Entre l’Autre et l’identification il y a la haine. Philippe Woloszko, Metz 11/10/2018

Entre l’Autre et l’identification il y a la haine.

Séminaire I 2018/9.

 

Chacun a sa propre définition de ce qu’est la haine. Cela dépend évidemment de son propre rapport à sa haine et de ce qu’il en a fait, de ce qu’il a pu en analyser. Nous avions travaillé la question des rapports entre amour et haine lors d’une précédente séance du séminaire en mars 2016, qui peut être consultée sur le site d’A propos. Notre conception de la haine a quelque peu évolué depuis. Dans notre conclusion, la question posée était de savoir si la haine ne visait pas à éradiquer le défaut du symbolique, mathèmisé par Lacan par le S(Ⱥ). C’est dire qu’elle s’en prend à l’Autre. Ainsi, nous avons pris le parti de retenir ce qu’en écrit Jacques Hassoun: « Ainsi, pas à pas, nous aboutissons à ceci : que la haine tente de reconstituer sans cesse non pas de l’Autre mais de l’un. (…). Or, dans la haine, l’Un abolirait l’Autre. (…) Du même coup, toute manifestation de l’autre comme Autre représente une mise   en danger   du   sujet.   La   haine s’efforcerait d’engranger à l’infini du Un non sériel pour constituer de l’Autre absolument haïssable ».1

Aujourd’hui, nous allons plus particulièrement nous intéresser à ce qu’il en est de l’Autre, du semblable, essentiellement à partir de la phase du miroir et du troisième temps de la pulsion. Il s’agira donc d’ouvrir la question de « qu’est-ce qu’un autre pour le sujet » telle qu’elle est posée dans l’argument, qui se poursuit par « comment se constitue dès la plus tendre enfance un espace psychique qui puisse faire la supposition d’un différent de soi-même? ».

La haine ne peut pas être étudiée sans évoquer la pulsion de mort. Ces deux notions ne se recouvrent pas. Toutefois, si notre conception de la haine a évolué, c’est en grande partie la conséquence d’un changement dans notre approche de la pulsion de mort. Nous ne pensons plus la pulsion de mort comme opposée à la pulsion de vie, dans une vision antagoniste, mais que pulsion de vie et pulsion de mort apparaissent comme les deux faces d’une bande de Moebius. Freud lorsqu’il invente la pulsion de mort dans « Au delà du principe de plaisir » insiste particulièrement sur le fait qu’une chose et son contraire sont les mêmes du point de vue qui est le nôtre, c’est-à-dire de l’inconscient; ainsi, les opposés ne sont pas antinomiques mais ont plutôt une structure de miroir au sens où Lacan l’amène dans le stade du miroir.

La bande de Moebius n’a, en effet, qu’une seule face et un seul bord.

Cela évoque la structure de bord que Lacan reconnaît à la pulsion qui est impliquée dans sa poussée. Et cela veut dire qu’il n’y a qu’une seule pulsion. Ainsi, on perçoit soit la pulsion de vie, soit la pulsion de mort en fonction du

1Jacques Hassoun. L’obscur objet de la haine. Aubier. Paris. 1997. P32.

 

point de vue que l’on prend. Cela permet d’envisager les oscillations de Freud pour savoir si le sadisme est premier ou si c’est le masochisme. Il affirme en 1915 dans « Pulsions et destins de pulsions »2 que le sadisme est premier et qu’il ne peut en être autrement, ce qu’il corrige par une note de 1924 pour dire le contraire. Si on considère alors la structure moebienne de la pulsion, ce qui apparaît en premier dépend du lieu d’où on regarde. On peut illustrer ceci concernant la question de savoir quel jumeau est l’ainé: celui qui sort en premier, qui est ainsi le premier né, ou le second, car sortant après, cela veut dire que dans le fond il y était avant l’autre comme dans un ascenseur.

