Comment devient-on extrémiste ? C. Cazzadori 19/11/2018

Comment devient-on extrémiste ?
Chantal Cazzadori 19/11/2018
Nous aborderons ce sujet selon différents points de vue, à la fois sociologique et psychanalytique. Freud restant la référence essentielle pour aborder le concept d’identification ensuite. Commençons par le point de vue sociologique. 
 
Gérald Bronner, sociologue, auteur de l’ouvrage : 
 
«  La pensée extrême » 
Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques ? 
 
 
Plusieurs questions constitueront la colonne vertébrale de son livre : 

 

La première, fondamentale, sera de savoir s’il existe une différence entre ce qu’il est convenu d’appeler un citoyen normal et un extrémiste. Il conviendra d’interroger les sentiments d’irrationalité et d’indignation en proposant une définition de la pensée extrême. 
 
La deuxième, est celle de l’identité de ces extrémistes – question non moins importante puisque nous les connaissons très mal. Ce qui les conduit à l’adhésion extrémiste passe par des  processus qui demeurent souvent socialement invisibles. 
 
La troisième question, sans doute la plus difficile, relève de la psychologie de l’extrémisme. 
Comment est-il possible d’adhérer de façon si inconditionnelle à un système d’idées, que certains puissent produire des actes criminels sans aucun regard pour d’autres valeurs ou pour leurs intérêts matériels ? Cela signifie-t-il que le sens d’autres valeurs ou de ses intérêts a disparu de l’esprit de l’extrémiste ? L’auteur ne le croit  pas, ce paradoxe il l’appellera l’incommensurabilité mentale. C’est elle qui permet de comprendre tout à la fois pourquoi il est si difficile de faire changer d’avis un extrémiste, même lorsqu’il est conforté aux contradictions flagrantes de son système mental, et pourquoi lorsqu’il arrive que celui-ci se repente, il le fait aussi radicalement et parfois aussi rapidement. Le plus souvent, les extrémistes ne sont pas des fous, mais des individus en pleine possession de leurs moyens intellectuels. 
 
 
La question demeure : Comme en sont-ils arrivés là ?  
 
Avant même que ces croyances s’installent qu’ont-ils fait de leur bon sens pour les neutraliser ? Y  a-t-il une réponse univoque ? Non, une voie unique ne suffirait pas à mener à l’extrémisme. Un terme fourre- tout : la crise des valeurs, du lien social, d’autorité, économique, etc, voudrait rendre cette notion opérante. Les interactions complexes entre individus sont pour le moins transmises socialement, mais ces phénomènes seraient pour l’auteur du livre la Pensée Extrême,  le produit de plusieurs facteurs indissociables. Bronner les rapporte à quatre types d’adhésions extrêmes combinées,  s’en  s’exclure les uns des autres. Comme une longue progression pas totalement déraisonnable qui serait mise en route pour chercher l’adhésion d’hommes ordinaires soumis à l’extrémisme. (1) 
 
Lors de la première étape, chaque marche entraîne vers la suivante. C’est comme s’il montait un escalier dont les premières marches sont toutes petites. Le futur initié va endosser petit à petit les nouvelles croyances absurdes à défendre, car la doctrine est d’abord segmentée pour être progressivement acceptée, et surtout pas dans ses aspects aberrants, comme par exemple : soutenir qu’une communication est possible avec les extraterrestres ou pouvoir regarder derrière soi sans se retourner ! Que ce soit dans le fanatisme politique, religieux ou dans les sectes, pour établir un premier contact, les initiateurs utiliseront un détournement, une technique pour désamorcer les suspicions trop vives. Par exemple : la scientologie, ne lui proposera d’abord que des cours d’Anglais. Le but étant d’établir progressivement un intérêt lors de ces premiers contacts, ainsi les éléments de la doctrine seront délivrés, morceau par morceau, comme par ruse, pour rendre l’idéologie vraisemblable. Un ancien adepte d’une secte dira : «  Au début, on démarre avec des idées simples, évidentes que tout le monde peut admettre. Puis un pseudo-raisonnement à l’apparence logique semble tenir debout. Vu du dehors, les Principes divins sont un galimatias absurde et sans logique et on en perçoit  les dangers. Mais, quand on est dedans, la doctrine paraît très forte et sans faille. Même quand quelque chose vous gêne, l’ensemble vous semble tellement cohérent ! ». (1) 
 
