Cristina Kupfer "L'éducation peut-elle être thérapeutique? Lugar de Vida une clinique pour enfants psychotiques et autistes"
Texte présenté à la journée d’étude du 23 novembre à Paris « Les figures de l’infantile aujourd’hui »
je vous remercie avant tout de l’occasion que vous m’offrez de vous présenter mon travail et de le discuter avec vous.
J’aimerais centrer mon intervention sur la contestation d’une thèse. Il s’agit d’une thèse qui, à mon avis, n’aide pas aux psychanalystes qui font actuellement de grands efforts pour soutenir leur pratique dans le champ de l’autisme, étant donné les tentatives que font certains de ses détracteurs de la supprimer en France et au Brésil, entre autres pays.
La thèse est la suivante: la psychanalyse n’a rien à faire dans le champ de l’Éducation. D’après cette thèse, l’éducatif est le terrain des approches cognitive-comportementales. Je veux vous montrer, contrairement à cette thèse, que les psychanalystes travaillant avec les TED ont beaucoup de choses à faire dans ce domaine. Je vous parlerai donc de notre pratique au Lugar de Vida, tout en essayant de vous démontrer mon « anti-thèse », qui a d’ailleurs une portée politique à côté de la visée clinique.
Le Lugar de Vida a commencé ses activités en 1990. Un groupe de psychanalystes s’est réuni pour offrir des traitements pour enfants psychotiques et autistes. Mais dès le début, nous nous sommes rendus compte du caractère foncièrement interdisciplinaire de cette clinique. L’enfant qui nous arrivait exigeait une action urgente et surtout conjointe. On ne pouvait pas attendre jusqu’à ce que cet enfant ait pu fréquenter une école, et le mouvement de l’inclusion (ou intégration) scolaire se faisait déjà entendre. Très tôt on a vu que nous ne pourrions pas travailler sans un partenariat avec l’école. Mais ce partenariat s’est déroulé vers une direction que nous n’avons pas prévue.
Je me souviens du premier enfant qui nous est arrivé. Sa mère nous avait dit, à la fin de notre premier entretien : mais ce que je voudrais vraiment offrir à mon enfant, c’est une école. Je me suis dis, à l’occasion, qu’il s’agissait d’une demande insensée. Mais le jour où je l’ai entendue dire qu’elle était très contente des productions artistiques de l’enfant, et qu’elle prétendait les montrer à sa voisine, j’ai commencé à comprendre la place qu’un enfant doit occuper dans le discours social : c’est la place de l’enfant scolaire, faute de quoi il n’a pas de place du tout. L’enfant moderne est un enfant scolaire. Si les enfants psychotiques et autistes n’y sont pas inclus, ils n’auront pas de place dans le discours social.
Ce qui nous a particulièrement frappé a été, en plus, le caractère « strucuturant », si nous pouvons le dire ainsi, de l’école pour nos enfants. On assistait à une certaine mise à pied, un relèvement, une organisation qui pouvait être accompagnée au niveau même du corps, dès qu’ils commençaient à aller à l’école. Nous avons alors pu nous rendre compte du caractère thérapeutique de l’école. Voilà pourquoi notre partenariat avec l’école a pris une autre direction.
Ayant donc une certaine consonance avec le discours « moderne » de l’inclusion scolaire, Lugar de Vida proposait, à ses débuts, et même jusqu’au aujourd’hui, une place à l’école pour l’enfant avec des graves troubles, de façon à les faire subir les enjeux du pouvoir subjectivant des différents discours mis en circulation à l’intérieur du champ social dans le but de garantir, soutenir ou de modeler des lieux sociaux pour les enfants, considérant que dans ce sens les discours qui fondent « le scolaire » sont particulièrement puissants. Il est spécialement important de désigner une place sociale pour les enfants incapables d’établir le lien social, comme il en est le cas pour les enfants psychotiques ou gravement troublés.
