Croire, savoir, connaitre . Robert Lévy, Séminaire II Paris 202-2021
SEMINAIRE II 2020-2021
CROIRE, SAVOIR, CONNAITRE
Robert Lévy
Je voudrais reprendre tout de suite deux éléments qui me semblent au centre du thème de cette année:
1/ L’idée selon laquelle, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les petits enfants ou encore les enfants sont dangereux pour leurs ascendants (parents et/ou grand parents) ;
2/ Comment penser les fake news (fausses nouvelles) concernant la Covid-19 qui rejoignent la série des fausses nouvelles en général
Nous entendrons évidemment comment, à travers ces deux sujets, notre inconscient est convié dans ses mécanismes les plus intimes, comme Philippe Woloszko nous l’a montré la dernière fois ; à savoir ces formes de passions de l’ignorance que sont: la dénégation (Verneinung), le déni ou désaveu (Verleugnung) et aussi accessoirement la forclusion (Verwerfung) ; le refoulement (Verdrängung) bien sûr, qui semble suffisamment connu par chacun d’entre nous et peut-être la condensation, bien énigmatique au demeurant.
Tout d’abord, ces deux points recouvrent très exactement notre titre de l’année « Aux prises avec le réel de la mort: la passion de l’ignorance ».
En effet, pour ce qui concerne le premier point, on a pu chacun s’apercevoir combien chaque « aîné » peut considérer rationnellement les dangers liés au SRAS-CoV-2, porter un masque, respecter les distances sociales et néanmoins lors de la visite de ses enfants ou petits enfants, ignorer totalement toute rationalité concernant les dangers et ne plus respecter les distances, abroger le port des masques et procéder même à quelques câlins bien appuyés ; ce qui a pour conséquences, comme nous le savons maintenant, de faire flamber le nombre des infections, en particulier dans la sphère familial chez les aînés mais pas que …
Alors de quoi s’agit-il dans ce clivage constaté entre, d’un côté le point de vue rationnel d’une prévention face aux questions liées à la mort et à son réel, et de l’autre l’absolue passion de l’ignorance quand il s’agit d’être confrontés à ses proches. Disons que le passage de l’un à l’autre est, bien sûr, le ressort du domaine affectif, truisme un peu large qu’il va falloir préciser.De quoi s’agit-il dans l’idée selon laquelle, puisqu’on aime à priori ses enfants et petits enfants, alors ils ne peuvent pas être dangereux et le réel de la mort ne concerne, par conséquent, plus personne, une fois chacun confronté à l’amour qui, comme toute passion, induit l’ignorance de toute rationalité.
Le réel de la mort disparaît face à l’amour ; on aurait pu s’en douter en effet.
Mais au fond, n’est-ce pas ce qui se passe dans l’amour entre deux parlêtres qui n’ont aucune appréciation rationnelle possible de qui ils sont vraiment pris dans cette passion amoureuse, pris chacun dans leur fantasme les réduisant à l’ignorance sur la vérité de l’autre ; vérité dont ils ne s’aperçoivent, le plus souvent à leurs dépens, que lors d’une séparation …
Je ne m’étendrai pas trop sur les mécanismes qui sont en jeu et vous renvoie plutôt aux travaux de l‘année qui vient de s’écouler, dont le sujet concernait très précisément la question de l’amour.
Donc on ne peut pas aimer et être aimé dans la dimension du danger, l’amour abolirait-il tout danger ?
