“Croire au transfert”- Que croire? S2 Philippe Woloszko. Metz 16/11/2023

Croire au transfert. Séminaire II.

Philippe Woloszko

Metz, 16/11/2023

Je souhaite pour ce second séminaire de l’année à Metz, essentiellement approfondir certains éléments présentés la dernière fois, en particulier celui-ci: Lacan, le 10 juin 1964, dans le séminaire : « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » met en rapport la croyance avec l’aliénation en affirmant: « Cette solidité, cette prise en masse, de la chaîne signifiante primitive, c’est ce qui interdit cette ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance 1». Il s’agit d’ouvrir en quoi cela peut nous permettre d’avancer sur la croyance dans notre champ, qui est celui de l’inconscient, et alors d’en retirer des conséquences pratiques et cliniques.

Cette année là, Lacan détermine la formation du sujet par le mécanisme de « l’aliénation-séparation 2». De quoi s’agit-il, concernant notre propos? Le sujet, sujet de l’inconscient, est et a toujours été défini, par cette formulation assez obscure de : « le sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant ». Ainsi, le sujet ne peut pas être représenté par un signifiant, par un seul mot. Il reste toujours quelque chose d’insaisissable, qui n’a pas d’image c’est-à-dire qui n’est pas spécularisable. Il est quelque chose, je dis quelque chose car il n’y a pas d’autre façon précise de le dire, quelque chose qui fait un rapport entre deux signifiants pour un sujet et pas pour un autre. De telle façon que ce rapport entre deux signifiants détermine un sujet, et n’est valable pour aucun autre sujet. Il s’agit même d’une différence absolue. Deux personnes ou deux individus peuvent se ressembler, avoir des points communs, pas deux sujets. Nous parlons bien sur du sujet de l’inconscient, et non pas du sujet philosophique ou du sujet de la science. L’enfant ou le nouveau né, va prendre, va recevoir les signifiants, qui lui préexistent, de la mère ou de celui ou celle qui occupe cette fonction. Ainsi, les signifiants viennent de l’Autre, ce que Lacan a aussi appelé le trésor des signifiants. Mais comment ce sujet en devenir, pas encore sujet, va t-il procéder, pour advenir comme sujet? Il ne va pas prendre deux signifiants au hasard pour s’y déterminer comme sujet. Lacan en mettant en place l’aliénation-séparation, donne certains éléments qui nous permettent de préciser cette question.

Il part du trait unaire. C’est une notion que Lacan prend à Freud pour la développer. Freud parle dans « Psychologie collective et analyse du moi » de

1 J. Lacan. Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Version Valas. P383.

2 Il ne s’agit pas ici de reprendre tout le développement fait par Lacan de l’aliénation-séparation, mais d’envisager ce que l’on peut en tirer, pour éclairer ce qu’il dit à propos de la croyance

comme « de la prise en masse de la chaîne signifiante primitive ».

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« Einziger Zug ». C’est le trait identificatoire. L’identification qui n’emprunte qu’un seul trait à la personne, objet. Ce qui préfigure ce que Lacan amènera que l’identification se fait à un signifiant. Le sujet ne s’identifie pas à quelqu’un mais s’identifie à un signifiant. Donc le trait unaire désigne le signifiant sous sa forme élémentaire et rend compte de l’identification du sujet qui est symbolique, et non pas imaginaire. Lacan introduit le trait unaire ainsi dans ce séminaire XI: « La chose peut se présenter de la façon la plus simple dans le trait unaire : le premier signifiant, c’est la coche, par où il est marqué par exemple que le sujet à ce moment-là a tué une bête 3». C’est le premier signifiant que Lacan nomme S1. Là, ça va se compliquer un peu. Cette coche forme un 1, le 1 du compter, le sujet se compte 1, il est marqué de ce 1 dit-il et d’ajouter: « Et c’est au niveau, non pas de l’Un mais du un « 1 » qu’il a d’abord, lui, à se situer comme sujet 4». Ainsi, il apparaît qu’il y deux uns, celui du trait unaire, du comptage, de l’identification symbolique, 1 et le Un imaginaire, en rapport avec le miroir où l’enfant se voit un, en quelque sorte unifié, c’est-à-dire comme un objet que Lacan nomme i(a). Lacan précise ce qu’est i(a): « c’est-à-dire l’image de l’objet(a) en tant que c’est ainsi que le sujet se voit, lui, redoublé, se voit comme constitué par l’image reflétée, momentanée, précaire de la maîtrise, s’imagine homme justement et seulement de ce qu’il s’imagine 5».