Bien sûr, Lugar de Vida ne se fait pas d’illusions quant à l’intégration scolaire. Nous savons qu’il n’y a pas moyen d’échapper à la ségrégation. Les groupes se constituent toujours autour d’un trait de pertinence et toute personne qui n’y correspond pas est exclue d’emblée, dans un mouvement permanent. C’est-à-dire qu’aucune agrégation ne peut se faire sans ségrégation. C’est une mission, ou plutôt un mouvement impossible, étant donné son caractère perpétuel (Voltolini, 2004).
Pour les enfants psychotiques et autistes, cependant, l’intégration scolaire a une autre valeur. En tant que discours social, l’école, comme alternative à l’Autre dérèglé, offre un ordre à l’enfant, par les lois qui régissent les relations humaines, ce qui lui permet d’y puiser selon ses possibilités. L’école est une institution puissante quand on lui demande de signer un certificat de pertinence : celui qui va à l’école est alors estampillé de la marque « enfant ».
Néanmoins, l’action du discours social scolaire n’est pas suffisante. Une proposition de traitement dans un cadre institutionnel est également nécessaire. Voilà pourquoi nous avons conçu un champ de travail où les pratiques éducatives et thérapeutiques sont ensemble, et où traiter c’est aussi éduquer l’enfant. Il ne s’agit pas d’une sommation de pratiques, il ne s’agit pas d’intégration de pratiques. Il s’agit d’une convergence de pratiques ayant le même but : la reprise de la structuration psychique qui n’a pas commencé ou qui a été interrompue. C’est alors un ensemble de pratiques convergentes qui dessinent, qui constituent un champ de travail régit par les mêmes principes et les mêmes fondements théoriques. À la place d’un grand nombre de professionnels de différentes formations qui prennent un enfant en charge à la façon du conte arabe sur l’éléphant et les savants aveugles, nous proposons un champ de travail qui prend l’enfant à partir d’une seule conception : celle de l’enfant-sujet.
Ce champ de travail, on le nomme actuellement Éducation Thérapeutique, qui donne les bases théoriques pour beaucoup de pratiques dans le domaine de l’Éducation où la psychanalyse est présente.
L’Éducation Thérapeutique est un terme qui sert à cerner un ensemble d’interventions chez les enfants avec des troubles du développement. Il s’agit d’un ensemble de pratiques interdisciplinaires de traitement qui met l’accent sur les pratiques éducatives. Elle a pour but de faire de façon à ce que la structuration psychique interrompue et le développement global de l’enfant soient repris.
La pratique de l’Éducation Thérapeutique peut se faire quand nous accompagnons un enfant dans son processus d’intégration scolaire, quand nous l’accompagnons vers l’acquisition de l’écriture, quand nous écoutons leurs enseignants, quand nous leur suivons dans des groupes d’enfants, soit à l’institution, soit à l’école. L’Éducation Thérapeutique se fait aussi quand nous suivons des bébés et leurs enseignantes en crèche.
Pour vous montrer comment nous concevons les connexions entre la psychanalyse et l’Éducation dans tous ces domaines, j’ai choisi de vous présenter une de ces pratiques, conçue comme un outil éducatif et thérapeutique traversé par la psychanalyse: la pratique de réunir, pour des activités éducatives, des enfants en groupe dont la caractéristique principale est la diversité.
Que peut faire un enfant pour un autre ? Les groupes thérapeutiques d’enfants.
Au Lugar de Vida, si nous mettons les enfants en groupe, c’est parce que nous y voyons la possibilité de provoquer des effets entre les enfants, pour les enfants, dans le cadre de certains objectifs thérapeutiques. Autrement dit, nous supposons que les enfants peuvent être thérapeutiques les uns pour les autres lorsqu’ils sont réunis.