Je me souviens d’ailleurs comment le virus du sida avait, lui aussi, induit ce genre de conduites jusqu’à, dans un film très connu, montrer un des protagonistes n’utilisant pas de préservatifs puisque si il y a de l’amour on ne risque rien …
Tout ceci pour rappeler que ce n’est pas la première fois que nous sommes confrontés à ce genre de prises de risques face à un virus mortel…
Ainsi l’amour abolirait tout danger et précipiterait les protagonistes dans la passion de l’ignorance sauf, bien sûr, dans certaines exceptions dont celles que nous avons évoquées déjà, entre autres, concernant par exemple les femmes battues …
Mais dans ce cas justement, la dangerosité de l’amour n’ouvre pas plus à une dimension rationnelle concernant les risques encourus …
Par conséquent on ne peut, dans les deux cas, que rien vouloir en savoir …
J’ajouterai également à cette présentation un deuxième exemple d’amour dangereux supporté par la passion de l’ignorance, qui concerne cette sorte de fading du sujet qui peut se produire notamment lors de certains viols où le sujet semble littéralement « disparaître » et ne se souvenir que de l’instant qui a précédé le viol et de celui qui le suit, mais rien de l’acte lui-même. Au point de se demander s’il s’est bien agi d’un viol …
Que penser de cette particulière « passion de l’ignorance » qui, dans ce cas, annule carrément la conscience du sujet ?
C’est une expérience très étonnante, relatée par certaines patientes pour qui tout se passe comme si elles avaient absorbé cette fameuse drogue du viol alors qu’il n’en est rien. Il y a disparition de l’acte du viol, sans drogue. Mais s’agit-il d’un oubli ou encore d’une non-inscription ?
Pour ces sujets, toute la partie de l’acte du viol a été totalement effacée ; mais s’agit-il de refoulement ? A ce niveau, je dirais plutôt qu’il s’agit d’une forme de forclusion car cela fait trou dans le discours et par conséquent, cela fait trou également dans le réel du sujet.
J’ajouterai que leur analyse, lorsqu’elle peut se mettre en place ne restitue la plupart du temps, rien du souvenir de cette désastreuse expérience.
Pourtant, quelque chose du réel de la mort a été touché et l’absence de souvenir ou encore sa non-inscription n’empêche pas la dimension traumatique dans l’après-coup. Il est vrai que le débat porte justement sur la discussion entre absence de souvenir et non inscription …
Comment ne pas y entendre ce que Lacan évoque dans le séminaire « Le désir et son interprétation » : la disparition du sujet « dans son objet », au cours du fantasme, permet de mettre à sa vraie place l’aphanisis théorisé par Jones comme crainte du sujet de la disparition de son désir : « En effet, si le mot aphanisis – disparition ou fading, ai-je dit encore – nous est utilisable dans le fantasme, ce n’est pas en tant qu’aphanisis du désir, c’est qu’à la pointe du désir, il y a aphanisis du sujet ».[1]
Dans cette même perspective certaines expériences d’incestes produisent les mêmes effets de forclusion au sens de ce qui fait trou, ou encore de refoulement au sens de ce qui est refusé, cela dépend beaucoup et de l’âge auquel cela s’est produit, et de la dimension de « jouissance » dont il s’est agi. Mais ce qui prévaut me semble-t-il, c’est qu’avec le souvenir disparaît également le sujet.
En effet ce que Lacan fait remarquer, c’est que cette « disparition du sujet » n’est en rien disparition du désir, loin s’en faut, ce serait même cette « pointe du désir » qui ferait disparaître le sujet.
Bien sûr, j’insiste sur ce fait qu’il s’agit ici d’inconscient et de questions relatives au fantasme puisque ce qui fait trou, et ensuite troumatisme, c’est bien l’effraction du fantasme produite par certaines expériences de viol et de violences qui mettent en jeu un excès de jouissance …
Permettez-moi ici de rappeler, pour lever toute ambiguïté à ce propos, que j’entends le terme de « jouissance » comme quelque chose qui n’a rien à voir avec le plaisir ; c’est-à-dire celle qui se produit dans ces mauvaises rencontres avec le réel et qui contribue à effracter le fantasme générateur dans certains cas de syndromes post-traumatiques.
L’âge est donc important puisque le fantasme chez l’enfant met du temps à se constituer et donc l’expérience de l’inceste ne produit pas les mêmes effets selon que le fantasme chez un enfant incestué a été déjà constitué ou non.
Rappelons que dans un tout premier temps le bébé est confronté à ces bombardements de réel et qu’à ce stade, c’est sa mère ou encore le fantasme de sa mère qui lui sert de filtre. D’où cette idée qui m’est venue récemment que dans les cas où l’enfant n’a pas de place dans le fantasme de sa mère, le résultat est considérablement catastrophique.