Deuxième étape : l’adhésion par transmission, le futur extrémiste est enserré dans un oligopole cognitif   
 
S’ajoute à la description précédente, une possible adhésion par transmission familiale.  
Dans sa famille, si tout le monde adhère à la même idée qui peut être considérée par d’autres comme radicale, nul ne s’étonnera que l’enfant y adhère aussi. Les croyances que nous endossons sont propres au réseau que nous explorons par proximité. 
Le groupe de fréquentation habituel joue aussi son rôle dans nos communications plus ou moins influentes. Nous sommes bien enserrés de liens sociaux qui limitent et orientent notre accès à l’information, voire nous exposent donc préférentiellement à tel type d’argumentation, d’idées, de croyances plutôt qu’à d’autres. Aujourd’hui, les réseaux sociaux jouent un rôle actif comme vous pouvez le constater. 
 
Concernant la question des croyances extrêmes désapprouvées par autrui, sa survie sera plus difficile dans l’espace social et les spécialistes du terrorisme islamiste ont insisté sur ce point : c’est dans la cohérence d’un groupe restreint, solidaire et chaleureux qu’il jouera à plein. 
La prédisposition familiale n’est pas ici nécessaire pour devenir un extrémiste islamiste, quand il passe à l’acte il n’est pourtant jamais seul. La dynamique psychosociale est nécessaire à l’épanouissement de la pensée extrême. Ces pensées sont  prônées d’ailleurs, dans des communautés musulmanes closes où est appliquée la loi de l’Allah entre soi. Les candidats au martyr se réunissent d’abord, voire font connaissance, par le biais de la pratique sportive : football, arts martiaux, body-building, etc. Sans l’aide d’un leader charismatique, comme on le croit trop souvent, il s’agit préférentiellement de groupes d’amis qui se sont radicalisés ensemble. 
 Il suffit qu’un ou deux membres de la bande embrassent des idées extrêmes pour que le reste suive progressivement. Tout en vivant une vie normale, ils mènent une vie parallèle, dans le plus grand secret et isolement. Cet isolement mental est de double nature : si les proches perçoivent la radicalisation de leur enfant, ils fragiliseront les liens en les désapprouvant. Peu à peu, l’extrémiste, deviendra solitaire en ne fréquentant que ceux du groupe qui pensent comme lui. 
 Par ailleurs, il lui sera aussi demandé de rompre avec l’ancien mode social qui était le sien (famille, ami, amour). Pour devenir un homme nouveau, il se doit de rompre avec l’ancien lui-même. Nous retrouvons les mêmes phénomènes dans les sectes à savoir : tendance à la vie communautaire, discrédit de la famille, du monde extérieur au groupe, à l’esprit critique et à l’approche « intellectualiste » des choses, ainsi qu’à l’absence totale de presse ou d’information, et bien évidemment au contrôle des relations affectives… 
 
Nous apprendrons que dans les cellules islamistes, l’oligopole se resserrera durant les 24 heures juste avant l’attentat suicide. Le futur martyr se verra entouré de toutes les attentions, il deviendra, une vedette très provisoire de cette funeste actualité. Pour réussir à commettre l’irréparable, il sera donc l’objet d’affection l’invitant constamment à ses devoirs et sa bravoure pour que cette inconditionnalité mentale dure et le fasse passer à l’acte criminel et suicidaire. 
 
 
Alors une autre question se pose : pourquoi les groupes majoritaires sont-ils composés d’individus semblant moins convaincus que ceux des groupes minoritaires ? 
Il faudra avoir franchi de nombreux obstacles cognitifs pour développer cette inconditionnalité, comme le prouvent les djihadistes kamikazes. Ressasser les mêmes arguments, les mêmes indignations, sans être trop durement confrontés à la concurrence d’autres idées; c’est être enserré dans un oligopole, avec une forte conviction à des idées très radicales rencontrées en fait dans les groupes minoritaires. Comme l’explique Hussein, converti à l’islam et aux idées très radicales, chaque difficulté peut être considérée comme une grâce pour l’extrémiste : 
 « Pour moi c’est une épreuve supplémentaire qu’Allah m’envoie pour que je montre au grand jour ma foi. Je serai récompensé dans l’autre monde. » (2) 
 
L’adhésion par frustration, étape trois : 
 
 
Qu’est-ce qui définit l’espace de frustration ? C’est l’écart entre ce que nous croyons possible et trouvons désirable, d’une part, et ce que nous propose la vie future telle qu’elle s’actualise dans le présent, d’autre part. Nous arrivons à une situation explosive dès que cet espace est trop important. 
 