Pour un enfant, rien de mieux qu’un autre enfant. C’est quelque chose que la psychanalyse sait déjà. En effet, Freud pose les fondements de cette observa
tion dans Psychologie collective et analyse du moi, chapitre 9 (Freud, 1921/2006). Freud, à la recherche d’un supposé instinct grégaire, y affirme qu’effectivement, le sentiment collectif trouve son origine dans la jalousie de l’enfant envers le frère rival. Quand l’enfant découvre qu’il ne peut rien faire pour se débarrasser de ce dernier, il décide que, s’il ne peut pas recevoir l’amour exclusif de ses parents, personne d’autre ne l’aura. Ainsi naît, comme une formation réactive, une identification à l’enfant rival et le sentiment collectif entre les enfants, si important à l’école selon Freud. Mais pourquoi cela constituerait-il une aide ? Parce que l’identification qui se construit là est celle de semblables qui ont besoin de fraterniser dans leur manque, si l’on peut dire. Ainsi, ils sont tous solidaires parce qu’ils n’ont pas ce quelque chose. L’identification se base alors sur la marque d’une absence, ce qui permet de supporter l’angoisse. L’agressivité dans les groupes ne cessera pas d’exister mais elle sera refoulée, surgissant de temps en temps pour être à nouveau soumise au pacte de non-agression, signé symboliquement par les membres de la fratrie humaine. C’est ce qui justifie tout groupe d’enfants névrosés, à l’école ou en traitement.
Nous savons cependant que chez les enfants autistes et psychotiques, le manque ne s’est pas installé. Pour Lacan, la psychose infantile résulte d’une défense mise en place contre l’intrusion de la jouissance d’un Autre absolu, « sans barre », c’est-à-dire sans castration. L’enfant psychotique souffre alors de l’absence de castration : il lui manque le manque (Lacan, 1967/1987). Cependant, si les enfants sont placés en groupe pour fraterniser dans ce qui leur manque, comment justifier alors des groupes d’enfants pour lesquels le manque n’a pas pris place ? Dans un entretien accordé à la revue Percurso, M. Mannoni (1993) a observé, au sujet de groupes d’enfants psychotiques et autistes, que si aucun des enfants du groupe ne parle, il est bien possible qu’ils ne parlent jamais. Outre le fait que les adultes leur parlent, il faut qu’il y ait des enfants qui parlent entre eux. Mannoni avait ainsi souligné la nécessité d’avoir des groupes variés, hétérogènes. En d’autres termes, la nécessité d’une diversité de structures cliniques au sein du groupe. Comment pouvait-elle assurer cette diversité ? En acceptant dans son école les enfants dits débiles, dont la structure clinique relèverait en principe de la névrose, parmi des enfants autistes et psychotiques (Mannoni, 1979). La diversité de structures cliniques ou, si l’on veut, de positions subjectives, serait ainsi garantie.
Il est clair que les différences entre autistes et psychotiques dans la façon de se positionner face à la castration créent déjà une diversité. Voici l’exemple d’un dialogue entre un enfant autiste et un psychotique. Le psychotique décide qu’il doit apprendre à l’autiste à parler. Il lui dit : « Artur, quel est le mot qui commence par cu ? » Ce qui est intéressant, c’est que le garçon psychotique ne savait pas, si l’on peut dire, que le garçon autiste avait un gros problème avec le caca !
Ainsi, même si on est en présence d’une certaine diversité de positions au sein d’un groupe de psychotiques et d’autistes, ces deux positions se retrouvent néanmoins dans une même structure clinique, si l’on considère la perspective théorique selon laquelle l’autisme est une variante de la psychose infantile (Soler, 1999 ; Rocha, 2003). Dans le cas contraire, nous devons tout de même tenir compte du fait qu’aussi bien les autistes que les psychotiques sont des enfants pour lesquels la castration n’a pas eu lieu. De cette manière, leurs échanges pourront avoir des effets thérapeutiques sans pour autant provoquer des changements structurels relatifs à leur position face à la castration. La diversité devrait sinon inclure la névrose.
Partant de la perspective de Mannoni, le Lugar de Vida a choisi de mettre en place une diversité de positions subjectives à partir d’un nouveau biais. Lequel ?