On peut en tirer deux conséquences: dès le départ de la constitution du sujet, « le sujet se voit redoublé », c’est dire que déjà la division du sujet est manifeste. Elle l’est du fait même de sa constitution, de ce qu’est ce premier signifiant S1, le trait unaire. Dès l’entrée dans le langage, le sujet en devenir, est d’emblée divisé. On s’en rend compte dans la polysémie du signifiant un qui est à la fois le chiffre 1 et le un de l’unité, de l’unification et donc du moi dont la fonction est une perception unifié de soi.

Ensuite, dans cette division, ce qui est impliqué c’est, dit-il, l’image de l’objet a. C’est cette image de l’objet a qui a pu être développée par certains psychanalystes comme le bon ou le mauvais objet interne, alors qu’il s’agit d’un objet imaginaire. Il s’agit en fait d’une illusion, illusion qui est déjà une forme de croyance. En anticipant sur notre développement, cela peut être illustré par ce qu’affirmait Radjou Soudaramourty lors de son séminaire à Paris le 8 novembre dernier: « un objet a qui viendrait consister, dans l’illusion de l’amour ». Cette opération concerne finalement l’objet a qui non seulement est en cause dans cette division, mais qui est aussi le plus de jouir, objet, pour autant que l’on puisse parler d’objet à propos du a, objet par lequel la jouissance peut être perçue. Nous y reviendrons plus tard sur les relations entre la croyance et la jouissance. Ainsi, il devient envisageable

3 J. Lacan. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. Séance du 22 avril 1964. P 217.

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4 Ibid. 5 Ibid.

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que ce signifiant S1, trait unaire puisse passer du statut de signe à celui de signifiant, signifiant sur lequel le sujet peut se régler.

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On peut remarquer le saut fait par Lacan, de i(a) comme image de l’autre unifié du schéma optique (stade du miroir) qui représente le moi-idéal, à celle de i(a) comme image de l’objet a. En effet, pour le dire très vite, lors de la séance du 22 avril 1964, il revient sur le schéma optique, où l’objet a, représenté par le bouquet de fleurs, va donner i(a), l’image du moi.

Ce schéma est fait pour donner une image de la réalité de l’inconscient. Pour continuer à le dire très vite, car je n’ai pas le temps maintenant de l’approfondir, référez-vous à cette séance du 22 avril 1964, où il dit que: « Que là d’où le sujet se voit, ce n’est pas là d’où il se regarde. Il se voit dans l’espace de l’Autre 6». Pour simplifier, on peut dire que le sujet se voit du point idéal I dans ce schéma, il se voit comme vu par l’autre, il se voit ainsi sous la forme où il lui plaît d’être vu7. Ceci se produit pour son plus grand plaisir. C’est ce que Lacan nomme: « L’essence de tromperie de l’amour en tant que mirage spéculaire 8». C’est ce qui se passe dans le transfert, au moins dans un premier temps. Or, l’analyste, mu par le désir d’analyste, contrairement au psychothérapeute, sera repéré, dans un second temps, comme objet a. Qu’est-ce que cela signifie? Dans le transfert analytique, l’analyste maintient le plus grand écart possible entre le point où le sujet se voit aimable (I) et celui où il se voit causé, constitué, comme sujet manquant

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6 Ibid. P 222. 7 Ibid. P 431. 8 Ibid.

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de cet objet a, par cet objet a9. Par exemple, l’hypnose repose sur la confusion entre le signifiant idéal (I) et l’objet a10. Retenez de cette affaire que l’objet a vient boucher la division du sujet. Nous y reviendrons.