Quel parallèle avec les parcours et les discours des extrémistes pouvons-nous faire ? Pour un certain nombre de cas, ce sentiment de frustration paraît avoir suscité leur vocation pour la radicalité. Dans l’extrémisme islamiste, c’est indéniablement le cas. Il n’existe pas un islamisme mais bien des islamistes, même lorsqu’ils sont fanatiques. 
 Des thèmes récurrents reviennent : l’Occident les a humiliés, ils vivent avec l’obsession qu’ils auraient une revanche à prendre. Ce qui fait le lit de cette indignité c’est la colonisation, l’esclavage, la domination économique et culturelle, se sentant rattachés à une famille imaginaire : celle des musulmans opprimés par des Occidentaux dans le monde. Frapper en retour devient légitime. 
D’autre part, ce qui rendrait encore plus pertinent la frustration, c’est qu’elle serait celle de tout un peuple et permettrait ainsi de donner une direction plus large à sa colère. Mourad, qui se déclare prêt au djihad à sa sortie de prison en France poursuit logiquement ainsi : « Les musulmans doivent lutter pour instaurer la religion d’Allah. Mais ils doivent surtout se venger de tout ce qu’on leur fait subir. » et encore : « Je suis l’arbre et les musulmans sont la forêt : ce qu’on me fait, on le fait aux Palestiniens et aux autre musulmans dans le monde … » 
 
 
Un amalgame est fait entre les offenses personnelles et celles que l’on fait à d’autres individus de part le monde. 
 
Les spécialistes de la planète perçoivent qu’une des formes typiques d’entrer dans le fanatisme est l’impression de pénétrer dans le temple de la pureté se lavant ainsi de tous les péchés et les humiliations qui précédent la renaissance, (petite délinquance, violences et incivilités de toutes sortes). Pris dans la victimisation, les extrémistes se trouvent purifiés, en attribuant aux autres leurs erreurs, soutenus dans un nouveau destin qui les détournerait de la perversité de la société occidentale et des contraintes sociales. C’est en effet très commode. 
 
Une blessure identitaire, les jeunes étrangers ou d’origine étrangère la connaissent très bien. Tiraillés entre deux identités, ils auront tendance à se réfugier dans une identité fantasmée, celle du musulman transnational, lorsqu’ils auront le sentiment d’être repoussés par le monde occidental. (3) 
 
 
L’adhésion par révélation/dévoilement, étape quatre : 
 
Le croyant a souvent le sentiment que le destin lui envoie des signes. Un évènement heureux ou malheureux, une coïncidence,  il l’interprètera comme une injonction qui leur serait faite pour s’engager plus avant sur la pente glissante d’une croyance qui va l’isoler. Un évènement va faire basculer sa vie, cette adhésion, G. Bronner propose de la nommer adhésion par révélation ou dévoilement. Partager un certain imaginaire en fréquentant des groupes mystico-sectaires a fait croire à certains à l’écriture automatique avec des extra-terrestres par exemple. Lorsque vous êtes en quête de signes, ils finissent toujours par arriver. (4) 
 
En conclusion de son ouvrage Gérald Bronner pose la question : peut-on faire changer d’avis un extrémiste ? 
L’enjeu est de taille, car il renvoie à l’abandon de la croyance et ici de croyances très spécifiques. Cette adhésion à ces croyances impliquent profondément l’identité qui fait l’objet de son attachement radical à d’autres valeurs ce pourquoi il a tout donné, tout perdu, abandonner tous les liens. Comment admettre les démentis de la réalité ? On trouve pourtant de nombreux exemples d’individus qui, après s’être abandonnés à l’extrémisme, ont fini par prendre conscience de l’erreur dans laquelle ils s’étaient enferrés. Le levier puissant entrevu est celui de l’étape 3, adhésion par frustration. L’auteur va choisir de se pencher sur les questions relevant du sociocognitif plutôt que de porter son attention sur les problèmes macro-sociétaux.  
L’UNADFI (Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu victimes de sectes, propose à l’adepte de maintenir le contact.(5) 
 
 
Changeons de point de vue  maintenant, pour aborder la question de l’adhésion à la pensée, voire la soumission à l’autre,  son aliénation, sur le versant psychanalytique. 
 