Mais dans ces deux cas, on ne peut pas dire que quelque chose se soit inscrit de ces rencontres précoces avec le réel si ce n’est en termes de symptômes engageant souvent la structure et, à travers elle, le corps …
On peut même dire que de toutes façons, sans accès au fantasme, il y a peu de chance pour qu’il y ait une inscription de l’évènement alors que, dès que l’enfant dispose du fantasme, il y a une inscription qui peut subir éventuellement le refoulement ; cela va dépendre d’un certain nombre de facteurs dont celui, prévalent et central, qui concerne la jouissance …
Ce sont donc deux passions de l’ignorance distinctes mais peut-être avec, comme question, celle de devoir encore préciser s’il s’agit de refoulement ou de forclusion ?
En tout cas retenons que Lacan insiste sur ce fait que la passion de l’ignorance, si elle produit un certain type de disparition du sujet, ne fait pas disparaître pour autant le désir ; loin s’en faut, voire même arrivé en ce point, on pourrait dire que certaines passions de l’ignorance ont pour objet de ne rien vouloir savoir du désir en jeu pour le sujet dans l’excès de jouissance ; ou encore de la jouissance en jeu pour le sujet …
Mais je serais assez partisan de dire qu’il s’agit dans les deux cas d’une forme de forclusion de l’évènement avec des modalités différentes.
En effet on sait déjà que, dans les cas dits post-traumatiques, c’est le refoulement qui ne fait plus son office et que dans ce moment, tout peut se passer comme s’il s’agissait d’un épisode psychotique alors qu’il ne s’agit pas de structure psychotique; par conséquent, la question de la forclusion momentanée se pose en raison du résultat produit par l’effraction du fantasme.
Mais je reprendrai ici volontiers ce que Philippe Woloszko soulignait, la dernière fois, à propos du réel, à savoir: « On peut entendre, là, une première conception du trauma et donc du réel. L’énergie pulsionnelle des quantités internes n’est pas fuyable, d’autant plus que la pulsion n’est pas représentable. Cela amène le corps, en quelque sorte, à venir à la place du monde extérieur ; en place de réel. Cela fait apparaître la pulsion comme l’effet de la perte du corps, de l’inconnaissable du corps qui ne peut se signifier que par le détour du principe de réalité, c’est-à-dire de l’objet.
Ainsi, le mythe énergétique « des quantités » que Freud invente et qui s’étayera avec la libido, est, chez lui, un principe d’équivalence des représentations par rapport au non-représentable. Cela concerne aussi bien le trauma que la décharge, donc quelque chose de l’ordre de la jouissance. »[2]
Le corps est donc initialement mis en place de réel puisque vécu comme extérieur ; y toucher est par conséquent non seulement toujours sexuel mais souvent générateur de traumatisme comme autant de rencontres avec le réel et j’ajouterai que chez les enfants, être battu ou abusé sexuellement, est du même registre c’est-à-dire sexuel …
D’où la nécessité d’y faire fonctionner le fantasme qui peut garantir le passage du réel du corps à l’imaginaire du fantasme pour autant que le regard de l’Autre lui permette de se constituer comme tel ; ce qui n’est pas non plus donné à tout le monde.
Poursuivons alors ce thème pour l’étendre à toute question dite traumatique afin de nous demander si le syndrome post-traumatique n’est pas en lui-même une certaine forme de passion de l’ignorance ou si, à l‘inverse, c’est parce que la passion de l’ignorance sur la jouissance ne peut plus fonctionner qu’il y a traumatisme, en d’autres termes la passion de l’ignorance ne serait-elle que le nom du fantasme lui-même, en tout cas du deuxième temps du fantasme, celui qui ne devient jamais conscient ?
Ainsi lorsque le fantasme ne peut plus faire filtre au réel de la mort, il y a non seulement traumatisme mais troumatisme en l’occurrence, et impossibilité de maintenir quelque passion de l’ignorance que ce soit ?