On sait que la rencontre entre exclus peut produire une synergie particulière. On peut le voir, par exemple, dans une chorale composée d’enfants issus d’un orphelinat et de personnes âgées venant d’une maison de retraite. Les enfants et les personnes âgées faisaient partie d’institutions marginalisées, autant dire qu’elles étaient en situation d’exclusion. Un groupe faisait quelque chose pour l’autre, grâce à des mécanismes d’identification certes, mais à travers un « échange de manques ». Autrement dit, cela montre la richesse que peut encore apporter la mise en place d’une autre diversité, celle des positions discursives, dont l’effet serait de construire le sentiment collectif qui donne lieu et appartenance aux sujets impliqués. La question est alors la suivante : puisque les enfants et les personnes âgées se réunissent pour échanger leurs manques, que pourrait-il résulter de l’union de deux autres catégories d’exclus, à savoir, des enfants psychotiques et autistes d’un côté, et des enfants socialement défavorisés de l’autre côté ? Qu’auraient-ils à se « dire » ? Auparavant, nous avions des enfants dans des positions subjectives différentes ; cependant il s’agirait maintenant de réunir des enfants en position d’exclus dans le discours social mais issus de lieux différents, de formations discursives différentes.
Que se passerait-il alors si nous réunissions des enfants issus de formations et de pratiques discursives différentes ? Que pourraient-ils échanger?
Aujourd’hui, les groupes d’enfants à Lugar de Vida sont composés d’enfants autistes, psychotiques, de quelques enfants névrotiques avec des problèmes d’apprentissage et d’enfants logés en foyer. Le foyer leur offre une certaine place discursive, celle d’un sujet potentiellement assisté et qui, contrairement à celle de l’enfance, représentante de l’avenir, est la simple conséquence funeste de son histoire d’abandon.
Dans les groupes de Lugar de Vida, il s’agit donc de produire des rencontres entre des enfants occupant non seulement des positions subjectives différentes, mais aussi des positions discursives différentes. Ces groupes ont adopté une hypothèse de travail selon laquelle la diversité est thérapeutique.
Quand Lacan propose la théorie des quatre discours, il nous offre un instrument théorique permettant d’articuler les deux dimensions qui nous ont occupées jusqu’ici.
Les quatre discours montrent exactement comment articuler discours et sujet. Il s’agit de localiser la position dans laquelle un sujet se trouve lorsqu’il s’adresse à quelqu’un pour établir un lien, pour faire discours.
En articulant les positions du sujet et du discours, Lacan ne fait qu’attester et donner suite à une observation décisive de Freud sur le rapport entre individu et groupe. Freud dit (1921-1996):
Si l’on veut se faire une idée exacte de la moralité des foules, on doit prendre en considération le fait que chez les individus réunis en foule toutes les inhibitions individuelles ont disparu, alors que les instincts cruels, brutaux, destructeurs, survivances des époques primitives, qui dorment au fond de chacun, sont éveillés et cherchent à se satisfaire. Mais sous l’influence de la suggestion, les foules sont également capables de résignation, de désintéressement, de dévouement à un idéal. Alors que l’avantage personnel constitue chez l’individu isolé à peu près le seul mobile d’action, il ne détermine que rarement la conduite des foules.(http://www.scribd.com/doc/9596328/Sigmund-Freud-Psychologie-Collective-Et-Analyse-Du-Moi)
Ainsi, Freud admet que le groupe permet des altérations significatives dans le positionnement individuel. Même si dans cette citation l’indication se réfère plutôt à des modif
ications provisoires de la position individuelle dans la mesure où elles reposent sur l’effet suggestif, nous sommes amenés à nous demander si elles ne pourraient pas être également durables.
Sujet et discours sont des dimensions indissociables, tout comme Freud l’avait déjà explicité dans le texte Psychologie collective quand il affirmait l’indissociabilité entre le singulier et le collectif.