 
 
Dans son ouvrage TERRORISTESles raisons intimes d’un fléau global, paru récemment en septembre 2018. 
 
 Geneviève MOREL, psychanalyste, qui a suivi des djihadistes suspectés d’entreprise terroriste qui lui ont livré des éléments précieux sur ce qui les avait poussés et sur ce qu’ils poursuivaient encore longtemps après. Il est important de distinguer le moment de l’entrée dans l’extrémisme et la décision de s’y engager. Or, celle-ci reste parfois à la limite de l’inconscient, s’enracinant dans un évènement intime, difficile à appréhender dans un entretien sociologique mais qu’on peut découvrir au détour d’un entretien psychanalytique ou dans un écrit autobiographique. C’est donc dans le contexte subjectif de leur engagement terroriste, qu’il faudrait repenser la prévention et remettre en cause bien des préjugés. G. Morel a lu en contrepoint d’autres témoignages de terroristes, écrits à d’autres époques et d’autres lieux. Jusqu’au XXe siècle, de nombreux extrémistes rédigeaient leurs mémoires, souvent en prison ou à leur sortie. Cela relevait d’une culture aujourd’hui en voie de disparition dira-t-elle. 
Nous relèverons juste dans la conclusion de son livre quelques éléments à mettre en rapport avec l’étude du sociologue Gérald Bronner. (6) 
 
« Anarchistes, terroristes d’extrême gauche ou djihadistes, les hommes et les femmes dont nous avons suivi le trajet partagent nombre de traits en commun. Mais il en est autant qui les distinguent. Ils sont jeunes voire très jeunes, certains sont issus de « bonne famille », d’autres pas. Ils ont eu un père sur qui compter, parfois pas de père ou, pire, un père indigne. Ils sont restés entre frères et sœurs ou ont constitué des couples fatals avec leur partenaire. Rares sont ceux qui ont agi seuls. 
Certains ont fui la paternité et d’autres, le mariage. Tous, on l’a vu, ont investi leur libido sur l’idéologie plus que sur la sexualité, même dans les « couples fatals » unis dans la tension vers un idéal commun. 
Une part d’entre eux refusait toute loi, une part était athée et les derniers en date mettaient leur  conception dévoyée de la religion au-dessus de tout. Tous voulaient se venger d’une société ressentie comme injuste, en accord avec l’idéologie qu’ils servaient. Tous rêvaient d’un monde nouveau et étaient prêts à tuer pour lui, qu’ils aspirent ou non au martyr.  
Autrement dit, attention le mot radicalisation n’est pas un mot clé qui pourrait tout expliquer comme l’ont imposés certains médias dans le débat public par une manière caricaturale d’appréhender un phénomène social extraordinairement complexe qu’est le processus de radicalisation. Pas de profil type par conséquent. 
Travaillant au cas par cas, l’auteure du livre, a respecté la singularité de chacun autant que le permettait le matériel, écrit ou oral dont elle disposait. » ( p. 281-282) 
L’engagement dans cette idéologie ne se fait pas par simple influence extérieure, uniquement sous l’emprise de.., elle entre plus finement en résonance, avec le sujet, fait écho à certains moments traumatiques de sa vie psychique, de son histoire intime. Ses entretiens cliniques exposés dans son livre nous invitent à saisir son hypothèse.  
 
Comment en sortir, selon le point de vue de Geneviève MOREL ? (p.292 à 295) 
 