Ici, ni la croyance, ni la connaissance ne sont à l’oeuvre, seul le savoir inconscient pourrait être de mise pour autant qu’il puisse se constituer ; or, force est de constater que ce savoir, dans cette expérience particulière de disparition du sujet, ne peut pas se constituer … Je dirai qu’il n’y a pas de savoir inconscient constituant à partir d’un trou …
J’ai été néanmoins surpris par d’autres formes d’absences, qui posent d’autres types de questions.
Ce sont celles qui, sous drogue ou sous alcool, laissent certaines femmes dans un réveil pour le moins amer.
Elles ne se souviennent pas non plus de ce qui s’est passé pour la plupart et savent pourtant ce qui s’est passé.
Je crois qu’il y a là une forme de passion de l’ignorance ou encore d’un « ne rien vouloir savoir » d’un tout autre registre que celui évoqué concernant l’aphanisis.
Serait-ce du registre d’un « louche refus» ou encore d’un déni pur et simple ?
En tout cas une patiente racontant l’une de ses expériences précisait que pour elle, son sexe ne faisait pas partie de son intimité ; par conséquent, elle pouvait avoir de multiples relations sexuelles, une fois seulement avec des hommes à chaque fois différents ; en revanche le fait de poursuivre une relation avec un homme l’impliquait bien plus dans le registre de l’intime … Son corps lui était donc parfaitement étranger.
Que penser alors de la question du corps comme réel ?
On peut dire que ce corps lui était parfaitement « étranger » et ce n’est sans doute pas un hasard si cette jeune femme était probablement victime d’inceste de la part de son père et ce, de façon assez régulière.
Pourtant elle ne s’en souvenait pas non plus mais, en revanche, elle s’était fixé la mission de protéger ses soeurs contre les agissements de ce père qu’elle considérait pourtant comme alcoolique et attoucheur, et dont elle avait le souvenir lié à ses soeurs.
Pourtant lorsqu’elle faisait le lien entre elle et ses sœurs, elle ne pouvait dire que : « Je sais bien qu’elles ont été attouchées mais quand même », « pas moi puisque je ne m’en souviens pas ». Pourtant elle avait gardé de cette époque où elle était sur le « qui-vive », des troubles du sommeil dont elle avait bien du mal à se séparer.
Il est peut-être intéressant de remarquer qu’ici la représentation perdue pour le sujet passe par la représentation de ce qu’il en est pour les autres, en l’occurrence ses soeurs. Mais parfois, il n’y a pas de représentation du tout et c’est seulement dans le corps que s’inscrivent les affects qui reviennent sous forme de symptômes … Je me souviens de l’un de mes collègues ayant été entendu par les juges pour non-dénonciation d’inceste alors qu’il suivait une jeune fille depuis longtemps qui ne souffrait que de douleurs au ventre sans que quiconque ait pu en préciser l’origine si ce n’est lorsque, par un tout autre canal, on découvrit qu’elle avait été incestuée par son grand-père pendant des années …
Alors la question se pose dans la cure, de savoir si la direction de la cure irait dans le sens de l’article de Freud « Constructions dans l’analyse », article que je reprendrai sous la forme de ce qui n’a jamais existé mais que l’on peut (re)construire. Ou encore de ce que Freud, fort de sa longue expérience de la pratique psychanalytique, propose sur une question fondamentale qui a trait à la place de la réalité dans le matériel élaboré dans le cours d’une analyse. Lever les refoulements pour conduire vers la maturité psychique est l’objectif de l’analyse, écrit-il. Expériences et affects doivent surgir pour cela. Symptômes et inhibition prennent place, là où la subjectivation du patient est absente. Les matériaux mis à disposition sont les rêves, les associations libres dans lesquelles les situations historiques s’installent et aussi la répétition des affects qui signalent des fixations.
Il écrit: « Ce travail consisterait à débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses appuis sur la réalité actuelle, et à le ramener au point du passé ».
N’est-ce pas là le travail analytique qui se fait en analyse ? Freud écrit: « Le malade souffre de ses réminiscences ».
