“Croire au transfert est la seule croyance nécessaire et suffisante pour l’exercice de la psychanalyse”. Philippe Woloszko Paris, 13/01/ 2024
Croire au transfert est la seule croyance nécessaire et suffisante pour l’exercice de la psychanalyse.
Philippe Woloszko
Paris, le 13 janvier 2024.
Ce texte résume mes réflexions après la lecture du livre de Yana Grinshpun[1]: « La fabrique des discours propagandistes contemporains ». Cette lecture a eu pour moi l’effet d’une rencontre, c’est-à-dire que je n’étais plus le même après. Cela est venu dans la continuité du travail que nous avons fait à Analyse Freudienne en rapport avec les théories du genres et la remise en question de l’essentialisation de la différence des sexes dans la théorie analytique. La différence entre les femmes et les hommes semblait incontestable, fondamentale voire même universelle. Il y avait d’un côté les hommes et de l’autre les femmes, que l’on pouvait opposer. Ce discours partagé par tous les psychanalystes s’est produit pour le moins dans une confusion entre les signifiants hommes et femmes et leurs signifiés respectifs. On ne peut aussi écarter l’idée du déni des avancées de Freud et Lacan sur ces questions, auquel eux-mêmes n’ont pu échapper. Je pense en particulier à la bisexualité constante chez Freud et à la théorie du sujet chez Lacan, qui est déterminé par des signifiants et non des signifiés. Il n’y a pas de sujet de l’inconscient homme ni de sujet femme, il n’y a que le sujet représenté par un signifiant pour un autres signifiant.
Ainsi, qu’il y ait un côté homme et un côté femme est apparu comme un dogme. Cette doxa Freudo-lacanienne reposait sur la différence anatomique, alors que Freud comme Lacan ont affirmé que dans l’inconscient cette différence prétendument fondamentale ne trouvait aucun substrat. Dans nos travaux, nous en arrivâmes à penser que cette essentialisation ne reposait que sur des normes sociales. Or, il est clair que la pratique de la psychanalyse ne peut d’aucune façon se référer à une norme, à une quelconque forme de normalisation, en tout cas dans ma conception de la psychanalyse. Pour moi, une analyse ne vise pas à rendre « normal » quiconque, ni de faire en sorte qu’il puisse rentrer dans le rang pas plus que de retourner à l’usine ou de sauver un mariage.
Ainsi, dans cette conception de la psychanalyse, si un analyste en exercice se réfère à une norme, cela se traduit immanquablement par une résistance à la psychanalyse. Ces normes sont dans le meilleur des cas de simples croyances, et au pire peuvent se manifester comme partie intégrante du cadre analytique défini par l’analyste. Cela signifie, quant à ce cadre, que le but de cette analyse est celui de cette norme qui peut être alors une conviction. Pour prendre des exemples extrêmes, cela peut aller de vouloir « guérir » un analysant de son homosexualité, une femme de son infertilité, ou à un enfant de correspondre au désir de ses parents. J’ai, ainsi, beaucoup travaillé, ce qui, dans mon rapport à la théorie psychanalytique pouvaient être des croyances, et en particulier, celles qui n’étaient pas nécessaires à la pratique. C’est-à-dire ce qui constitue des résistances à la psychanalyse, dans le sens que lui donne Lacan où la résistance se trouve chez le psychanalyste.
Cela m’a conduit à questionner ce qui d’un savoir n’était en fait qu’une croyance. Il s’agissait de remettre en question tout ce que j’avais appris. Par exemple: l’importance du diagnostic différentiel entre névrose, psychose et perversion. Cela me semblait absolument indispensable à faire dès le premier entretien, pour savoir où je mettais les pieds. Voilà déjà un premier savoir sur le patient. Je dis, ici, patient, pour souligner l’aspect médical de cette démarche, dont la conséquence inéluctable est une catégorisation des patients. En effet, on m’avait enseigné que le transfert ne se conduit pas de la même façon avec un sujet névrosé ou psychotique. Dans ce travail de recherche, il m’est apparu que ce « savoir » était une croyance qui venait comme un déni de ma propre expérience clinique. Ceci pour au moins deux raisons. Tout d’abord, l’attention portée à poser ce diagnostic, en plus de l’aspect médical et donc normatif, se produisait au détriment de l’attention portée aux paroles du sujet que je tentais d’écouter. Cette différentiation, si elle est nécessaire, peut très bien se faire dans l’après-coup de la séance. Ensuite, mon expérience m’a montré que lorsqu’un problème se pose dans une cure, par exemple quand quelque chose se passe dans le transfert pouvant évoquer un aspect psychotique, je remarque que ma position dans le transfert unique était déjà adaptée à celle de l’analysant dans ce même transfert. Ainsi, ce diagnostic se fait dans l’après-coup de cet événement, me rappelant que je l’avais déjà fait mais que je l’avais oublié. Dans le décours d’une séance, l’analyste oublie tout ce qu’il sait de l’analysant, et il se remémore ce qui est nécessaire en fonction de ce qu’il se passe.