Le djihadiste dans son désengagement qui va durer longtemps, un minutieux travail de deuil sera à faire. Il lui faudra supporter pour soutenir sa décision subjective de la force psychique avec des moments de révolte et de recul, sans compter la longueur des procès et de l’incarcération. 
On rate ces difficultés subjectives et réelles avec les mauvais concepts de « radicalisation » et de « dé-radicalisation » qui renvoient l’un à l’autre en miroir. 
Le terme de « dé-radicalisation » suggère un processus de lavage de cerveau, de conversion à l’envers : on part de l’hypothèse que l’individu a été passivement endoctriné. Il suffira donc de le dés-endoctriner. On effacera « le mal » qui a été inscrit par-dessus sa vraie nature d’avant, et il n’en restera plus aucune trace. 
Or la prémisse est fausse car, l’endoctrinement n’agit que si quelque chose de subjectif et même d’inconscient vient à sa rencontre et l’accepte. 
Le point crucial de ce livre est d’éclaircir qu’il existe un choix subjectif de s’engager dans l’extrémisme, parfois furtif ou inconscient, mais réel et repérable. D’où la conséquence essentielle pour que l’individu renonce à cet endoctrinement : faire en sorte qu’il trouve en lui-même ses points intimes d’enracinement dans le djihadisme, ou dans le terrorisme, s’il est déjà passé à l’acte. Et il ne peut le faire que par la parole, en repassant par le détail de tout ce qui l’y a accroché dans les entretiens individuels avec une personne formée à l’écoute et à soutenir le transfert. 
C’est pourquoi un certain nombre de méthodes actuellement proposées pour le « dés embrigadement »,  terme qui a remplacé le « dé-radicalisation », sont inefficaces : exercices cognitifs ou sportifs, méditation et discussion religieuses ou toute autre pratique prétendument destinée à défaire « l’emprise » idéologique. Certes, elles peuvent accompagner le travail de paroles des entretiens individuels mais ne pas s’y substituer. Rien ne remplacera la décision du djihadiste de se détacher du terrorisme après avoir fait le tour de ses points d’attache, sans omettre évidement la prise de conscience de son choix. 
Tout cela demande du personnel bien formé, notamment à la dynamique du transfert  et du temps  et comme ils sont incarcérés le temps nécessaire à ce détachement est possible. N’oublions pas que même les kamikazes ont envie de communiquer leurs rêves et leurs visions, et donc d’en parler à quelqu’un. Une offre devrait répondre à ces demandes, qui existent. Bien sûr, leurs actes nous font horreur mais en nous détournant avec répulsion de leurs auteurs, on perpétue les raisons du terrorisme.  
 
 
Quel est le regard de FREUD sur l’homme ? (7) 
 
 
Si nous adoptons le point de vue psychanalytique, nous trouverons dans son texte de 1929, « Malaise dans la civilisation », à vocation démystificatrice, son point de vue. Sa conception de la nature humaine, profondément pessimiste, a été élaborée dans le cadre d’une expérience clinique et d’une auto-analyse. Il affirme que la pulsion agressive fait partie de la nature humaine et que Plaute, écrivain dramaturge romain qui a influencé Shakespeare et Molière, était bien inspiré d’affirmer que « l’homme est un loup pour l’homme », Hobbes philosophe politique anglais,  a repris ensuite cette formule initiale qui dit autrement signifie : « L’homme est le pire ennemi de son semblable, ou de sa propre espèce ». 
 
Comment Freud définit-il la civilisation ? Il écrira dans Malaise dans la civilisation :  
 
« La totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » Or, la civilisation entre en conflit avec les aspirations pulsionnelles de l’individu sur deux points : les pulsions sexuelles et l’agressivité, autre nom de la pulsion de mort, lorsqu’elle est tournée vers l’extérieur. En effet, l’individu cherche à s’unir sexuellement dans l’amour et à constituer ainsi une cellule étroite, alors que la civilisation requiert une grande part de cette libido pour la mettre en commun avec les autres dans des foules organisées. D’où, une perte de la liberté individuelle. 
 
 Freud nous invite à ne nous faire aucune illusion sur la nature de ce  processus civilisateur :  
 