À partir de ces outils théoriques, nous pouvons à présent énoncer l’hypothèse qui oriente le travail dans le groupe de Lugar de Vida : le croisement de différentes positions discursives avec différentes positions subjectives a un effet thérapeutique. De cette manière, l’effet recherché dans tout travail avec des enfants à problèmes est de permettre une circulation par différentes positions discursives, dans l’espoir que cela provoquera une altération dans la position subjective.
Dans le groupe Lugar da Vida, le fait d’être invité par un autre enfant à faire l’expérience d’autres positions peut le conduire à abandonner des formations symptomatiques, puisque ces dernières vont justement à contresens du mouvement et fixent le sujet dans la répétition de ce même mouvement. Voir un camarade dans un autre lieu ou être convié par celui-ci à occuper une autre position, voilà ce qu’un enfant peut faire pour un autre.
Un fragment : Bela, une fille névrosée du foyer, s’enthousiasme pour un garçon autiste, Gui, qui la fuit et ferme la porte de la salle. Elle insiste et il place des livres contre la fenêtre pour ne pas la voir. Elle insiste encore, essaie d’ouvrir la fenêtre et fait tomber les livres, ce qui la fait rire. Le garçon replace les livres et elle les fait tomber. Ils font cela pendant un certain temps. À la fin, il quitte la salle en disant à Bela : salut, copine !
Que s’est-il passé dans ce fragment ? Qu’a fait Bela pour Gui ? Qu’a fait Gui pour Bela ? Par sa position de fille, Bela peut mieux entretenir l’infantile, bloqué chez l’adulte. Plus encore, elle peut jouer à séduire, ce qui est tout à fait impensable pour le thérapeute adulte. Nous observons ici la spécificité de la rencontre entre enfants, différente de celle qui a lieu entre l’enfant et l’adulte. Les enfants pourront aborder le sexuel à partir de leur perspective d’enfant, commune à tous, parce qu’ils ne souffrent pas des conséquences de leur position sexuée. Les enfants pourront occuper différentes positions face à la castration, mais ils seront « fraternisés » dans leur position infantile face au sexuel.
Dans un autre fragment, lorsqu’un enfant autiste ne veut pas lâcher un jouet, Lisa (une autre fille névrotique du foyer) lui fait cadeau d’un ballon qu’elle vient de gagner. Elle donne son manque au garçon, c’est-à-dire que Lisa « sait » qu’il est possible d’échanger un signifiant contre un autre et que cela constitue la base du rapport à l’autre. À ce moment-là, Lisa a offert à Rico une alternative pour faire face à l’impossibilité de se séparer du jouet, en utilisant comme référence sa constitution subjective névrotique. Elle lui a offert quelque chose qu’elle n’avait pas, elle lui a « fait don du manque », elle lui a offert le style obtenu dans ses constructions psychiques et dans la traversée des questions œdipiennes. « Aimer c’est donner ce qu’on n’a pas. » (Lacan, 1962-1963, p. 117).
Ainsi, Rico se détache, du moins pour quelques instants, des questions de l’autisme et dans l’expérience où il accepte l’offre de Lisa, il vit ce lieu de l’enfance que Lisa a besoin de fuir la plupart du temps. Selon Charlot (2000), il s’agit là aussi d’un principe fondamental à la connaissance, un pari éducatif. Pour une fille qui subit intensément le problème de la séparation, réactualisé à chaque fois que sa mère lui rend visite au foyer et l’y laisse, il n’est pas anodin qu’elle reconnaisse ces moments chez les autres enfants et qu’elle puisse leur « enseigner » comment y faire face. Cette position discursive, celle de la fille qui sait et enseigne, place Lisa dans la relation à l’autre différemment par rapport à ce dont elle a l’habitude. Nous savons qu’au foyer les enfants occupent fréquemment la place de récepteur ; dans le cas de Lisa, la même place est répétée par les visites maternelles lorsqu’elle et ses frères sont en position de recevoir quelque chose, à savoir, l’attention de leur mère, le départ du foyer. Lisa évoluait souvent dans cette place qui lui était attribuée, celle de la petite fille qui a besoin de recevoir, d’enfant potentiellement carencé.