Réminiscences inscrites dans le corps sur lequel je veux donc revenir, et tout spécialement sur cet aspect du corps comme étranger à propos duquel j’ajouterai que c’est ce que l’on peut entendre également de la part de certaines femmes victimes de prostitution.
En effet, pour supporter cette horreur de leur corps pris comme objet, elles présentent de véritables syndromes dissociatifs au sens de la clinique des psychoses qui leur permettent de tenir à distance leur propre corps.
Pourtant il ne s’agit pas de psychose mais sans doute là, d’un syndrome post-traumatique qui peu ou prou leur garantit momentanément un mode de défense face à cette effraction de leur fantasme dont elles sont l’objet de façon répétitive.
Mais je ne voudrais pas passer à côté de ce qui fait nouveauté dans ce qui s’appelle maintenant « travailleurs du sexe » qui revendiquent la vanalité des actes prostitutionnels en réduisant leur corps à un bien échangeable et consommable comme tout autre objet commercial.
Il y a dans cette revendication une forme élaborée d’un « ne rien vouloir savoir » qui procède, non plus de la dénégation mais d’un déni dans la construction d’une pseudo-théorie selon laquelle le corps, leur corps, est un objet de marchandise comme tout autre et peut donc être échangé contre de l’argent sans conséquence …
Dans un cas (le premier, celui de la prostitution dissociation), c’est un « ne rien savoir ».
Dans le second (celui de la prostitution comme travailleur du sexe), c’est un « ne rien vouloir savoir » qui met le sujet hors de portée de tout savoir et de toute connaissance également.
Ce n’est sans doute pas non plus un hasard si bon nombre de ces personnes victimes de prostitution ont été en grande majorité des enfants abusés, parfois très jeunes …
Mais je voudrais revenir sur la question de la croyance, car à l’époque où je travaillais avec ces patientes, j’ai pu constater combien, si elles parvenaient à « ne rien savoir » ou à ne rien vouloir savoir sur leur corps, elles étaient tenues néanmoins dans les réseaux qui les exploitaient par des croyances très fortes dans des pratiques de magie qui étaient supposées détruire leurs familles restées au pays si elles tentaient d’échapper à ces réseaux …
Mais on peut ajouter que, pour se penser comme « travailleur du sexe », il faut également une bonne part de croyance dans ce fait qu’un corps, son propre corps, n’est qu’un objet consommable au même titre que ces objets dits « d’usage » que l’on peut acheter et que l’on jette lorsqu’ils ont été utilisés …
Pour le second point qui concerne les fausses nouvelles ou encore le complotisme qui me semble ressortir du même mécanisme, de nombreux chercheurs se penchent aujourd’hui et plus particulièrement dans le contexte actuel sur la question de savoir comment remédier à ce discours mensonger.
Plusieurs options ont été proposées et notamment les options qui se proposent d’opposer un discours rationnel, sensé remettre en question celui du complotisme.
Force est de constater qu’il y a échec dans ces cas, à éclairer l’esprit du comploteur par une argumentation contradictoire rationnelle. Alors pourquoi?
Je rapprocherai d’ailleurs ces discours complotistes de ceux utilisés par les religions pour amener certains jeunes à une radicalisation dont l’issue, pour certains, est de prendre les armes …
Que s’est-il donc passé dans la tête de ces personnes pour « croire » à des thèses le plus souvent farfelues alors que les personnes en question ne sont pas nécessairement sottes et certaines en particulier, dans la radicalisation, sont des personnes ayant fait des études supérieures et habituées dans leurs domaines à une certaine rationalité ?
Il faut bien dire que ces thèses complotistes apportent des réponses là où un certain nombre de questions se révèlent souvent sans réponses. Je dirai que c’est toujours (par ?) la question de la mort qui se présente comme un réel par définition impensable, réel de la mort, que se constituent la plupart des thèses complotistes mais c’est aussi le même ferment sur lequel les religions se sont constituées à partir de ces « fausses nouvelles » qui permettent aux sujets de s’engager dans ce qu’on peut également qualifier de passion de l’ignorance et ne « rien vouloir en savoir » : d’où viens-je, où vais-je, qui suis-je ?