« Les passions instinctives étant plus fortes que les intérêts rationnels », il est naïf d’attribuer, à la manière du rationalisme humaniste, la conquête de la civilisation au pouvoir de la raison, capable de domestiquer progressivement la part maudite de notre humaine condition. Même la religion chrétienne, dans son commandement :   
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » pour éviter la convoitise de la chair, des biens ou des richesses et celle du pouvoir » n’a pu enrayer le mal radical inscrit dans la nature humaine signifié par le dogme du péché originel. 
Pour Freud, « L’homme n’est pas un être débonnaire… mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité ». 
 L’instinct connote ici celle de pulsion or une pulsion est une force en soi indestructible. Elle tend à se satisfaire car la décharge de l’excitation pulsionnelle produit du plaisir. Elle obéit donc au principe de plaisir. 
C’est dans l’exploitation économique, le vol, l’humiliation et l’oppression où l’homme tire plaisir de la négation du désir de l’autre. La jouissance de son corps dans le viol, le sadisme étant la forme achevée de cette tendance. La torture, le meurtre enfin, forme ultime de l’agressivité. Pour Freud, la raison de la violence n’est pas extérieure à la nature humaine, en tout cas, c’est un facteur principal, même si il y a des facteurs secondaires comme les conjonctures économiques, politiques, chômage, pauvreté, injustices criantes propices à l’expression de la violence. 
D’où le constat : la civilisation doit déployer beaucoup « d’efforts » pour répondre au défi que lui lance la nature humaine.  
Dans le  livre de  Geneviève Morel  « l’œuvre de Freud, l’invention de la psychanalyse » ,  elle précisera : « La civilisation exige donc que chacun renonce à ses satisfactions pulsionnelles, et cette exigence a un prix élevé car elle implique des sublimations dont la plupart ne sont pas capables ou des refoulements qui lèsent gravement la vie sexuelle. Le renoncement à l’agression développe le sentiment de culpabilité, par le biais du surmoi. (8) 
 
Continuons par faire un détour du côté des recherches de FREUD, pour aborder plus précisément les liens libidinaux qui peuvent se transférer sur la foule, le groupe, une petite unité par le mécanisme de l’identification. 
 
Dans son texte de 1913 : Totem et Tabou 
 
Un mythe est créé, celui d’une horde primitive dont la foule serait une résurrection. « Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui mis fin à l’existence de la horde paternelle ».  
 Après ce meurtre du père envié et redouté,  car il jouissait exclusivement de toutes les femelles, ses fils, ces sauvages cannibales,  se sont réunis, se sentant forts et supérieurs de pouvoir faire ensemble ce qu’ils ne pouvaient réaliser seul. Dans cette association fraternelle, par l’acte d’absorption de l’aïeul, ils s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : les organisations sociales, les restrictions morales, les religions.(9) 
 
 
 
 
Comment trouver vraisemblable  ces conséquences ? 
 
Freud précisera : « en faisant abstraction de leurs prémisses, il suffit d’admettre que la bande fraternelle, en état de rébellion, était animée à l’égard du père des sentiments contradictoires qui, d’après ce que nous savons, forment le contenu ambivalent du complexe paternel chez chacun de nos enfants et de nos malades névrosés. Ils haïssaient le père, qui s’opposait si violemment à leur besoin de puissance et à leurs exigences sexuelles, mais tout en le haïssant ils l’aimaient et l’admiraient. Après l’avoir supprimé, après avoir assouvi leur haine et réalisé leur identification avec lui, ils ont dû se livrer à des manifestations affectives d’une tendresse exagérée. Ils le firent sous la forme du repentir ; ils éprouvèrent un sentiment de culpabilité qui se confond avec le sentiment du repentir communément éprouvé. Le mort devenait plus puissant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant ; toutes choses que nous constatons encore aujourd’hui dans les destinées humaines. »  
 
En 1921, Psychologie des foules et analyse du moi, Freud pose d’emblée que « L’opposition entre les actes psychiques sociaux et narcissiques… se situent donc exactement à l’intérieur d’une psychologie individuelle et n’est donc pas de nature à séparer celle-ci  d’une psychologie sociale ou psychologie des foules. » (8) Ce livre, psychologie des foules, est largement inspiré par le médecin et sociologue Gustave Le Bon (1841-1931). C’est le premier sociologue à avoir parlé de « foule psychologique ». 
Freud voit dans la constitution libidinale d’une foule humaine qu’elle repose sur le fait que chaque individu qui la compose met le leader à la place de son idéal du moi, et abandonne donc tout esprit critique en sa faveur. Du fait que tous ont dorénavant le même idéal du moi, ils sont tous identifiés dans leurs mois. D’où la cohésion de la foule, qui n’est brisée que si l’on touche au meneur, ce qui peut déclencher des phénomènes de panique. A l’abandon de tout esprit critique au meneur, devenu l’idéal du moi de tous, Freud attribue l’affaiblissement intellectuel de l’individu « massifié », son manque d’autonomie et d’initiative, son incapacité à se modérer. Tous ces phénomènes dont le nazisme et le fascisme qui allaient bientôt se déverser sur l’Europe allaient montrer l’ampleur effrayante et à quelles atrocités ils pouvaient mener. (8) 
On a souvent reproché à Freud son indifférence relative en matière de politique, mais il croyait en la sienne psychanalytique et s’efforçait d’être efficace autrement qu’en militant : en permettant à chacun de comprendre les mécanismes psychiques qui aliènent les individus et permettent à certains oppresseurs de prendre barre sur les autres, il servait finalement la liberté. (8) 
 