Ainsi, de vouloir savoir si un sujet qui parle est ceci ou cela, m’apparaît comme une croyance non-nécessaire à mon exercice de psychanalyste. Cela ressortit à une logique d’identité, qui n’a rien à voir avec la psychanalyse qui ne s’occupe que des identifications, ce qui est fort différent. Je pense qu’un analyste n’a pas à vouloir savoir quelque chose sur son analysant, c’est l’analysant qui, lui, vient pour acquérir un savoir sur son inconscient et non l’inverse. Ainsi, je me surprends lors de séances à ne plus savoir si tel ou tel analysant a des enfants, si ses parents sont vivants car cela n’appartient pas au contexte de la séance en cours. Il va de soi que lorsque ce contexte s’y prête, ces éléments sont présents dans mon esprit. Cela implique que pendant les séances, et surtout lors des entretiens préliminaires, ce que je peux observer, que le sujet soit un homme ou une femme, sa couleur de peau, son statut social, sa façon de s’habiller doit rester tout à fait secondaire par rapport aux signifiants de ce sujet. Voici un exemple de ma clinique à l’époque où je travaillais la question du genre. Vient me parler un sujet dont l’apparence physique était tout à fait ambigüe sur le genre. J’ai noté qu’un grand soin était pris dans la façon de s’habiller. Je me suis dit: voilà qui va m’apporter du matériel pour approfondir mon questionnement sur le genre. Heureusement que j’ai rapidement pu oublier ces questions avec cette analysante, qui venait pour parler d’autre chose. Ce qui a été travaillé était sa relation de couple, qui a pris fin avec cette première tranche. Elle est revenue quelques années plus tard dans une grande angoisse après un séjour en famille. Cette seconde tranche est en cours et se fait cette fois sur le divan. Ce qui est en train d’émerger, et qui n’avait pas été évoqué auparavant, est que le père oblige dans les réunions familiales chaque membre de sa famille à s’habiller comme il le souhaite, qu’il prépare soigneusement et longtemps à l’avance le déguisement de chacun. Il définit ainsi le rôle de chacun. Je ne peux pas en dire plus, pour l’instant, sur ce travail en cours. Je vous parle de cet exemple clinique pour montrer que si j’avais tenté d’orienter cette cure en fonction de mon intérêt pour la question du genre, ne serait-ce que par une ou quelques allusions se rapportant à ce que je voulais savoir, cela n’aurait pas été du tout la même cure, voire pas une cure proprement analytique. Car des questions sur le genre, il n’y en a aucune chez elle. Je lui avais tout de même fait remarquer à plusieurs reprises qu’il y avait quelque chose avec son père dont elle ne parlait pas. Et c’est ainsi qu’elle revient en disant: « Vous m’aviez dit qu’il y avait des question sur mon père dont je n’avais pas parlé ». Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas tenir compte de ce qui est donné à voir, mais qu’il convient de ne pas leur donner un sens qui n’a pas été formulé par l’analysant. Tant qu’un signifiant n’a pas été énoncé, il n’entre pas dans le champ de la cure.