Avant de suivre cette transition non transitive sur la rivalité fraternelle, la jalousie et donc la haine, ce que Freud avance sur la différence entre amour     et haine est tout à fait passionnant. Il écrit : « Qu’une pulsion « haïsse » un objet, voilà qui paraît bien déconcertant pour nous, si bien que nous en venons à découvrir que les appellations amour et haine ne sont pas utilisables pour les relations des pulsions à leurs objets, mais sont réservés à la relation du moi-total aux objets. »3 Ce n’est pas la pulsion qui est haineuse, cela correspond bien à la logique d’une seule pulsion; mais c’est   le moi, moi-total. La qualité de vie ou de mort de la pulsion n’est pas inhérente à la pulsion, mais se réfère au moi. Mais Freud est obligé pour cela de faire appel à une notion toute particulière: celle du « moi-total ». Qu’est- ce donc ce « moi-total »? Est-ce autre chose qu’un moi-idéal? Ce qu’il introduit un an auparavant dans « Pour introduire le narcissisme », puis en parle dans « Le moi et le ça » en 1923. Cela renvoie évidemment à la phase du miroir, où Lacan parle de transformation du sujet lorsqu’il s’assume comme image.4 C’est-à-dire d’abord comme une forme, « gestalt », avant l’identification symbolique proprement dite, donc une étape antérieure au stade du miroir proprement dit, bien qu’en réalité ces deux opérations sont simultanées. On peut alors percevoir que les notions d’amour et de haine ne peuvent exister pour le sujet qu’après cette constitution du moi, ou transformation du sujet dans une approche lacanienne.

Alors, si l’amour et la haine sont la conséquence de ce « moi-total », de cette forme ou « gestalt » finalement indifférenciée, on peut facilement en déduire le fait que l’amour et la haine impliquent, engagent le sujet tout entier. Cela est particulièrement le cas pour la haine dont nous savons par

2 S. Freud. Pulsions et destins de pulsions. O.C. T XIII. P.U.F. 1988. P175.

3 Ibid. P184.

4 Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image: imago. (..) la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal ( Ideal Ich de Freud) si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale. J. Lacan. Le stade du miroir. Dans Écrits P94.

 

Freud, et ceci sans aucun doute de sa part, qu’elle est première, qu’elle est le premier sentiment chez l’humain. Quant à l’amour, il ne persiste que tant que le sujet occulte ce qu’il y a d’indésirable chez l’aimé(e), il est bien connu que l’amour rend aveugle. Il y a dans la haine, mais aussi dans l’amour quelque chose d’une relation duelle, dans le sens de la passion. La relation duelle caractérise la relation imaginaire, nous l’évoquons en préliminaire de l’étude du troisième temps de la pulsion. La phrase bien connu de Mathieu (12:30), attribuée à Jesus : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse » est un bel exemple de ce mélange d’amour et de haine. Si Jesus est tout amour, il exclut l’autre dans ce message de haine. Les scénaristes de « Star Wars » ne s’y sont pas trompés. Dans le film « La revanche des Sith », Dark Vador lance à Obi-Wan Kenobi : « Si tu n’es pas avec moi, alors tu es contre moi. » Obi-Wan rétorque: « Il n’y a que les Sith qui traitent dans l’absolu. » Dans ce monde infantile où la haine est représentée par le côté obscur, il est bien montré que la haine est un absolu et emporte le sujet tout entier! Et qu’elle ressortit à cette logique duelle de la relation imaginaire.

Donc, à ce stade précoce, l’amour et la haine sont encore peu ou pas différenciés. Par quel processus l’amour va-t-il pouvoir se séparer, se particulariser de la haine? Freud nous l’amène juste après le « moi-total »:

« Cette forme, ce stade préliminaire de l’amour peut à peine se différencier de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet. Ce n’est qu’avec l’instauration de l’organisation génitale que l’amour est devenu l’opposé de la haine »5. On peut remarquer que Freud parle ici de forme. Mais de quoi s’agit-il dans cette affaire d’organisation génitale? Il s’agit   des identifications secondaires, par exemple au père ou à la mère, dans le cas du choix de genre. Lacan parle ici de « normalisation libidinale » ( confère note 4 ). C’est la continuation de la formation du moi, l’accumulation des couches identificatoires, toute la vie durant, qui s’effectue sous la contrainte de la détermination sociale. C’est là que l’environnement signifiant, l’entourage, va pousser le sujet à décider, à choisir ce qu’il peut introjecter, c’est-à-dire à considérer comme moi et non-moi, comme dedans et dehors, comme ce à quoi il peut s’identifier ou pas, et comme finalement ce qui lui est ou ce qui lui devient étranger. Ainsi, ce à quoi il peut s’identifier, s’y reconnaître sera aimé; et ce à quoi il   ne le peut pas sera haït.

Revenons au stade du miroir: l’enfant a de lui-même une image semblable à celle qu’il a des autres corps hors de lui: un corps parmi les autres; une image de semblable qui vient des autres. Le moi se forme ainsi comme image de l’autre, ceci correspond à ce que Freud appelait le narcissisme primaire. Le narcissisme primaire définit un être tout au dehors, d’emblée livré à l’autre, et assujetti à l’événement. C’est absolument narcissique, et c’est ce que montre la phase du miroir. Le moi se forme à l’extérieur, et non pas par un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, par une projection, mais précisément l’inverse: « le moi est d’emblée extéroceptif ou il n’est pas ».6 En effet, c’est l’autre qui fait fonction de miroir.

5 Freud. Op. Cité. P 184-5.

Ainsi, le stade du miroir n’est que le paradigme, par lequel l’observateur nomme dans cette révélation ce qui s’est accompli autrement: la naissance du moi. Cette nomination où l’observateur énonce « c’est toi » est : « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre »7. C’est cette nomination qui masque l’aspect purement imaginaire du moi derrière le symbolique. En effet, Freud a employé indifféremment les expressions « idéal du moi » et « moi idéal ». Il ne les a pas différenciées, bien qu’il ait repéré qu’il y avait bien deux notions différentes. Lacan, en amenant imaginaire, symbolique et réel permet cette différenciation. Le moi idéal en est l’aspect imaginaire, le narcissisme, l’image; alors que l’idéal du moi en est l’aspect symbolique, donc articulé au signifiant.

Ainsi, lorsque l’enfant se reconnaît dans le miroir, il a alors une représentation de son corps distincte des sensations internes de sa motricité. Il est pris entre la fascination primordiale par son semblable, vision captatrice de la « gestalt » du corps de l’autre comme miroir et ses perceptions non visuelles de son corps, là non unifié, dépendant en sa prématurité. Il se produit alors un écart entre l’image, image de l’Autre, du semblable, extéroceptive à laquelle il s’identifie et la représentation de la perception intéroceptive qu’il a de lui-même. Cette représentation ( interne ) n’est possible que par ce caractère d’extériorité de l’image. Pour le dire autrement, il y a un écart entre l’image et la représentation, entre l’imaginaire et le symbolique ( qui représente le réel de son corps ), c’est-à-dire entre le moi idéal et l’idéal du moi. Pour illustrer ceci, prenons ce qu’il se passe dans la passion amoureuse. Ce que l’on observe en clinique, est la frénésie d’un sujet en proie de cette passion, à faire absolument coller la représentation qu’il se fait de son partenaire, l’Autre, à l’image qu’il en a. Le moindre écart lui est insupportable. Le sujet veut faire un avec l’Autre, dans une coïncidence parfaite. Toute différence devient une trahison. Jacques Hassoun8 a écrit: « Ainsi, si dans l’amour c’est d’une projection de l’idéal du moi sur un objet qu’il s’agit, dans la passion, le passionné tenterait de mouler le moi idéal sur l’élu(e) au point de perdre sa propre image au profit de cet autre qui serait dès lors comme englobé(e) dans cette spécularité. » Il apparaît alors que dans la dimension imaginaire, la différence déchaîne des passions. La dimension symbolique, elle, supporte un certain jeu.

