De la mauvaise rencontre à la clinique du Réel. Catherine Delarue Convergencia, Reims 2017
TEXTE ANALYSE FREUDIENNE
De la mauvaise rencontre à la clinique du Réel.
Catherine Delarue
Convergencia, Reims 2017
La question concerne la psychanalyse en tant que clinique du réel, lieu de la mauvaise rencontre, et de sa compatibilité avec le concept de guérison.
Quel a été le cheminement de Lacan dans son approche du réel ? Nous pouvons en distinguer essentiellement deux, l’un en référence avec la mauvaise rencontre et l’autre avec le concept de sinthome.
C’est dans le séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse que Lacan définit le Réel en tant que mauvaise rencontre. En partant de la lecture de Freud, il reprend l’affirmation selon laquelle l’inconscient se constitue de ce qui, par essence, lui est refusé : « Il place sa certitude dans la seule constellation des signifiants tels qu’ils résultent du récit, du commentaire, de l’association. », ou encore de ce qui échappe dans le défilé des énonciations jouant de l’équivoque dans les diverses formations de l’inconscient et qui s’organisent tel un rébus comme dans le rêve.
Ce qui nous intéresse, c’est le réseau de signifiants « où à l’occasion quelque chose est pris », là où c’était « le sujet doit advenir » et Lacan précise en disant, « là où c’était, c’est le réel ».
Comment qualifie-t-il ce Réel ? Tout d’abord, il n’y a pas de contingence du Réel qui ignore le hasard et qui revient frapper toujours à la même place « cette place où le sujet en tant qu’il cogite ne le rencontre pas », ce qui conduit le dit sujet à la répétition qui ne peut se concevoir « que dans ses rapports avec le Réel ». La conséquence ne tarde pas à se faire entendre : « Aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui est au cœur de l’expérience analytique, c’est le noyau du Réel. »
Cette rencontre ne peut se révéler réussie pour autant qu’elle s’avère toujours manquée, elle se révèle inassimilable et exclue de toute prise signifiante, et selon Lacan cette rencontre n’est autre qu’un traumatisme, un trauma initial. Il affirme : « La mauvaise rencontre centrale est au niveau du sexuel ». Ce réel sous sa forme traumatisante, seule la psychanalyse est en mesure de le désigner, de le pointer.
Aussi comment l’atteindre ce réel en tant qu’il échappe à toute prise signifiante tel un orphelin de la parole ?
Effectivement ce Réel toujours à la même place pour chaque sujet serait inatteignable et en même temps il affecte le sujet en se rappelant à son bon ou mauvais souvenir à son insu, là où il ne l’attend pas, en lui imposant ses effets sans jamais être nommé tel un passager clandestin qui ne manquerait pas de faire résonner sa présence sans jamais savoir d’où provient ce tintamarre ! Selon la thèse de Nestor Braunstein dans son livre « La jouissance », le sujet est comme déconnecté de son désir inconscient et se retrouve dévasté par la jouissance en tant qu’il n’est plus dans ce moment là bordé et limité par le signifiant, il est confronté dans le réel à une jouissance muette. Ce manque de signifiant induirait dans la cure un travail de traduction.
Mais la cure ne peut traduire, convertir tout le Réel, il y aura toujours un reste, la psychanalyse n’est pas en mesure de capter tout le réel dans un maillage symbolique, elle peut en faire le tour, le border, le limiter mais elle ne guérit pas du réel et de ce fait cette mauvaise rencontre inaugurale ou encore celle du trauma inaugural se révèle comme un élément fondateur du futur sujet. La psychanalyse permet, là où la répétition frappe, une ouverture sur une occurrence de penser qui va permettre de limiter les effets ravageant d’un réel qui se présente tel un îlot désarrimé de tout ancrage symbolique à la fois destructeur et aliénant.
On peut donc envisager l’existence d’une mauvaise rencontre inaugurale et structurante, rencontre paradoxale qui serait de l’ordre de la rencontre énigmatique de la différence des sexes.
