Discussion du texte de Michel Ferrazzi : Sofia Ortéga Congrès 2019 Paris
LA HAINE DISQUALIFIÉE
Discussion du texte de Michel Ferrazzi :
Sofia Ortéga
Congrès 2019
Paris
« Au cours de l’ère technique, la relation classique entre imagination et action s’est inversée: si nos ancêtres considéraient évident que l’imagination fût la faculté « débordante », c’est-à-dire une faculté qui dépasse et surpasse la réalité, aujourd’hui, les possibilités de notre l’imagination (tout comme notre capacité à ressentir et à assumer la responsabilité de nos actes) sont en deçà des possibilités de notre action; ainsi donc, l’imagination est actuellement incapable de faire face aux effets de notre action (…) ”
Voilà ce qu’écrit Anders Günther dans Les commandements de l’âge atomique, publié en 1956, où il tente de réfléchir à l’utilisation de l’énergie nucléaire, réflexion qui aborde inévitablement les applications et implications subjectives, sociales et politiques de l’ère de la technologie moderne.
L’une des questions qui traversent ce travail est la suivante: est-il possible que la capacité d’inventer et de créer surpasse la capacité imaginaire et de représentation du sujet ? Question qui nous ouvre une possible voie pour aborder les effets de cette distanciation entre le sujet et le produit (en tant que désidentification) dans ce qui nous pouvons appeler« haine ». Je me réfère ici à ce qu’il décrit et je cite: comme « le décalage dramatique entre ce qu’il est et ce qu’il fait, entre sa « vie intérieure » et les conséquences extérieures de ses actes ».
Le 18 novembre 1953, Heidegger présente à Munich une conférence intitulée La question de la technique.Dans sa présentation, il approfondit cette question et plus spécifiquement ce qui concerne ses possibilités ontologiques. Ce même jour, à Paris, Lacan ouvre le Séminaire I sur les écrits techniques de Freud. La question de la technique réapparaît et met en jeu ce par quoi le sujet est concerné ou pas.
De son côté, Heidegger pose la question en reprenant le mot Techne, comme on l’entendait dans la Grèce antique, c’est-à-dire dans le sens de la poiesis. Pour les Grecs, la poiesis aurait fait référence à une action dans laquelle seraient impliqués à la fois les Technités (artiste, artisan) et la Physis (la nature), de sorte que, dans le processus de création, restaient inscrits l’action de l’homme et les éléments de la nature afin de donner lieu à la réalisation de la vérité. Le philosophe désigne la Techne comme l’une des voies possibles par lesquelles aurait lieu une désoccultation de l’être.
De son côté, la technique moderne aurait modifié la relation entre Technites et Physis, de sorte que cette dernière serait réduite à la condition de machine et que son but ultime serait une pure appropriation et une accumulation de ce qui a été produit. Dans la technique moderne, nous trouverions un sujet non concerné par et dans la technique. Est-ce dans cette ligne que Michel désigne le sujet non identifié avec le produit?La substitution de la Techné par la technique moderne implique que l’espace destiné à la vérité du sujet se réduit à un moyen d’accumuler du savoir.
Ricardo Díaz Moreno, dans son livre La question de la technique en psychanalyse, montre les résonances de cette manière de comprendre la Techne dans les travaux de Lacan à propos de la technique, et plus concrètement la superposition de la structure subjective sur l’espace analytique. Cette conception de la Techne serait implicite dans les différents concepts du transfert, dans les trois voies par lesquelles l’être peut se présenter: l’amour, la haine et l’ignorance, ou bien dans le désir d’analyste qui peut avoir comme l´effet la résistance du patient durant le traitement.
Il convient de se demander si cette perte de qualité de la Techne de dévoilement du sujet dans la mesure où elle est inscrite dans le dire et le faire a son reflet opposé en cela qu’elle s’inscrit dans l’exposé de Michel comme la distance entre acte et affect en ayant alors comme conséquence le fait que la haine « ne serait pas nécessaire pour détruire ». Il s’inscrit au voile structurel de la haine et en particulier à sa relation au manque, comme le développe Michel dans son texte. Serait-ce un des lieux où la haine apparaîtrait comme disqualifiée, non sans conséquence pour la subjectivité?
D’autre part, ce panorama ne cesse de soulever le problème de la responsabilité si souvent abordé lors des discussions sur la haine et ses effets dans la civilisation, ce qui nous mène à nous demander si cette responsabilité ou non-responsabilité quant aux actes et ses effets ne nous renverrait pas au même endroit: la relation entre sujet, technique et produit. Je reviens à Anders dans « L’obsolescence de l’homme » et sa référence à une connexion déterminée entre l’homme et la technique moderne soutenue -si on peut le dire ainsi- dans cette désidentification?