6 Philippe Julien. Pour lire Jacques Lacan. Le retour à Freud. E.P.E.L. 1990. P45.

 

7 Lacan. Op. Cité. P94.

 

8 Jacques Hassoun. Les passions intraitables. Aubier. 1989. P130.

 

Lacan distingue cette affaire dans son texte des écrits: « Propos sur la causalité psychique » : « La moindre illusion visuelle manifeste qu’elle s’impose à l’expérience avant que l’observation de la figure partie par partie la corrige; ce par quoi l’on objective la forme dite réelle. Quand la réflexion nous aura fait reconnaître dans cette forme la catégorie a priori de l’étendue dont la propriété est justement de se représenter « partes extra partes », il n’en restera pas moins que c’est l’illusion en elle-même qui nous donne l’action de Gestalt qui, ici, est l’objet propre de la psychologie »9. Notre lecture de cet extrait est celle-ci: l’identification étant un mécanisme purement imaginaire, la vision de l’Autre détermine une forme, « gestalt » qui reste prise dans sa globalité subjective. Cette forme sera objectivée dans ses détails par ce que Lacan appelle: « dialectique de l’identification à l’autre10 », qui est un mécanisme symbolique, il parle même de réflexion. Il,précise que notre objet, celui de la psychologie est la forme, « gestalt », donc la dimension imaginaire, que, dit-il, « la psychanalyse a désigné sous le nom de narcissisme11. »

Lors du stade du miroir, l’enfant généralement, ne va pas déclencher une passion ( en tout cas sous la forme d’une passion amoureuse, mais sous la forme de la haine ), il va exclure tout ce qui fait différence. En effet, cette vision du miroir exclut l’étranger, de plus l’objectivation symbolique a pour effet que c’est la négation de l’étranger qui unit les semblables; c’est la ségrégation qui fonde la fraternité. Ainsi, par l’invention du stade du miroir, Lacan met en évidence la source même du racisme. Pour l’anecdote: Lacan fait au XIVème congrès psychanalytique international une communication sous le titre: « The looking-glass Phase », puis il quitte le congrès avant sa clôture pour assister aux XIème Olympiades à Berlin. Il va à la kermesse nazie pour voir le spectacle de cette fascination de chacun par l’image de l’autre12.

9 J. Lacan. Propos sur la causalité psychique. Ecrits; Seuil. 1966. P179.

 

10 J. lacan. Le stade du miroir. Op. Cit. P94.

 

11 Op. Cit. P186.

 

12 Philippe Julien. Op. Cit. P43.

Philippe Julien, dans un commentaire du stade du miroir, définit quatre éléments constitutifs de la formation du moi, qui nous semble bien synthétiser ce qui a été avancé:

  • Un manque d’ordre organique: le petit d’homme naît prématuré. Ce qui ouvre une brèche qui le livre aux mains de l’autre, « hilflosigkeit » écrivait Freud, qui le marque pour
  • Une diachronie: par la vision de l’autre, l’enfant anticipe sa motricité future: ce qu’il ne peut accomplir aujourd’hui dans sa propre situation anaclitique, il le voit réalisé en l’autre. Ainsi, naît un écart temporel entre le visuel et les autres pouvoirs sensitifs. Ce primat du visuel permet à l’enfant de voir son avenir corporel : la fascination de l’image de l’autre le suscite, le soulève, l’entraîne, comme si ses yeux emportaient ses gestes. Ce primat détermine le pouvoir anticipateur de la théorie sur la
  • Une totalité unifiée: le corps de l’autre en tant que vu en sa gestalt est à la source de la sensation unifiée du corps propre en une continuité spatio-temporelle, celle même de tout objet au
  • La libido: l’image du semblable réjouit l’enfant, parce qu’il l’aime; il trouve en elle ce qui lui manque: unité, maîtrise, liberté motrice. Par le regard, il est tout entier au-dehors. Cette image a un pouvoir morphogène: elle n’est pas pur reflet passif, mais engendrement du moi de l’enfant. Ce qu’on appelle le sentiment du corps propre. L’enfant ne s’extériorise pas; il ne se projette pas en une image. Mais c’est l’inverse; il est constitué selon et par l’image; c’est-à-dire par le passage d’un dehors à un dedans »13.