Dans cet épisode, elle a compris que les adultes autour d’elle souhaitaient que Rico lâche le jouet et c’était elle qui savait comment le convaincre. Devant le groupe, elle fait l’expérience d’une position discursive de celui qui sait, quittant la place d’enfant carencé pour celle d’enfant puissant.
Voici donc un aspect fondamental du dispositif Groupe Mix : les possibilités qu’il génère d’échanges entre les enfants permettant de découvrir d’autres places discursives.
Pour les enfants du foyer, ce qui est thérapeutique c’est le mouvement qui consiste à occuper différentes places discursives, dans l’espoir que ce changement de position provoque des modifications de la position subjective. Nous ne voulons pas en faire des thérapeutes en culotte courte puisque le groupe doit avoir également des effets thérapeutiques sur eux.
Il peut ainsi y avoir des groupes « mixtes » dans les écoles où l’hétérogénéité doit exister (psychotiques, autistes, névrotiques, ainsi que les enfants du foyer, pauvres et riches).
Par ailleurs, les enfants constituent un lien social parce qu’ils sont tous dans la même position face à l’infantile et au sexuel, une position que l’adulte n’occupe plus.
Problématisation de l’Education Thérapeutique : psychanalyse ou éducation?
Les groupes à Lugar de Vida sont nommés maintenant groupes d’Éducation Thérapeutique. Mais pourquoi le signifiant Éducation est-il présent ici ?
Quand nous proposons des activités les plus variées, dans l’espoir que les enfants s’y impliquent, quand nous proposons cette immersion dans des bains de discours, de langage, ces activités appartiennent en principe au champ de l’éducatif. En tout cas, elles ne sont pas analytiques, dans le sens strict du terme. Toutefois, quand bien même cette expérience de changement de position discursive ne serait pas analytique, elle sera thérapeutique. Tout comme peut l’être un bon acte éducatif. En effet, n’est-ce pas aussi à travers la valeur thérapeutique que nous enseignons l’Histoire aux enfants ? N’est-ce pas pour provoquer d’autres identifications, leur faire vivre d’autres vies, les faire passer par d’autres formations discursives, d’autres temps ? C’est en vivant une autre vie, en voyant d’autres positions que l’expérience s’enrichit et que des cristallisations se dissolvent, que l’on expérimente d’autres façons d’être.
Le groupe d’Education Thérapeutique est une rencontre thérapeutique entre différentes positions subjectives et discursives, mais il est plus orienté vers l’acte éducatif que vers l’acte psychanalytique. Il propose de créer de liens, comme l’a noté Freud. Il ne propose pas le lien analytique, mais un lien où le maître n’est pas tout, c’est-à-dire, traversé par la castration.
En outre, le développement de la puissance est un objectif éducatif et non psychanalytique. Mais au lieu de « rejeter » le travail des groupes d’ET parce qu’il n’entre pas dans le cadre psychanalytique, nous devons le penser à partir des connexions entre psychanalyse et éducation.
Pendant la construction de l’éducation thérapeutique, il a été possible de comprendre que les pratiques psychanalytiques et éducationnelles avec les enfants psychotiques et autistes von
t dans le même sens, contrairement à ce qui se produit quand il s’agit d’enfants névrotiques. Quand nous nous retrouvons face à la psychose et à l’autisme, le traitement et l’éducation peuvent converger.
Observons la définition psychanalytique d’éducation, devenue classique : « éduquer c’est transmettre des marques symboliques qui permettent à l’enfant de conquérir une place d’énonciation dans le champ de la parole et du langage, et à partir de laquelle il est possible de se lancer dans les réalisations impossibles du désir » (Lajonquière, 2006). Cette définition s’appuie sur la conception psychanalytique de sujet. Éduquer c’est promouvoir la constitution du sujet et lui permettre de se réaliser dans le champ de la parole, pour se lancer dans les réalisations impossibles du désir.