C’est ce que le transfert va présentifier pour le sujet. Ainsi, le transfert n’est pas une répétition d’une situation antérieure mais, dit-il: « le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient 11». En tant que cet acte est: « l’acte constituant du sujet au niveau de l’inconscient 12». Rappelez-vous, pour ceux qui étaient présent lors du précédant séminaire, où je disais: « Reprenons la situation analytique avec son transfert. C’est à partir de ce savoir inconscient que l’analysant formule ses demandes (explicites ou implicites) à l’analyste. Quelle est la réponse de l’analyste à cette ou ces demande(s)? L’analyste suppose que l’analysant a un inconscient, auquel croit l’analyste. Sa réponse se fera alors non pas à un sujet qui ne sait rien, mais à un autre sujet qui ne sait pas rien. Il met en place alors un nouveau sujet, qui n’est pas celui qui ne sait rien13. Cette opération est spécifique de la psychanalyse. (..) Ce nouveau sujet est celui d’un sujet dans la méconnaissance, d’un rien vouloir en savoir, donc sujet de l’inconscient14 ». C’est ainsi que le transfert analytique met en place le sujet de l’inconscient, et du coup « se trouve être la mise en acte de la réalité de l’inconscient ». Cela s’effectue par le truchement de l’objet a: « C’est la bascule, c’est la mise en jeu de l’objet(a), à ce point de battement, à cet orifice par où émerge, dans cette image (..) ce qui effectivement se concocte, au départ, à partir dans ce grand jeu, dans cette grande roulette, des premiers énoncés de l’association libre, ce qui peut en sortir de bon, ça sort, dans l’intervalle où l’objet(a) ne bouche pas l’orifice 15». Ce qui est à retenir, ici, c’est: l’objet a qui ne bouche pas l’orifice. Ça sort quand l’objet a ne bouche pas l’orifice.

Et c’est là qu’intervient ce qui va permettre d’entendre ce qu’il se passe concernant la croyance: à savoir l’incidence de l’objet a qui vient boucher l’orifice. Pour percevoir cette affaire, revenons à notre chaîne signifiante primitive.

Pour qu’il y ait du sujet, il est nécessaire de former une « chaîne signifiante primitive »: S1 et S2. Le signifiant S2 est quelconque, c’est dit

9 Ibid. P 434. Je veux dire que l’analyste, l’opération et la manœuvre du transfert sont là, à régler, à dominer, à instituer, d’une façon qui maintienne la distance entre ce point d’où le sujet se voit aimable, et cet autre point où le sujet se voit causé comme manque par (a) et où (a) vient en quelque sorte boucher, proprement, ce point de béance que constitue la division inaugurale du sujet.

10 Ibid. P 439.

11 Ibid. P 225.

12 Ibid.

13 Jean bergès, Gabriel Balbo. Jeu des places de la mère et de l’enfant. Essai sur le transitivisme. Erès. 2010. P 72

14 Philippe Woloszko. Séminaire analyse Freudienne-À propos du 12 octobre 2023. Inédit. 15 Lacan. séminaire XI. Op. Cit. P 223.

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Lacan: « ce Vorstellungsrepräsentanz qui est le signifiant S2 du couple 16», il

est pris dans l’Autre, ce qui peut être la mère, donc un signifiant donné par la mre. A partir de ce S2 va se développer pour le sujet le réseau des signifiants. Ce qui est à entendre dans la constitution de ce couple primaire de signifiants, après ce développement si compliqué, c’est que S2 va être « Unterdrückung », réprimé, il va chuter17. Cela signifie deux choses: d’une part cela participe du refoulement originaire qui permet les refoulements ultérieurs, mais d’autre part, et surtout, cette chute produit un manque, tel que le dit Lacan: « cette place de manque, cette place qui apparaît d’abord comme manque, dans ce qui est signifié par le couple, dans l’intervalle qui les lie et qui s’appelle le « désir de l’Autre 18». Toutes ces choses très difficiles et compliquées ont été faites pour amener que dans cet intervalle entre S1 et S2 de ce couple premier des signifiants qui constituent le sujet, il y a un manque, très important, qui est le désir. Le désir étant le désir de l’Autre. En effet, ces signifiant S1 et S2 sont dans l’Autre19. C’est dans cet écart entre S1 et S2 que se situe le désir, nous dit Lacan. Et c’est cet écart, cet orifice, qui peut être bouché par l’objet a, un objet qui peut consister, qui peut exister dans l’amour, dont l’amour de transfert.

Avant de pouvoir illustrer toutes ces choses compliquées, où ce que l’on a vu concerne essentiellement l’aliénation, il convient de donner quelques notions sur ce qu’est la seconde partie de cette opération d’aliénation-séparation. La séparation est celle de l’enfant par rapport au discours de l’Autre, d’une mise à distance de ce discours. Je vous en avais donné un exemple lors du premier séminaire: « Croire dans le transfert », avec le film : « Anatomie d’une chute », où un psychiatre témoignant lors d’un procès ne décollait pas du discours de son patient, ne faisait que le redire, sans la distance et le recul nécessaires que l’on peut attendre d’un praticien averti. La séparation est ce qui est produit par un circuit d’aller et retour du discours de l’Autre au sujet, avec les effets qui en sont la conséquence. C’est dire que le sujet est en capacité de percevoir ce qui vient à manquer dans le discours de l’Autre, que L’Autre est manquant, qu’il

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16 Ibid. Séance du 10 juin 1964. P 380. 17 Ibid. P 378.