Ainsi, avec le stade du miroir, Lacan montre que ce que Freud appelle libido est ce pouvoir étrange d’un corps d’engendrer, par le truchement de l’imago, un autre corps à son image, en miroir. Si Freud explique le choix narcissique de l’objet par une conversion de l’agressivité en amour, avec un refoulement de la pulsion agressive, Lacan par le stade du miroir, unifie ces deux temps en un seul où le narcissisme et l’agressivité sont corrélatifs, en ce moment de formation du moi par l’image de l’autre. C’est le même temps où le moi se forme et où il exclut l’autre, le façonnant ainsi comme objet de sa haine. On peut dire alors que la haine façonne l’objet, et ceci dans le temps même de la constitution de l’objet. La haine est première dans la relation à l’objet, et se trouve de ce fait être le premier sentiment éprouvé par le sujet.

La relation du moi à l’autre peut s’énoncer ainsi: « je ne suis qu’en l’autre et en même temps il demeure étranger »; ou « cet autre qu’est moi- même est autre que moi-même »14. Ces formules illustrent bien la complexité de la relation du moi à l’autre, pris comme semblable. C’est la question du transitivisme qui se pose. Lacan l’évoque dès « Le stade du miroir » et « Les complexes familiaux ». Il reprend cette notion à la psychiatrie, où elle s’applique à la paranoïa. Le transitivisme s’observe chez l’enfant jusqu’à trois ans, quand le moi est encore entièrement aliéné à l’image de l’autre. L’enfant qui bat dit être battu, celui qui voit un enfant tomber pleure. Il s’agit « d’une ambivalence primordiale qui nous apparaît en miroir, en ce sens que le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment 15». Ainsi, c’est dans l’Autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord. Il se voit dans l’Autre mais ne s’y reconnaît pas. Le transitivisme ne s’élimine jamais tout à fait. Dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Lacan le confirme:

13 Op. Cit. P46 à 48.

 

14 Ibid. P50.

 

15 Lacan. Propos sur la causalité psychique. Op. Cit. P180.

« l’antinomie des images i(a) et i’(a), de se situer pour le sujet dans l’imaginaire, se résout en un constant transitivisme »16. Il y évoque même la figure de « Moi-Idéal-Moi ».

Cela donne concernant la haine: celui que je hais, je lui attribue des sentiments qui sont ceux que je reconnais pour moi-même, c’est-à-dire comme un semblable, mais je ne m’y reconnais pas. Le transitivisme se manifeste comme la matrice de l’Urbild du moi sous la forme saisissante d’une véritable captation par l’image de l’Autre17. Ce qui est fondamental: « apparaît dans la relation d’exclusion qui structure dès lors dans le sujet la relation duelle de moi à moi 18». Cela permet dans la méconnaissance de ce que je suis, de désigner dans l’autrui resté hors de moi que je ne suis pour rien de ce qu’il m’arrive. Faute de me voir, j’agis en attaquant le mauvais objet sur cette image de moi-même qu’est l’autre. L’autre est bien ma propre image en miroir, mais je ne m’y reconnais pas et donc je passe à l’acte. Dans cette relation imaginaire, duelle dit Lacan, c’est toi ou moi, l’un exclut l’autre, c’est une guerre qui va à la haine, c’est la matrice du moi mais aussi celle de la haine.

