé à l’Université Nice-Sophia Antipolis.
Organisé sous l’égide de l’Université Médicale Virtuelle Francophone (UMVF) et de l’Université Numérique Francophone des Sciences de la Santé et du Sport (UNF3S), avec le parrainage de l’Association française d’Informatique Médicale (AIM), de la Fondation Sophia-Antipolis et de Telecom Valley (Sophia Antipolis), ce colloque permettra d’avoir un panorama exhaustif sur les expériences et positions des acteurs de ce marché bien particulier. Information intéressante ; un « livre blanc du serious game en médecine et en santé » sera diffusé à l’occasion de ce colloque.
Outre atlantique, des Serious Game sont développés pour de nombreux thèmes tel celui de la préparation à l’accouchement avec « Emergency Birth » qui vous informera sur les premiers gestes à effectuer.
Ou celui de la dépression avec le Serious Game SPARX qui s’adresse aux adolescents présentant des symptômes de la dépression.
Il a été développé- selon le site, par une équipe de spécialiste (novlangue) – dans le traitement de la dépression chez les adolescents de l’Université de Auckand et permet d’apprendre des techniques de thérapie cognitive du comportement pour faire face à des symptômes de dépression .
2- On peut lire sur le Blog d’un philosophe très présent sur la toile la reprise de propos de neuropsychologie comme : « Comment rendre notre cerveau plus heureux ? » La propagande scientiste bat son plein et aujourd’hui, alors que 2 personnes sur 3 consultent internet, un blog, face à tous symptôme, force est de constater l’omnipotence des sites médicaux en tête de liste de toute requête sur Google.
Google a réussi à étendre le domaine du capitalisme à la langue elle-même, à faire des mots une marchandise, à fonder un modèle commercial incroyablement profitable sur la spéculation linguistique. L’ensemble de ses autres projets et innovations technologiques — qu’il s’agisse de gérer le courrier électronique de millions d’usagers ou de numériser l’ensemble des livres jamais publiés sur la planète — peuvent être analysés à travers ce prisme. Que craignent les acteurs du capitalisme linguistique ? Que la langue leur échappe, qu’elle se brise, se « dysorthographie », qu’elle devienne impossible à mettre en équations. Quand le moteur de recherche corrige à la volée un mot que vous avez mal orthographié, il ne fait pas que vous rendre service : le plus souvent, il transforme un matériau sans grande valeur (un mot mal orthographié) en une ressource économique directement rentable. Quand Google prolonge une phrase que vous avez commencé à taper dans la case de recherche, il ne se borne pas à vous faire gagner du temps : il vous ramène dans le domaine de la langue qu’il exploite, vous invite à emprunter le chemin statistique tracé par les autres internautes. Les technologies du capitalisme linguistique poussent donc à la régularisation de la langue .
3- Un troisième exemple permettant de mettre en lumière la place des statistiques et de l’impossible subjectivation.
On peut lire :6 août 2013 | GENève – L’Organisation mondiale de la Santé publie un nouveau protocole clinique et des lignes directrices pour aider les agents de santé à traiter les conséquences des traumatismes et de la perte de proches sur la santé mentale . Les traumatismes et la perte de proches sont des événements courants. Lors d’une précédente étude menée par l’OMS dans 21 pays, plus de 10% des personnes interrogées ont indiqué avoir été témoins de violences (21,8%); avoir été victimes de violences interpersonnelles (18,8%), d’accidents (17,7%) ou de la guerre (16,2%); ou encore avoir été témoins d’un traumatisme chez un proche (12,5%). Selon cette même étude, près de 3,6% de la population mondiale avait souffert d’un état de stress post-traumatique au cours de l’année précédente. En outre, on peut envisager d’orienter les patients en état de stress post-traumatique vers des traitements spécialisés tels que la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) ou une nouvelle technique dite de désensibilisation et de reprogrammation par le mouvement des yeux (EMDR).
Quand les évolutions technologiques rendent possible à la fois des perspectives de rupture avec les modèles massifiants et une aggravation inouïe de la perte d’individuation, comme l’écrit Bernard Stiegler, dans De la misère symbolique , ces remaniements nous invitent à trouver notre place.
A la question : la psychanalyse a-t-elle des vertus politiques ? J’ajouterai : Le psychanalyste a-t-il une responsabilité dans la cité ? Comment interpréter son désir ? Il ne s’agit pas i
ci d’appliquer la psychanalyse dans le social mais de l’engagement d’une association psychanalytique ou d’un psychanalyste hors d’un discours idéologique. J’ai toujours pensé que le psychanalyste, de par son écoute, permettait d’ouvrir les questions. Notre système politique existant, écrit le psychanalyste Zizek, n’est pas assez fort pour lutter efficacement contre les dérèglements économiques. Or si on laisse le système mondial continuer de se développer ainsi, je m’attends au pire : à de nouveaux apartheids, de nouvelles formes de divisions .