L’entreprise est le lieu où se crée un type d’homme «instrumentalisé et privé de conscience morale». Il suffit qu’un représentant de ce type d’homme soit placé dans un autre domaine d’activité, dans une autre «entreprise», pour que, tout à coup, – sans que pourtant il se transforme complètement – il devienne monstrueux; pour que soudain il nous remplisse d’effroi; pour que la suspension de sa conscience morale – qui a empiré, c’est un fait accompli –revêtisse soudain l’aspect d’une pure absence de conscience morale, et la suspension de sa responsabilité, celle d’une pure « folie morale ». Tant que nous ne voyons pas cela(…), nous devenons incapables de comprendre la figure du conformiste contemporain et le cas particulier de ces hommes «têtus» qui refusaient, dans les processus évoqués ci-dessus [ceux de Nuremberg], de se repentir ou du moins d’accepter la responsabilité des crimes auxquels ils avaient effectivement «collaboré».
Parlerait-on ici d’Eichmann et de sa tâche bureaucratique dans la «fabrication de cadavres» ou de Claude Eatherly et de son ordre de larguer la bombe sur Hiroshima? Et dans cette même ligne, des ingénieurs et scientifiques dont Michel nous a parlé ? Pouvons-nous trouver en eux cette désidentification avec le produit, avec « l’œuvre finale »?
« Comme nous venons de l’entendre, l’une des alternatives possibles pour le sujet consisterait à se mettre à la merci d’une instance tutélaire vécue comme implacable. » Autre non barré et technologie, Autre non barréet effacement du sujet, formes où apparaît la correspondance entre Autre et idéalisation en tant que l’autre visage d’un Moi idéal insufflé. Dans tous les cas, la perte est niée.
Il ne serait pas difficile d’envisager cette réalité sous la formule du discours capitaliste auquel sont aliénées la science tout comme l’application de ses progrès techniques, c’est-à-dire la technologie. Le discours capitaliste est souvent appelé le discours de l’anti-amour, probablement parce qu’il se fonde sur l’élision de la castration. Surgit la question des possibilités qu’offrirait ce discours à l’apparition de la haine et celle des particularités de cette dernière.
L’une et l’autre forme de haine telles qu’elles nous sont présentées dans le texte, auront sans aucun doute leurs répercussions sur le signifiant. Le travail nous offre la possibilité de réfléchir à ces effets à travers l’exemple de la politique de certaines industries pharmaceutiques. Et à partir de là, des réponses subjectives sont envisagées selon ces alternatives : celle d’adopter une langue qui n’est pas la sienne ou bien celle de perdre ses propres significations.
Cela me fait penser aux effets du nazisme sur la langue allemande, comme l’a décrit Hannah Arendt. Pour l’auteure, le langage aurait été réduit à une sorte de banalité de la langue, en mots de Barbara Cassin, c’est-à-dire réduit à l’emploi de clichés qui font que la langue maternelle qui, selon Arendt, possédait les propriétés de poiesis et de création (nous rappelons ici le concept de Techne dont nous avons parlé ci-dessus) en soit réduite à un langage communicationnel et propagandiste.
Pour terminer, je voudrais aborder le lien entre haine et pulsion de mort. Au sujet des dérives de la pulsion de mort, soulignons tout d’abord la décharge qui déclenche des actes extrêmes. Ces actes sont-ils distincts de cet autre désigné comme « acte déconnecté de la haine »? Relevons d’autre part une deuxième voie de manifestation de cette pulsion, plus sinueuse, qui a des effets sur les possibilités de pensée ou d’imagination.
Cela me paraît intéressant parce qu’est soulignée ici la distinction entre haine et pulsion destructrice sans qu’elles cessent pour autant d’être corrélées. Et cette question me semble intéressante vu que, dans certains secteurs, ont été lancées des critiques sur le concept de la banalité du mal, le qualifiant de naïf de la part d’Arendt pour avoir omis la pulsion de mort en tant que noyau fondamental pour la compréhension de la question du phénomène nazi. Nous dirions que, dans ces approches, la haine est prise comme synonyme de pulsion de mort.
À travers ce qui est dit dans cet exposé, nous pouvons penser qu’il peut exister une façon de penser la banalité du mal dans laquelle se joue la pulsion de mort tandis que la dérive de cette motion non symbolisable et non imaginable « génère une autre expérience de la mort qui est la modification, non pas du rapport au signifiant, mais de l´existence et la fonction du signifiant lui-même. Le sujet est mis dans l´obligation de parler une langue qui n´est pas la sienne ».
Pulsion destructive qui empêcherait l’émergence du sujet et qui pour autant, porterait atteinte à la possibilité de sublimation dans la ligne de ce que nous propose Michel? Pourrions-nous penser l’usage des clichés dont parle Arendt comme la conséquence de l’obligation pour le sujet de parler une langue qui n’est pas la sienne ?
Sofía Ortega