18 Ibid.

19 Bien que, à proprement parler S1 n’est dans l’Autre que dans un temps second, quand le trait unaire passe du signe au signifiant.

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n’y a pas de garantie de la vérité dans le discours de l’Autre. C’est-à-dire qu’on ne peut pas le croire sur parole20.

Ainsi, la croyance, en ce qui concerne notre champ, celui de la psychanalyse et de l’inconscient, perçu par l’entremise du transfert, est d’abord un effet de la structure du langage, de la division du sujet; la croyance est fondamentalement croyance à l’Autre, croyance au sens.

Alors, que peut-on tirer comme conséquences de tout ce qui vient d’être dit, concernant cette phrase de Lacan à propos de la croyance: « Cette solidité, cette prise en masse, de la chaîne signifiante primitive, c’est ce qui interdit cette ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance 21»? Lacan dit que ce phénomène peut s’observer dans tout un tas de circonstances différentes: l’amour, la débilité, la psychose, en particulier la paranoïa, et bien d’autres; en précisant que dans chaque cas de figure le sujet n’y occupe pas la même place.

Nous avons déjà évoqué la question de l’amour, où il s’agit de faire consister un objet a qui vient occulter, boucher ce manque dans le discours de l’Autre. Ce qui rend l’amoureux aveugle. Ce que l’amour fait croire au sujet, c’est d’avoir trouvé un objet qui correspondrait à ce qu’il attend. C’est représenté par le mythe du prince charmant, d’avoir trouvé celle ou celui qu’on attendait, qu’il ne peut y en avoir qu’un ou une, ce qu’on entend si souvent dans la vie de tous les jours comme sur nos divans. Comme la pièce du puzzle qui manquait pour que l’illusion soit parfaite. En épousant un objet que l’on fait consister en objet a, on fait en sorte que cet objet a soit dur et qu’il dure.

C’est le ressort utilisé par la publicité qui propose un objet qui viendrait satisfaire le sujet souffrant de son propre manque à être, de sa solitude, donc un objet qui rendrait heureux. Un nouveau téléphone, une voiture souvent présenté avec une jolie femme à ses côtés ou comme on le voit aujourd’hui conduite par un sujet issu d’une minorité etc. Il s’agit de croire qu’un objet pourrait résoudre, au moins partiellement, le mal-être de la condition humaine, c’est-à-dire, résoudre la question de la division du sujet.

On est sans cesse confronté à une multitude d’objets a que l’on érige en objet réels dans notre réalité, c’est-à-dire vus par le truchement du fantasme. Il en va de même avec le sens dans le sens de « donner du sens »

20 Ibid. « Ce par quoi, vous ai-je dit, le sujet en quelque sorte trouve la voie de retour, du vel de l’aliénation, c’est cette opération que je vous ai appelée l’autre jour « séparation », c’est quelque chose par où le sujet trouve, si l’on peut dire, le point faible du couple primitif, de l’articulation signifiante, en tant qu’elle est, de par son ressort, de par son essence, aliénante. C’est en tant que c’est au niveau d’un désir…au niveau du désir qui est dans l’intervalle entre ces deux signifiants, désir qui est offert au sujet, offert à son repérage dans l’expérience du discours de l’Autre, du premier Autre auquel il a affaire, l’Autre, mettons pour illustrer : la mère en l’occasion …c’est en tant qu’au-delà de ce qu’elle dit, de ce qu’elle intime, de ce qu’elle fait surgir comme sens, motif inconnu, son désir est quelque chose qui se manifeste comme étant au-delà ou en deçà, comme étant inconnu ». P349.

21 Ibid. P383.

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qui est une expression passée dans le discours courant et si bien exploitée par les commerciaux qui vendent des recettes de bien-être: la santé, la réussite sociale ou économique, le plaisir, la réalisation de soi, l’harmonie avec soi-même et avec les autres, ainsi que la psychologie positive et des myriades de thérapies de toutes sortes: sophrologie, hypnose, yoga etc., la liste est loin d’être exhaustive.