Ainsi, j’ai, pour l’instant, essentiellement abordé le thème de l’année: « Que croire? », sur le versant du transfert en me demandant: quelles sont les croyances de l’analyste qui ne sont pas des résistances? J’ai déjà abordé celles qui provenaient des diverses formes d’enseignement de l’analyse que j’ai pu traverser. Cela va de l’enseignement de la psychanalyse qu’il soit universitaire ou pas aux conseils ou recommandations d’analystes plus expérimentés. Il m’a fallu, et c’est loin d’être terminé, me déprendre, de beaucoup de savoirs qui se sont révélés être finalement des croyances. Il en va de même avec tout ce qui est en rapport de près ou de loin avec l’idéologie médicale, et ceci n’est pas uniquement lié à ma formation de médecin. Par exemple, le concept de pathologie. Il n’a pas été facile d’arriver à penser la psychose sans ce concept de catégorisation médicale. S’agit-il d’amener un sujet à nouer les trois consistances de réel, symbolique et imaginaire s’il ne le demande pas? Puisque selon l’idéologie médicale, il s’agit de guérir de ce qui pathologique. Pas facile de penser que la psychose ou la perversion puisse être le choix, fut-il inconscient, d’un sujet. Il en va de même avec ces souffrances considérables que certains vont rechercher pour en jouir. Cela m’évoque un homme qui finalement refuse de s’en séparer, je pense qu’il vient me voir pour en parler sans souhaiter véritablement que cela change, il cherche probablement un témoin qui l’écoute. Sa jouissance me dérange, et c’est alors mon travail de psychanalyste d’arriver à accepter cette jouissance qui n’est pas la mienne. Cela peut se régler en m’interrogeant sur ma position dans le transfert et sur mes croyances à l’œuvre dans mon exercice, c’est-à-dire à celles actives dans le transfert. Ces croyances ne sont-elles pas finalement une weltanshauung? Question que l’on peut tout aussi retourner en: toute conception du monde n’est-elle pas une croyance qui dans le transfert se révèle être une résistance?
Cela m’amènera tout à l’heure à proposer une formalisation du transfert permettant d’expliciter mon titre qui pose la question de savoir s’il y a des croyances qui ne sont pas des résistances à l’analyse?
Dans ce travail de recherche, j’ai alors rencontré le texte de Yana Grinshpun. Cette rencontre, je vais la déplier autour de deux questions: qu’est-ce qu’une croyance? Et comment être au fait des discours contemporains sans être pris dans une croyance qui relève d’une propagande ?
A cette première question, elle écrit: « Tant que le fait n’est pas vérifié, il s’agit d’une croyance, fût-elle servie comme hypothèse; et cette croyance relève du discours propagandiste [2]». Cette phrase est extraite du chapitre sur les antivax. Je me suis permis de la généraliser. En partant de ce que j’ai dit plus tôt, où un savoir prend la valeur d’une croyance, car ce soit-disant savoir entre en contradiction avec ma propre expérience. C’était à propos du transfert de sujets psychotiques. C’est tout autant le cas, par exemple lorsque des psychanalystes renommés ont pu affirmer qu’un enfant devait être élevé par un homme et une femme alors que l’expérience nous a, je suppose à tous, montré qu’un enfant élevé par un couple homosexuel ne présentait aucune difficulté liée à l’homosexualité de ses parents et que les fonctions paternelles et maternelles sont avant tout symboliques et peuvent être incarnées par quiconque. Ensuite, la question du savoir, pour la psychanalyse, ne relève pas d’un savoir conscient mais du savoir inconscient qui apparaît dans le transfert. C’est cela qui est spécifique de la psychanalyse, l’analyse du transfert. La mise en place d’un savoir conscient dans le transfert par le psychanalyste se rapproche d’un discours propagandiste au sens où Yana Grinshpun en parle, car il ne peut finalement pas être autre chose qu’un discours idéologique. Le « fait qui n’est pas vérifié » n’est, ici, rien d’autre qu’un signifiant ne venant pas des paroles de l’analysant, où un signifiant articulé à un autre signifiant détermine le sujet de l’inconscient. On voit, alors, la réduction considérable qui est faite du champ des croyances nécessaires à l’exercice de la psychanalyse. Ces croyances nécessaires ne peuvent qu’être en rapport avec le transfert. Nous y reviendrons à propos du transfert.
Quant à la seconde question, j’ai été fort surpris de comprendre en lisant Yana Grinshpun qu’un grand nombre d’idées contemporaines qui me séduisaient étaient partie intégrante d’un discours propagandiste. Prenons comme exemple les gender théory qui ont animées nos débats ces dernières années. Au-delà de véritables avancées tant dans le domaine de la pensée, de la sociologie jusque dans la remise en question de ce qui nous est apparu comme des dogmes dans la théorie analytique, il est manifeste que les théories du genre sont l’objet d’une propagande massive. Je remercie Yana Grinshpun de m’avoir ouvert les yeux et les oreilles sur cette question. Comment ne pas se laisser prendre par ces discours doxiques? Dans le cas des cures, il convient, me semble-t-il d’être attentif à maintenir le cadre du transfert avec une grande rigueur. Ce qui n’est pas simple, comme l’exemple que j’ai donné tout à l’heure. Concernant la théorie et la recherche, c’est aussi très difficile. En tant qu’analyste, on ne peut pas vivre en dehors du monde des idées et de la pensée actuelles. Cela est même indispensable. Alors, comment penser ces idées, s’en servir pour approfondir nos travaux, sans tomber dans une forme de croyance en ces idéologies? Ce livre nous donne de nombreux outils pour ce faire. Par exemple: elle écrit: « Ce sont les modalités de fonctionnement de ces discours, la structure énonciative, le recours aux formes linguistiques particulières qui peuvent relever de la démarche propagandiste [3]». Je pense, en particulier, à ce que l’on observe de plus en plus souvent où on est ce qu’on dit comme : « je suis non binaire » etc. Cela traduit une évolution sociétale, bien entendu, mais c’est surtout l’effet d’un discours propagandiste. Ce discours permet de passer de la pensée magique à l’énonciation magique, car comme l’écrit Yana Grinshpun : « La propagande propose le spectacle du monde qui fait croire qu’il protège l’homme contre l’angoisse [4]» .