Mais en restant sur la conception d’un Réel lié au trauma, n’est-ce pas le réel des traces qui serait sollicité et qui viendrait fragiliser le fantasme par effraction qui ne pourrait plus protéger le sujet ? Cela induit un travail de déchiffrage tel le déchiffrage des hiéroglyphes et qui renvoit à ce que Catherine Delarue a appelé « La mémoire oubliée »[1] en reprenant l’exemple de la métaphore de l’ardoise magique de Freud qui laisse apparaitre des traces, des débris de traces d’un texte devenu illisible. Il s’agirait là d’un réel pouvant s’accrocher à des restes métonymiques comme reliquat d’une mauvaise rencontre, et maintenant le sujet sous l’emprise aliénante d’un réel qui lui barrerait l’accès à la métaphore. Dans la 3ème lettre de l’Ecole Freudienne, Lacan dit : « Le réel justement, c’est ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi, bien plus ce qui ne cesse de se répéter pour entraver cette marche. »
Y aurait-il un réel qui se laisserait entamer par le symbolique et un autre qui resterait définitivement sourd à toutes sollicitations langagières ? Y aurait-il un réel d’essence freudienne (ombilic du rêve, inquiétante étrangeté) sur la piste des traces et un réel d’essence lacanienne autour d’un trou sans traces, d’un trauma inaugural résistant à toute approche énonciative qui nous amènerait au concept du sinthome ? Dans Ornicar n°9 Lacan déclare : « Arriverai-je à vous dire … ce qui s’appellerait un bout de réel, au sens propre du mot … à savoir…un trognon autour duquel la pensée brode, mais son stigmate, à ce réel, c’est de ne se relier à rien. »
Ce passage du symptôme au sinthome implique, me semble-t-il, une autre approche du réel ou le symptôme n’est plus seulement un message adressé à un autre, Autre, et source de jouissance. Avec le nœud borroméen, le symptôme en tant que rond quatrième va faire tenir une structure qui sans lui se dénouerait. A la transcription vient alors s’ajouter le nouage qui va mettre le réel à une autre place, le symptôme cédant la place au sinthome. Dans le nouage à quatre, le réel ne serait plus l’adversaire, l’ennemi à combattre avec les armes du symbolique. Ce nouage nous amène à faire autrement avec le symptôme en s’éloignant du terrain de la transcription, de la traduction pour celui du nouage.
C’est une autre modalité de rencontre avec le réel, moins frontale, en ce sens que la création d’un sinthome ouvre le sujet à une occurrence de penser. Le réel ne cessera pas, pour autant, d’être là où c’était, mais il se peut que dans cette autre place il se révèlera moins destructeur. En offrant une alternative, le sinthome offre une suppléance à la défaillance du nom du père et une limite au déferlement de la jouissance. Le sinthome peut alors être à l’origine de moins de souffrance. On peut se référer à l’exemple de Joyce et de ce que l’écriture peut apporter… mais que se passait-il quand il n’écrivait pas ? Ou encore à celui de Nicky de Saint Phalle à l’origine d’une œuvre abondante mais qui, lorqu’elle ne créait pas, sombrait plus ou moins dans des états dépressifs assez graves. Ces exemples interrogent la permanence du sinthome et du retour de la mauvaise rencontre quand cette suppléance ne fonctionne plus.
Quand le réel fait irruption, quand le sujet est bombardé par le réel en l’absence d’une barrière protectrice entre l’intérieur et l’extérieur, c’est une expérience dépersonnalisante que tout sujet peut rencontrer dans des épisodes, des situations éphémères (cf. l’inquiétante étrangeté de Freud voyant son reflet dans la vitre du compartiment de son wagon) ou encore dans les cas graves comme la psychose. C’est une fracture entre le réel et le symbolique qui doit trouver un autre mode de fonctionnement, ne serait-ce pas là la fonction du sinthome ? Dès lors on peut distinguer un réel se fondant sur une parole perdue qui serait constituée de restes métonymiques laissant entrevoir une symbolisation possible et un autre réel en lien avec un nom du père sinon disparu du moins défaillant dans sa fonction.
Au final, dans cette mauvaise rencontre avec le réel, quelles que soient ses prémices, la psychanalyse en tant que clinique du réel est là pour induire et y introduire de la pensée afin d’améliorer la position du sujet. Pour tout un chacun, il restera une part de réel qui n’accèdera jamais à la symbolisation, qui ne cessera d’être là et qui en même temps participe à la fondation du sujet, un réel comme le précise Lacan qui ne se relie à rien et résistant à toute prise de sens. Alors comment travailler cette autre dimension du réel ? Comment faire tenir ensemble les trois instances quand elles sont séparées comme en roue libre ou encore, mal nouées ? Le sinthome serait une façon de faire autrement avec le symptôme en tentant de canaliser, réguler, une invasion de jouissance à terme destructrice et aliénante pour un sujet et qui entrave son aptitude à penser.
Faudrait-il guérir le sujet de son sinthome ? Lacan y répond, me semble-t-il, de la façon suivante : « Le but d’une analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes, l’analyse consiste à ce que l’on sache pourquoi on est empêtré. »
Lacan énonce à Lyon en 1967 que « La psychanalyse, c’est une chance de repartir », sinon d’un bon pied, plutôt avec un sinthome qui lui permette de tenir la route. Sur cette route, y-a-t-il une bonne rencontre entre le réel et la guérison ? Pour que le chemin se poursuive, il est plus que nécessaire que cette rencontre soit improbable, c’est-à-dire toujours manquée.
Catherine Delarue
[1] C. Delarue La mémoire oubliée – Analyse Freudienne Presse N°20 p 55 – Erès