C’est ici que prend son intérêt le désir de l’analyste, et qui fait une différence radicale entre la psychanalyse et toutes les autres psychothérapies. On l’a bien compris, si on permet à un sujet de trouver dans une cure un objet a consistant, on est dans la psychothérapie qui permet toutes les croyances, par conséquent toutes les manipulations sectaires. Dans le transfert, le sujet va mettre l’analyste dans la position d’un objet a, par l’amour de transfert. Par exemple un sujet supposé savoir qui vient prendre cette place d’objet a et qui possède une ou les réponses au questionnement d’un sujet et qui vient alors boucher la division du sujet. La solution telle qu’elle est articulée par Lacan, et c’est dans ce séminaire XI qu’il élabore le désir de l’analyste, est que l’analyste occupe bien cette position d’objet a mais comme une place vide, sans raison d’être, comme l’a formulé Robert Lévy. C’est un objet a qui ne consiste pas. Il ne peut pas, alors, venir boucher cet écart, au contraire, il tient cet écart le plus ouvert possible. C’est la phrase de conclusion de ce séminaire XI, où Lacan dit: « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui vient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de se l’assujettir 22». Ce signifiant primordial est certainement le signifiant S1, celui du trait unaire.

Une autre modalité de limiter cette séparation, de pouvoir croire, de solidifier ce couple S1 S2, c’est le sens, non pas comme tout à l’heure de « donner du sens », mais de se laisser porter, emporter par le sens. Comme cette antienne courante chez les psychanalystes, dite par dérision: c’est pour cela que votre fille est muette. Cela peut aussi être entendu dans cette phrase de Woody Allen dans « Manhattan », qui accueillant sa jeune amie à la sortie de sa première séance d’analyse, répond à ce qu’elle lui en dit: « Tu en es déjà là, moi ça fait 20 ans que je suis en analyse et je n’en suis pas encore là ». Le sens, voire pourquoi pas le bon-sens, vient recouvrir l’énigme du désir inconscient. Ce désir est désir de l’Autre, c’est le manque dans l’Autre. Il ne s’agit pas là, dans cette modalité, d’y mettre un objet a consistant pour boucher l’ouverture, mais de construire une fiction, un semblant afin de masquer ce qui peut apparaître comme un réel. Pour comprendre cette affaire, prenons un exemple où justement le sens ne remplit pas cette fonction. C’est manifeste dans les pourquoi des enfants. Aucune réponse sensée ne les satisfait dans les séries des pourquoi. Dans toutes les réponses qui peuvent leur être données, il y a toujours quelque chose qui manque, qui fait énigme, qui fait trou. Ils n’y croient pas, au moins

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22 Ibid. P 445.

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pendant tout un temps. Ce trou, ce manque constitue ce par quoi se manifeste le désir inconscient qui est en dehors du sens, qui se manifeste par le non-sens. On pourrait répondre au pourquoi d’un enfant: c’est ça l’inconscient, et ça n’a pas de sens. En effet, Lacan en parle lorsqu’il introduit l’aliénation, où il dit: « Le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qui est, à proprement parler, ce qui constitue, dans la réalisation du sujet, l’inconscient.23 » Le sens apparaît ainsi comme l’ignorance de la réalité de l’inconscient. Voilà pourquoi votre fille est muette. Le sens est, dans la cure, au service de la passion de l’ignorance, car il vise à ignorer le non-sens, la réalité de l’inconscient.

Dans la paranoïa c’est encore autre chose. Il ne s’agit pas là de croyance mais de certitude. Cette certitude peut aller jusqu’au délire comme on peut le voir chez Schreber. La paranoïa semble reposer sur une ou des croyances. Or il ne s’agit pas de croyance, mais plutôt de l’impossibilité de croire. Peut-être avez-vous déjà essayé de convaincre un paranoïaque? Sur ce registre, le dialogue avec lui est impossible. Il ne croit absolument rien de ce que vous pouvez lui dire, il ne croit tout simplement pas. Le mécanisme est, d’après Lacan, celui-ci, concernant la croyance. Pour qu’une croyance puisse se faire, elle doit reposer sur cette solidification des signifiants S1 et S2, au cours de l’aliénation-séparation, dont le premier temps est l’aliénation. L’aliénation est essentiellement division du sujet24, or ce qu’il n’y a pas chez le paranoïaque, c’est précisément cette division du sujet25, comme nous l’avons vu. L’aliénation n’a probablement pas pu avoir lieu pour le paranoïaque. Pour lui, le 1 est identique au Un. Cela ne permet pas au paranoïaque d’accéder à la croyance. Ce qui pose la question de savoir s’il a un inconscient et s’il y a un sujet, sujet de l’inconscient pour lui.