Se laisser prendre par une idéologie portée par un discours de propagande est confortable. Cela « correspond mieux à la doxa que la vérité[5] », car accepter la vérité implique une perte de jouissance. Comme je l’ai montré ailleurs[6], si on croit c’est pour jouir. Ainsi renoncer à une croyance est aussi renoncer à une jouissance. Cela veut dire que l’on a besoin de croire pour vivre, mais à quoi a t-on besoin de croire en tant que psychanalyste en exercice?
On en vient maintenant au transfert et à ce qui est annoncé dans mon titre: « croire au transfert est la seule croyance nécessaire et suffisante pour l’exercice de la psychanalyse ». Pour cette question je me suis appuyé sur le travail de Jean Bergès et Gabriel Balbo dans leur essai sur le transitivisme[7]. Quand un analysant vient rencontrer un psychanalyste, il vient lui demander de savoir ce qu’il ne sait pas, quel est le sens de ses symptômes ou qu’est-ce qu’il ne cesse de répéter etc., bref il demande un savoir sur son inconscient, qu’il imagine être détenu par l’analyste, qu’il suppose savoir. Qu’est-ce que le savoir sur l’inconscient ou le savoir inconscient? C’est précisément ce que les sujets ne veulent rien en savoir. C’est ce savoir auquel on ne croit pas et dont on ne veut rien savoir.
Reprenons la situation analytique avec son transfert. C’est à partir de ce savoir inconscient que l’analysant formule ses demandes (explicites ou implicites) à l’analyste. Quelle est la réponse de l’analyste à cette ou ces demande(s)? L’analyste suppose que l’analysant a un inconscient, auquel croit l’analyste. Sa réponse se fera alors non pas à un sujet qui ne sait rien, mais à un autre sujet qui ne sait pas rien. Il met en place alors un nouveau sujet, qui n’est pas celui qui ne sait rien[8]. Ce nouveau sujet est celui d’un sujet dans la méconnaissance, d’un rien vouloir en savoir, donc sujet de l’inconscient. Ce n’est plus le sujet qui ne sait rien et qui s’en remet à l’A/autre comme possédant le savoir. Cette opération est spécifique de la psychanalyse et met en place le transfert analytique. Ainsi, il apparaît deux croyances nécessaires et suffisantes pour l’analyste; croire en l’inconscient et croire au transfert. Or, le transfert n’est pas une répétition d’une situation antérieure, mais il est comme l’affirme Lacan dans le séminaire XI, Les quatre concept fondamentaux de la psychanalyse: « le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient [9] ». Si on retient cette formulation du transfert, on ne peut pas séparer l’inconscient et le transfert comme deux entités distinctes dans le sens ou il n’y a pas l’un sans l’autre, ils sont consubstantiels. On ne peut pas croire à l’inconscient si on ne croit pas au transfert. Ainsi, il n’y a qu’une seule croyance nécessaire et suffisante pour l’analyste en exercice, la croyance au transfert. Toute autre forme de croyance du psychanalyste dans la cure est alors une résistance à l’analyse.
Philippe Woloszko
Paris, le 13 janvier 2024.
[1] Yana Grinshpun. La fabrique des discours propagandistes contemporains. L’harmattan. 2023.
[2] Ibid. P 145.
[3] Ibid. P 25.
[4] Ibid. P 33.
[5] Ibid. P 108.
[6] Philippe Woloszko. Croire au transfert. Séminaire à Metz le 14 décembre 2023. Inédit. Consultable sur le site d’Analyse Freudienne.
[7] Jean bergès, Gabriel Balbo. Jeu des places de la mère et de l’enfant. Essai sur le transitivisme. Erès. 2010.
[8] Ibid. P 72
[9] J. Lacan. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. Séance du 22 avril 1964. P 225.