Castoriadis nous explique que nous ne pouvons rien contre le pouvoir, par exemple celui de l’état, ce Léviathan qui demande qu’on lui amène des milliers de jeunes gens pour les dévorer, rien sauf placer autour de sa grotte des barricades en papier . La révolution numérique souvent nommée 2.0, ne s’apparente- t-elle pas à ce monstre que toute constitution est incapable de juguler. Ne sommes-nous pas face à un nouvel espace écologique ou les machines sont reliées entre elles et les humains seront bientôt ou sont déjà, liés aux machines et à leur temporalité ? Quel effet sur la capacité de pensée, la mémorisation ?
Pour Cornelius Castoriadis, la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Comment le psychanalyste peut-t-il y trouver sa place, dans le politique ? Le psychanalyste peut-il venir mettre en tension les différents discours ? Voire, par ses questionnements, comment ne serait-il pas envisageable que son apport puisse servir à nourrir les débats dans la cité ?
Le support numérique, écrit Cédric Biagini, dans l’emprise numérique, favorise l’excitation et la superficialité au détriment de l’apaisement et de la mémorisation, allant dans le sens de l’intérêt des entreprises du net comme Google, qui fonctionnent par le nombre de clicks enregistrés.
En conditionnant les individus dès leur plus jeune âge, y compris dans le cadre scolaire, à l’usage des nouvelles technologies, on les prépare à être de parfaits e-consommateurs, au sens d’acheteurs bien sûr, mais aussi d’usagers frénétiques des objets high-tech ». Le nouveau ministre de l’Education Nationale n’a-t-il pas évoqué le numérique comme le cœur du métier d’enseignant . Le politique peut-il ne pas emboiter le pas du big-data avec l’effet économique d’emplois à la clé. Mais, l’industrie du numérique peut-elle créer autant d’emplois qu’elle en détruit ?
Et si l’inavouable du numérique à l’école reposait sur un fantasme ? Surstimuler le visuel, le cognitif pour tenter de limiter l’agitation, les troubles de l’attention et la violence. Ce qui serait paradoxal. Devant une extrême difficulté croissante à gérer les tensions dans le groupe à l’école, on pourrait tenter de limiter le temps face aux enseignants et favoriser les temps de recherche à la maison, hors du système scolaire. Ce qu’on appelle les MOOC. (Massive online open source) Les cours en ligne.
Je pense que l’on peut reprendre les travaux de Ferenczi concernant la confusion de langue entre les adultes et les enfants, s’agissant ici de l’économique et de l’humain. Aujourd’hui les MOOC, cette possibilité de lire sur la toile les cours de ses professeurs excite les appétits des conseillers pédagogiques responsables des TICE (Les TICE regroupent un ensemble d’outils conçus et utilisés pour produire, traiter, entreposer, échanger, classer, retrouver et lire des documents numériques) chargés dans l’école de propager l’intérêt des nouvelles technologies. L’intérêt pour qui ? Comme dans l’entreprise, l’enfant, le jeune pourra aller écouter ses cours, sur son ordinateur, dans son lit. Belle performance. Respecte- t-on les temps d’apprentissages de l’enfant, ses temps de rêverie ou ne tente- t-on pas d’envahir son espace intime, derrière des prétextes d’autonomie et de liberté ?
Si l’agitation était antidépressive en limitant l’activité de pensée, le psychanalyste en tentant d’apporter une temporalité différente, n’apparaitra-t-il pas comme menaçant ? Le pense ici à Bion et à la mère capable de jouer le rôle de pare-excitation.
Selon Carstoriadis, la démocratie représentative a pour conséquence une citoyenneté passive. La présence du psychanalyste sur la toile comme acte psychanalytique ne relèverait-elle pas d’une forme de journalisme participatif ? A charge pour la société d’en reprendre ou non les signifiants.
Le paradoxe de la partie de bridge analytique, écrit Lacan dans le séminaire Le transfert, c’est une abnégation qui fait que, contrairement à ce qui se passe dans une partie de bridge ordinaire, l’analyste doit aider le sujet à trouver ce qu’il y a dans le jeu de son partenaire.
Claude Breuillot
Psychanalyste
Paris, matinées institutionnelle du 23/11/2013