Le dernier aspect de la croyance que je vais évoquer ce soir concerne la propagande. J’ai lu un livre assez extraordinaire de Yana Grinshpun, qui est linguiste. Ce livre est: La fabrique des discours propagandistes contemporains 26. Sa lecture m’a amené de nombreuses réflexions dont je vais en transmettre quelques unes. Par exemple, elle écrit: « La propagande propose le spectacle du monde qui fait croire qu’il protège l’homme contre l’angoisse 27». L’art de la propagande, comme celui des influenceurs et influenceuses aussi finalement, fait croire dit-elle, qu’il protège de l’angoisse. Et comment procède t-il? Elle répond ceci: « Elle (la propagande) lui fournit à la fois un système global d’explication du monde et des motifs immédiats

23 Ibid. Séance du 27 mai 1964. P 235.

24 Ibid. Séance du 10 juin 1964. P 389: « La fonction initiante, inaugurale… quant à la constitution de cette division du sujet où j’accentue l’essence de l’aliénation ».

25 Ibid. P 383. « Au fond de la paranoïa (…) règne ce phénomène de l’Unglauben [ incroyance ] qui n’est pas le « n’y pas croire », mais l’absence d’un des termes de la croyance, de cet endroit où se désigne la division du sujet. »

26Yana Grinshpun. La fabrique des discours propagandistes contemporains. L’harmattan. 2023. 27 Op. Cit. P 33.

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d’actions. Par le mythe qu’elle crée, la propagande, elle, impose une image globale, de connaissance intuitive qui n’est susceptible que d’une interprétation unique, unilatérale et qui exclut toute divergence. Et ce mythe prend une telle vigueur, qu’il envahit tout le champ de la conscience, qu’il ne laisse aucune faculté, aucune tendance intacte 28». Elle propose, ici, plusieurs mécanismes. Tout d’abord, la propagande fournit du sens. Nous avons vu comme le sens vient protéger de l’inconscient, d’où semble venir l’angoisse. Le sens occulte le désir inconscient, dont nous avons l’expérience qu’à mesure où le sujet s’en approche dans la cure, l’angoisse augmente parallèlement. L’angoisse signe la présence du désir. Avec les motifs immédiats d’action, c’est la décharge motrice, c’est-à-dire une satisfaction, une jouissance qui est ainsi proposée, avec tout son caractère de séduction. L’interprétation unique, unilatérale permet l’illusion d’échapper à la polysémie du signifiant et ainsi à la division subjective. Et surtout que la propagande fournit un système global d’explication du monde: c’est une « weltanshauung ». Il s’agit là de l’opposé de ce que doit être une psychanalyse, position que Freud a toujours soutenue. Cela m’a conduit à me poser une question que j’ai aussi retournée en son inverse: 1) un psychanalyste qui ne fait pas le travail de se déprendre de la propagande, peut-il garder une position d’analyste? Par exemple un psychanalyste qui se réclame ( le mot réclame est ici choisi pour son équivoque ) d’être un psychanalyste féministe ou autre va transmettre à ses analysants cette propagande. Qu’un psychanalyste soit psychanalyste et féministe, ce n’est pas du tout la même chose, à condition que cela ne soit pas en même temps. Car dans la cure, il ne prend pas position sur cette idéologie. La lecture de ce livre est venue me poser cette question de comment être de son temps, être au fait des mouvements de pensée actuels, ce qu’il me semble être indispensable dans la pratique, tout en pouvant faire ce travail de déconstruction de la propagande, des idéologies qui y sont toujours sous-tendues, c’est-à-dire finalement comment penser ces idées sans y croire? Je vais prendre deux exemples: la démocratie, c’est me semble t-il, la meilleure organisation sociale qu’il y ait dans l’histoire de l’humanité à ma connaissance. Aujourd’hui, cela fait consensus. Mais cela n’est pas le choix de tout le monde, d’autant plus que l’on voit de plus en plus souvent des élections choisissant des gouvernements autoritaires en sachant où cela a mené deux de nos voisins les plus proches, il y a moins d’un siècle. Il y a des propagandes fortes qui vont dans les deux sens. Cela ne convient pas à tout le monde, il ne convient donc pas d’y faire la moindre référence dans la conduite de mes cures analytiques, ni dans ce que j’ai à en penser. D’autant plus que bien souvent je reçois des sujets qui ne font pas le choix de cette liberté, ne serait-ce que de se jeter dans une relation amoureuse dans laquelle certains vont s’assujettir à la parole de leur partenaire et avec quelle grande jouissance; ou le choix (la plupart du temps inconscient) d’une

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28 Ibid. P 35.