J’avoue avoir été convaincu par une personne que j’ai entendue dire que ces discours de fake news et de complotismes ne pouvaient pas être contrecarrés par un discours rationnel opposable c’est-à-dire un discours de la connaissance puisque ceux qui y adhèrent y croient et que croire, c’est se situer dans l’affect ; par conséquent, il n’y aurait qu’un discours affectif (une autre croyance donc) qui pourrait leur être opposé et surtout avoir quelques effets. Entendons ici qu’il s’agit d’une proposition très différente de celle de la psychanalyse.
Quiconque s’étant attelé au moins une fois à discuter rationnellement avec un complotiste en saura quelque chose et le récent documentaire « Hold-up : Retour sur un chaos » qui défraye actuellement la chronique, en est un magnifique exemple …
Sa thèse principale étant que la pandémie a été organisée par les élites du monde politique, économique, intellectuelle, technologique afin de mettre en place un « Great-Reset », une grande réinitialisation de la société.
Les auteurs affirment que le but de cette pandémie pour les élites mondiales est à la fois de détruire une partie de l’humanité inutile, mais aussi de faciliter le déploiement de la 5G pour mieux contrôler l’argent via la virtualisation de la monnaie par l’intermédiaire des cryptomonnaies.
Même si aucune de ces thèses n’a de preuve apportée dans le documentaire, néanmoins on ne peut pas s’y opposer par des preuves contraires car ceux qui y croient en ont la certitude …
Ce qui nous amène à envisager alors de changer une croyance par une autre, un « je n’en veux rien savoir » par un autre « je n’en veux rien savoir » mais qui serait, celui-là, moins dommageable pour la rationalité; telle est l’option proposée …
Il s’agirait donc, pour reprendre la remarque d’Étienne Klein, de pouvoir « penser contre son cerveau », expression qui souligne combien penser est un acte de croyance auquel on se doit de s’opposer par la mise en contradiction avec d’autres pensées, d’autres discours ; ce que, évidemment, tout bon croyant évite de peur d’une remise en question de ses certitudes.
D’ailleurs c’est bien, me semble-t-il, de « certitudes » dont il s’agit dans ces croyances et autres fake news des discours complotistes et vis-à-vis desquelles, comme chez le paranoïaque, il ne sert à rien d’opposer un contre-discours rationnel puisqu’il incarne lui-même le discours la rationnalité du discours.
D’ailleurs, j’ajouterai ici un élément fondamental à notre thème de l’année, c’est qu’au fond, la vérité ne peut qu’exacerber les passions.
Ainsi toute la question du mi-dire vient occuper une place prépondérante dans le thème de l’année.
En effet, il faut bien considérer que les tueries religieuses de tous ordres se réalisent au nom de la vérité, c’est-à-dire au nom d’un « ne rien vouloir savoir », de ce que la vérité on ne peut que la mi-dire, qu’il s’agisse de religion, de science ou de scientisme.
Ce que la psychanalyse met en lumière en effet, c’est que les croyances, toutes les croyances sont ancrées dans le manque et le besoin subjectif d’y trouver réponse, réponse à un réel qui demeure inconnu voire inconnaissable et qui ramène à l’incomplétude de l’Autre.
C’est bien ici que l’on rencontre la limite entre le discours analytique et les autres discours.
Ce qui nous amène forcément à nous interroger sur la façon dont on traite le réel en psychanalyse …
En effet les tueurs religieux veulent le souverain bien de leurs victimes. « Au niveau du souverain bien, la position de Freud est que le plaisir n’est pas le souverain bien. Il n’est pas non plus ce que la morale refuse. Il indique que le bien n’existe pas et que le souverain bien ne saurait être représenté ».[3]
C’est aussi, ici, la limite de toute pédagogie puisqu’il ne s’agit pas de manque de connaissance bien que cela puisse être le cas certaines fois ; mais d’un appui sur la certitude d’une pensée unique c’est-à-dire d’un savoir placé en position de certitude.