 
 
 
Qu’est-ce-que l’Identification, selon FREUD ? (10) 
 
Qu’est-ce qu’un autre pour le sujet, notre semblable ? Comment s’est-il constitué dès notre plus tendre enfance pour arriver à le penser différent de nous-même ? 
 



Idéaux et identifications  
 
Pour le garçon, « l’idéal du moi » se forme par identification au père, lorsque l’œdipe vole en éclats à cause du complexe de castration. L’idéal du moi est l’instance normative qui lui permet de se compter un parmi les hommes, sur le modèle du père. Il convient de bien différencier l’idéal du moi et le moi idéal, cette image après laquelle le sujet court toute sa vie, parce qu’il l’a entrevue dans les yeux de sa mère lorsqu’il lui apparaissait comme un enfant idéal. L’idéal du moi a encore une fonction importante qui est liée à sa fonction normative, c’est le surmoi, instance répressive qui vérifie la conformité du moi à ses idéaux et qui devient facilement pathogène. Elle joue aussi un grand rôle dans la civilisation. 
Pour la fille, la situation est beaucoup plus complexe mais, dans son trajet en chicane, elle ne manque pas non plus d’occasions de s’identifier au père.  
 
En 1921, dans Psychologie des foules et analyse du moi, Freud distingue trois sortes d’identifications :  
 
  • la première sorte d’identification est l’expression la plus ordinaire d’un lien affectif à autrui. Avant même le complexe d’Œdipe, le garçon prend son père comme idéal : il veut ETRE comme lui, alors que prendre le père comme objet libidinal, ce qui peut aussi arriver, signifie l’avoir (comme objet). Cette première identification, qui existe aussi chez la fille, aide le garçon à traverser la crise œdipienne et elle est normalement renforcée par la formation de l’idéal du moi à la sortie de l’œdipe.
 
  • la deuxième sorte d’identification est le support de la formation de certains symptômes. Elle a un rapport étroit avec le choix d’objet et l’amour. Au moment où le sujet doit renoncer à un objet d’amour ou de haine, il s’identifie à un trait unique qu’il prélève sur cet objet. Il y a « régression » (retour) de l’amour à l’identification qui avait précédé l’amour. Freud nomme unaire ce trait d’identification pour montrer que l’identification est partielle et limitée. Par exemple, Dora, une jeune fille psychanalysée par Freud, tousse comme son père. Le sens de ce symptôme est sexuel et, pour le guérir, il faut trouver ce que signifie cette identification. Cette deuxième sorte d’identification préside à la formation de l’idéal du moi à la sortie de l’Œdipe. Le sujet revêt un certain nombre de traits, les « insignes » du père, comme les ornements qui identifient un uniforme : il endosse le costume du père. La fille de même, et les deux sexes prélèvent aussi des traits symptomatiques sur leur mère et leurs grands-parents.
 
  • La troisième identification est l’identification hystérique qui se différencie de la précédente en ce que le rapport à la personne copiée n’a aucune importance. Exemple de Freud, une jeune fille fait une crise d’hystérie parce qu’elle reçoit une lettre décevante de son amoureux. Alors, toutes les filles de l’internat se roulent par terre de douleur pour exprimer qu’elles sont dans la même situation : elles aussi insatisfaites de leur amoureux. L’identification hystérique est donc la mise en commun du manque de quelque chose et non d’un trait positif comme la précédente. Elle peut être épidémique. Cette identification est à la source de la compassion : on éprouve de la pitié pour autrui parce qu’on s’identifie à ce qui leur manque et non pas l’inverse.
 