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emprise à laquelle on a beau jeu de se positionner en victime dans l’après- coup (victime de son inconscient?). Le second exemple est celui du rapport à la théorie. De considérer des concepts comme acquis et immuables, voire universels, n’est-ce pas succomber à la propagande d’une école analytique? Il y a un exemple très précis et récent. Les théories du genre sont venues remettre en question l’essentialisation de la différence entre les hommes et les femmes dans l’inconscient. Nous avons vu à quelles résistances tous les psychanalystes ont été confrontés. Certains ont accepté une remise en question plus ou moins importante, et jamais sans difficulté, c’est-à-dire avec une perte de jouissance, et d’autres ont continué à affirmer que la Terre était plate. Je peux illustrer ceci: un ami proche m’a fait la gentille remarque après la lecture du texte du précédent séminaire, que ce texte était un témoignage du « passage à l’analyste ». En effet, comme pour ce séminaire d’aujourd’hui, je me suis questionné sur le transfert, en remettant en cause ce que je croyais savoir sur le transfert. Et pour ce travail, celui de ce soir, j’ai relu tout le séminaire XI, et y ai fait de nombreuses découvertes ou redécouvertes. Le travail fait antérieurement amène à lire autrement un texte que l’on croyait connaître. Et je répondrais à cet ami, une fois que ce passage à l’analyste s’est produit, ce passage devient un passé. C’est-à-dire quelque chose qui vient constituer un savoir, où plutôt ce que l’on croit être un savoir. Ainsi, si c’est passé, comme on peut dire qu’un message est passé, ou qu’un savoir a été transmis, on se trouve dans une position de croyance qui peut être ravalée au niveau d’une croyance non nécessaire à la pratique de l’analyse, c’est-à-dire à une résistance. Ainsi, transmettre un savoir analytique au titre d’un savoir qui touche au plus près la réalité clinique peut relever d’un discours de propagande, et ceci d’autant plus qu’une mise en question de ce qui a été dit puisse être pris comme une hérésie ou une déviance qu’il faut écarter et non discuter. Ainsi, je prends presque au pied de la lettre, cette recommandation de Freud, reprise par Lacan, qu’il est nécessaire de réinventer à chaque cure la théorie. C’est dire que pour chaque analysant, j’élabore une théorie qui correspond à ses dires et à ce que j’en entends. Cela veut dire qu’une notion analytique peut apparaître fort différente en fonction du point de vue selon lequel on la considère, et que ce point de vue différent peut m’amener à reconsidérer la place de cette notion dans mon corpus théorique de la psychanalyse.

Tout à l’heure, j’évoquais l’envers d’une question concernant la weltanshauung. 2) Quand un analysant expose une idée avec laquelle je suis d’accord. Par exemple il raconte une scène où il a pris une position contre une forme de racisme ou d’exclusion ou sur le genre. Depuis la lecture du livre de Yana Grinshpun, je me demande ce que cela veut dire, cet accord, de quelle musique s’agit-il? Ne suis-je pas pris dans un discours de propagande et qu’ainsi je ne peux pas entendre ce dont il est en train de me parler? Son antiracisme n’est pas le mien, ne peut pas être le mien, pourquoi mon écoute à ce moment là n’est pas de faire différence, j’évoquais tout à l’heure une différence absolue. Yana Grinshpun, rappelons le, écrivait: « Par

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le mythe qu’elle crée, la propagande, elle, impose une image globale, de connaissance intuitive qui n’est susceptible que d’une interprétation unique, unilatérale et qui exclut toute divergence. Et ce mythe prend une telle vigueur, qu’il envahit tout le champ de la conscience, qu’il ne laisse aucune faculté, aucune tendance intacte 29».

Une seconde citation de cette autrice, où elle cite Laurent Fidès: « Quiconque se trouve en présence d’idées partagées par un grand nombre d’individus est impressionné par le pouvoir intrinsèque de ces idées. Il peut s’agir d’une simple illusion, car la propagation de ces idées vient elle- même du fait que d’autres gens ont été impressionnés de la même façon. Leur succès fait qu’on croit en elles, mais la croyance en elles est ce qui fait leur succès. Il y a illusion mais le succès est là 30». N’en n’est-il pas de même au sein de nos institutions analytiques? Combien peut-il être difficile d’avoir une idée différente des autres membres de cette institution ou groupe? De garder cette idée demande un effort important, encore plus de la soutenir et encore plus de l’argumenter. Je terminerai cette partie de mon exposé par une dernière citation de Yana Grinshpun, qui écrit: « La propagande propose l’adhésion à une idéologie collective à laquelle on peut se joindre et dans laquelle on peut aussi se fondre 31». Ceci est parfaitement congruent avec ce que disait Freud dans: Psychologie des masses et analyse du moi.