En effet, « on le sait parce qu’on en est sûr », ce qui, vous l’entendez, est très différent du discours de la science : « on le sait parce qu’on en a les connaissances et que celles-ci sont reproductibles par tous » …
Alors la banalité du mal que cette certitude engendre certaines fois, serait-elle de la même nature que ces certitudes ?
En tout cas, dans les différents massacres et passages à l’acte que nous avons pu évoquer lors du thème sur la haine, tous s’appuyaient sur cette dimension d’une croyance érigée en certitude conduisant à diverses formes de solutions finales …
D’ailleurs, arrivé en ce point, on peut se demander si il n’y a pas de rapport logique entre la certitude et le passage à l’acte ou, en d’autres termes, si certaines passions de l’ignorance ne sont pas génératrices de passages à l’acte violents.
En effet, même si on croit s’éloigner un peu de la question traumatique n’y-a-t-il pas, en fait, dans toute passion de l’ignorance une tentative de se préserver contre la jouissance ?
Et c’est là sans doute la raison pour laquelle Lacan se débat en effet avec un inconscient sans sujet, fait de jouissance. C’est la dimension principale de l’inconscient, comme il le rappelle : « L’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire ne rien savoir du tout. Pour abattre tout de suite une carte que j’aurais pu vous faire attendre un peu – il n’y a pas de désir de savoir, ce fameux Wissenstrieb que quelque part pointe Freud. Là, Freud se contredit. Tout indique – c’est là le sens de l’inconscient – non seulement que l’homme sait déjà tout ce qu’il a à savoir, mais que ce savoir est parfaitement limité à cette jouissance insuffisante que constitue qu’il parle ».[4]
Le problème, c’est que le sujet n’est pas assuré que quoi que ce soit puisse être vrai pour autant.
La croyance renvoie à la question de la vérité. Il n’y a pas de preuve de celle-ci en référence au savoir scientifique où la démonstration d’une hypothèse et sa vérification entrainent la certitude.
« Mais c’est peut-être plus », ajoute Lacan.
La croyance engage le désir du sujet. Croire, c’est donner son assentiment à quelque chose, à quelqu’un sans garantie. Il « n’y a d’autre garantie de la vérité que la bonne foi de l’Autre, et celle-ci se présente toujours au sujet sous une forme problématique. […] le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre ».[5]
Notre époque traverse en effet une crise de la vérité qui a opéré plusieurs ruptures anthropologiques du croire et comme le remarque très justement Camille Riquier, « il semble que nous ne pouvions ramener à nous qu’un désir de croire mais non pas la croyance elle-même ».
Rien d’autre ne vient garantir la parole que la parole elle-même. La croyance en l’Autre ne relève pas d’une question sur le savoir, mais elle implique le transfert, c’est-à-dire l’amour. Croyance et amour sont liés. L’amour de Dieu en est l’exemple princeps, un Dieu supposé tout savoir.
Les derniers évènements en Europe et tout particulièrement en France montrent ce passage entre la croyance et la certitude et, de là bien sûr, la propension au passage à l’acte violent.
Il n’y a pas de négation dans l’inconscient et pourtant, comme le rappelle également Lacan[6], « c’est de l’inconscient que la négation provient ».
Aurions-nous la matière à nourrir notre thème d’un « Je n’en veux rien savoir »?
[1] J. Lacan, Le désir et son interprétation, Séminaire 1958-1959, établi par Jacques-Alain Miller, Éditions de La Martinière, Champ freudien éditeur, 2013, p. 501.
[2] Cité par Philippe Woloszko dans son séminaire du 4/11/20 à Analyse freudienne: « Nul n’est censé ignorer la loi de la parole et du langage … ».
[3] J. Lacan, Discours aux catholiques, Le Seuil, 2005, p. 41.
[4] J. Lacan, Encore, Le Seuil, 8 mai 1973, p. 95-96.
[5] J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien éditeur, 2013, p. 468.
[6] Idem, p. 42.