  • A côté de ces trois identifications, on peut encore compter une identification narcissique où le moi est transformé de façon beaucoup plus ample que par l’identification au trait unaire. C’est l’identification de l’homosexuel à sa mère : le sujet se choisit un objet d’amour narcissique (lui-même, que sa mère a aimé comme idéal) et s’identifie en même temps, dans son moi, à sa mère. la même sorte d’identification narcissique permet de faire le travail de deuil : pour accepter de perdre psychiquement l’objet déjà perdu dans la réalité, le sujet doit d’abord se l’incorporer et le placer dans son moi : il « introjecte » l’objet. De là, il peut se détacher peu à peu de l’objet en repassant dans sa mémoire tous les détails de leur relation. La formation de caractère s’effectuerait de cette manière. Freud va jusqu’à dire que les femmes qui ont eu beaucoup de liaisons amoureuses (et donc vécu beaucoup de ruptures) ont un moi composé d’une mosaïque ou un patchwork avec des morceaux des mois de leurs anciens amants.(8)
 
 
 
 

 

C’est en 1924, avec « le déclin du complexe d’Œdipe », qu’il achève sa théorie de l’identification, en pensant la sortie de l’Œdipe :  
« Le complexe d’Œdipe offrait à l’enfant deux possibilités de satisfaction, l’une active, l’autre passive. Il pouvait sur le mode masculin se mettre à la place du père et, comme lui, avoir commerce avec la mère, auquel cas le père était bientôt rencontrer comme un obstacle, ou bien il voulait remplacer la mère et se faire aimer par le père, auquel cas la mère devenait superflue ». 
Au terme de ce procès, le refoulement du complexe apparaît comme un désinvestissement de celui-ci, ce qui permet que « les investissements d’objets soient abandonnés et remplacés par une identification ».  
La sortie du complexe d’Œdipe est donc le moment où l’équivalence permutation investissement/identification cesse au profit d’un processus identificatoire où l’enfant désinvestit les images parentales pour s’identifier à un x qui est son futur :  
Quand je serai grand, je ne prendrai plus la place d’un autre, je ferai ma propre place. (10) 
 
Dans la lecture du Bonus pour les personnes présentes que nous ferons après le débat, il s’agira de mieux saisir : « Comment on devient kamikaze? » avec cette fois, une approche lacanienne, des concepts analytiques. 
 
 
Chantal Cazzadori 
Psychanalyste à Amiens le 19/11/2018
Conférence 1 sur Au-delà de la Haine… Des violences inédites ? 
La question des identifications.
 
NOTES 
 
    1.  Ouvrage de Gérald Bronner, la Pensée Extrême, chap 2 p. 180 à 215, paru en déc 2015 édité au PUF 
 
  1. Enserré dans un oligopole cognitif : l’adhésion par transmission p. 216 à 242
 
  1. L’adhésion par frustration, p. 243 à 270
 
  1. L’adhésion par révélation/dévoilement p. 271 à 285
 
 
  1. Conclusion du livre de G. Bronner, p. 334 à 352
 
6. Livre de Geneviève MOREL,Psychanalyste, paru chez Fayard, en sept 18, intitulé : Terroristes, Les raisons intimes d’un fléau global. 
 
7. Nature et civilisation, Freud, Manon Simone, philolog 
 
8. L’œuvre de FREUD, l’invention de la psychanalyse, exploration et anthologie, Ed Bréal, la photothèque, p.76 
De Geneviève Morel. p. 45 , 46, 42, 43. 
 
9. Jacques Sedat : Freud synthèse, philosophie Psychologie des foules et Analyse du moi p.49 à 55 
 
10. Dictionnaire L’apport freudien sous la direction de Pierre Kaufmann – l’identification p.170 à 172 
 
Emissions France Culture en podcast à écouter : 
 
  • Déradicalisation 1, émission : Les pieds sur terre du 4/05/2015 
 
  • Ma fille sous influence, émission : Les pieds sur terre
 
  • De la radicalisation au djihadisme, émission : chroniques ultimes d’un fiasco républicain – 4 épisodes de  54 mn 
 
  • La radicalisation, un mal démocratique, discussions du soir : Farhad Thosrokhavar, sociologue
 
  • La suite dans les idées, comprendre la radicalisation (15/09/18) deux politistes invités : Laurent Bonelli et Fabien Carrié
  • Conférence du 1/02/2017 sur la pensée extrême, donnée à PARIS, par Gérald Bronner, retransmise sur youtube.
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