Le dernier point dont je souhaite parler ce soir concerne le rapport entre la croyance et la jouissance. Dans le séminaire « D’un Autre à l’autre » en 1968-1969, Lacan détermine l’objet a comme plus de jouir. Concernant notre propos de ce soir, cela signifie que lorsque cet objet a vient boucher l’orifice de l’ouverture de l’inconscient, lorsqu’il vient boucher la division subjective, il est jouissance, jouissance phallique. Cette jouissance est à l’oeuvre dans la croyance. Si on y croit plus ou moins, c’est directement en rapport avec ce plus de jouir qu’est l’objet a, c’est qu’on y jouit plus ou moins. Dans le séminaire R.S.I. Lacan dit: « C’est parce qu’il s’agit du jouir qu’on y croit 32». On y croit d’autant plus que cela nous ramène à ce point idéal dont je vous parlais à propos du schéma optique, qu’on s’y voit aimable. C’est manifeste dans l’amour, où le sujet incarne dans l’objet amoureux l’objet a. Cet objet a objectivé devient alors consistant et bouche l’écart entre S1 et S2.

On croit pour jouir. On ne peut pas vivre si on ne jouit pas, donc croire est nécessaire pour qu’un sujet puisse vivre. Par conséquent, renoncer à une

29 Op. Cit.

30 Ibid. P 17-18. Cela a déjà été mentionné par Robert Lévy lors de son séminaire parisien le 4 octobre 2023.

31 Ibid. p42.

32 J. Lacan. Séminaire R.S.I. Séance du 11 mars 1975. P 124. Comment ça se juge-t-il ? Là, nous rentrons dans le plus et le moins. Ça se juge au plus-de-jouir comme production. Le plus-de-jouir, c’est évidemment tout ce qu’on a à se mettre sous la dent. C’est parce qu’il s’agit du jouir qu’on y croit. Le jouir, si on peut dire, est à l’horizon de ce plus et de ce moins : c’est un point idéal.

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croyance est renoncer à une jouissance. Ceci indique pourquoi il est si difficile de renoncer à une croyance, fut-elle complètement absurde. Ainsi, il apparaît qu’être dérangé dans ses certitudes, c’est être confronté à sa division. Et donc on peut voir quelles difficultés on peut avoir à accepter une idée nouvelle.

Si la croyance permet bien de continuer à jouir, comme je le crois, elle a pour effet de rendre possible l’impossible. Cela est patent avec les religions, en faisant croire qu’il y a une vie après la mort, elles rendent ce réel, cet impossible de la mort, représentable. La mort est possible puisqu’on ne meurt pas. Avec une bonne croyance, le réel devient une réalité pour le sujet. La mort n’est plus alors une limite à la jouissance du sujet. On n’est pas près de pouvoir se débarrasser des religions. Il est plus facile de croire qu’on peut se débarrasser de sa division subjective, de son inconscient.

Pour terminer ce très court développement sur la jouissance, une petite remarque sur le transfert. Ce qui dans le transfert fait résistance à l’analyse, c’est, me semble t-il, cet aspect de la jouissance qui s’oppose à la division du sujet, comme je l’évoquais tout à l’heure entre (I) et (a). C’est ce que m’a dit une patiente qui la semaine dernière a annulé son deuxième rendez-vous en expliquant qu’elle ne voulait pas renoncer à ses croyances (et donc à leurs jouissances). C’est aussi ainsi que je pense que certains transferts deviennent négatifs, ce qui peut aller jusqu’à l’interruption de la cure, lorsque l’écart entre l’image idéale du moi et la condition du sujet en tant que divisé, causé par l’objet a devient intolérable.

Conclusion.

La lecture du séminaire XI de Lacan, où j’ai pu entendre que le transfert était la mise en acte de l’inconscient a été bien éclairante. Cela signifie que croire au transfert analytique implique logiquement de croire à l’inconscient. Ainsi, je peux dire que contrairement à ce que j’affirmais dans mon exposé précédent qu’il y avait deux croyances nécessaires à la pratique de l’analyse, il n’y en a qu’une seule: croire au transfert, en tant que ce transfert est la mise en acte de l’inconscient. Ainsi, je crois au transfert.

Philippe Woloszko Metz le 16 novembre 2023.

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