Dans cette même direction, le traitement de l’enfant autiste et du psychotique sera, soit de transmettre de façon orthopédique les marques symboliques n’ayant pas été transmises, soit de réorganiser pour l’enfant le champ de la parole et du langage à partir duquel le sujet pourra être remis sur la voie de l’entreprise impossible de son désir.
Si le traitement du psychotique et de l’autiste leur donne l’opportunité de reprendre cette structuration perdue, les traiter reviendra alors à leur offrir les conditions qui leur permettront de trouver un lieu d’énonciation dans le champ de la parole et du langage. Lorsque nous traitons et éduquons l’enfant psychotique, le sujet abordé peut être le même si nous utilisons la notion de l’inconscient de la psychanalyse. L’éducation de cet enfant à l’école suivra les mêmes principes que son traitement. Plus encore : la fréquentation de l’école fera partie de son traitement. Éduquer reviendra à traiter, et traiter reviendra à éduquer.
L’Education Thérapeutique est un lieu, d’un genre particulier, de rencontre entre la psychanalyse et l’éducation. Il est particulier parce que les deux champs ne se rencontrent pas pour que la psychanalyse éclaire l’éducation en lui apportant des directives de travail. Il est particulier parce que, en étant en contact avec l’éducation, la psychanalyse produit une re-signification du champ et y produit un nouvel objet.
Ni seulement psychanalyse, ni seulement éducation. Et non plus une pédagogie psychanalytique, puisqu’elle n’utilise pas de méthodes et de techniques d’enseignement, ne se proposant pas à intégrer les deux pratiques.
La psychanalyse se situe dans le champ de l’éducation quand elle rappelle, finalement, qu’il y a un reste, quand elle écrit que le sujet est divisé, quand elle dit qu’on n’atteint jamais la demande, quand elle suggère que l’acte éducatif, tout comme l’écoute psychanalytique, ne sont que des maniements ou une gestion de la demande condamnée par sa structure à ne jamais être satisfaite.
« L’ anti-thèse »
L’éducation thérapeutique a été développée pour faire face aux problèmes absolument cruciaux auxquels sont confrontés les professionnels spécialisés dans le traitement et la scolarisation des enfants d’aujourd’hui, dans les écoles d’aujourd’hui. Les enfants ont changé et l’école n’a pas suivi le rythme frénétique de cette évolution. Parmi ces derniers, soulignons la création d’une nouvelle catégorie nosographique psychiatrique : le spectre autiste, qui inclut aujourd’hui les dénominations d’autisme et de psychose infantile. Le spectre autiste est un vraiment spectre en soi, un fantôme qui hante les parents modernes, préoccupés par la croissance alarmante et irrationnelle des statistiques sur l’autisme.
Eh bien, devrions-nous laisser aux thérapeutes cognitif-comportementaux le champ de l’éducatif? Ne pourrions-nous pas proposer une approche autre que celle de la rééducation d’un enfant à jamais pris comme incurable et à qui nous ne pouvons offrir qu’un dressage? Si, nous pouvons leur offrir une deuxième opportunité, puisque nous parions à l’avènement ou au remaniement possible du sujet dans l’enfant psychotique ou autiste. Dans le champ éducatif! Avec le champ éducatif ! Prenons alors d’assaut ce champ qui a été usurpé par l’ennemi!
Pour finir :
Dans nos groupes thérapeutiques, nous avons ouvert un espace à la différence, et non pas à la ségrégation. À l’école, il faudrait faire pareil. La psychanalyse y a été invitée et y a trouvé sa place au sein d’une expérience éducative, en lui conférant une configuration complètement différente. Très différente ? Peut-être pas. Ne serions-nous pas simplement en train de sauvegarder ce que les groupes humains ne peuvent cesser de faire sous peine de disparaître : se solidariser, comme une prise de position éthique, même si c’est une mission impossible, une de plus, même si c’est un travail de Sisyphe, même s’il est sans fin ? Se solidariser pour qu’on ne vienne pas à se tuer les uns les autres?