Cette même complexité peut s’articuler dans l’Autre, dans le symbolique, et, là, on peut percevoir à quel point peut être insupportable l’incomplétude du symbolique dont la formule est : S(Ⱥ). Ce qui est si insupportable consiste en ce qu’il n’y ait pas du Un. Ceci ne va pas sans rappeler ce que Jacques Hassoun disait de la haine tout à l’heure. Ainsi, la haine va venir agir sur l’Autre afin de le façonner à son image, c’est dire qu’elle tente de réduire le symbolique à l’imaginaire. Les premiers signifiants viennent de l’Autre. Il n’y a qu’à écouter les discours populistes et de l’extrême droite pour s’en convaincre. Pour éradiquer cette incomplétude, elle va tenter de l’unifier, de le faire revenir à un état antérieur d’avant la division subjective, sous l’influence de la pulsion de mort avec cette arme redoutable qu’est la jouissance. La psychanalyse joue dans le symbolique, par la parole, et ainsi est capable de remanier un moi ainsi constitué dans son statut imaginaire19.

Cette question du « Je est un autre », pour reprendre Rimbaud, est déjà développée par Freud, à propos de la pulsion. Dans « Pulsions et destins de pulsions », il a écrit: « Pour le couple d’opposés sadisme-masochisme, on peut présenter le processus de la manière suivante:

  1. Le sadisme consiste en activité de violence, exercice de la puissance contre une autre personne en tant qu’objet.
  2. Cet objet est abandonné et remplacé par la personne propre. en même temps que le retournement sur la personne propre, est effectuée la transformation du but pulsionnel actif en un but

16 J. Lacan. Remarque sur le rapport de Daniel Lagache. Ecrits P677.

 

17 Ibid.

 

18 J. Lacan. La chose freudienne. Ecrits. P428.

 

19 J. Lacan. Remarque sur le rapport de Daniel Lagache. Op. Cit.

 

  1. De nouveau est cherchée, en tant qu’objet, une personne étrangère qui, par suite de la transformation de but intervenue, doit nécessairement assumer le rôle du sujet »20.

Il définit trois temps de la pulsion, pulsion partielle. Le premier est actif, si on prend la pulsion scopique: le sujet regarde le corps propre ou un objet prélevé sur le corps d’un autre, finalement en miroir. Le second temps est passif: être regardé, le sujet devient objet. Et le troisième: une personne étrangère prise comme objet est à nouveau recherchée pour prendre en charge le rôle du sujet: se faire regardé par un autre. Freud parle, ici, d’un nouveau sujet. Les deux premiers temps sont l’ambivalence, nous sommes alors dans la relation imaginaire. C’est ce troisième temps qui permet d’en sortir, c’est-à-dire de s’articuler dans le symbolique. En effet, mon corps propre est regardé par un autre, un autre sujet tel que que « je est un autre » par qui je me fais regarder. Lacan commente cette affaire en disant que ce n’est pas un nouveau sujet, mais « qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet »21. Ce sujet est l’autre: « le sujet in initio commence au lieu de l’Autre, en tant que là surgit le premier signifiant »22. Cela nous semble tout à fait en rapport avec ce que disait Freud (une personne étrangère doit nécessairement assumer le rôle du sujet ). Cette apparition du sujet au niveau de l’autre est nécessaire pour que la fonction de la pulsion puisse être réalisée, c’est-à-dire d’accrocher la jouissance.

 

En guise de conclusion, quelques mots très rapides sur la jouissance dans la haine, qui mériteraient un développement beaucoup plus long. Mais c’est suffisant pour aujourd’hui. Nous pourrons reprendre ceci dans la discussion. La jouissance de la haine est toujours présente. Par exemple, cela est manifeste dans la relation d’une mère à son enfant. Telle mère qui étouffe son enfant de son amour; celle qui prise par ses idées de mort pour son enfant l’empêche de vivre et dit: « j’ai peur qu’il lui arrive quelque chose si je ne suis pas là, alors je ne le laisse pas sortir sans moi ». Une mère qui ne se retire pas de la vie de son enfant jouit de sa haine pour son enfant. On peut dire qu’une mère est celle qui peut haïr son enfant sans le détruire23.

Philippe Woloszko Metz, le 11 octobre 2018.

20 Op. Cit. P175.

21 J. Lacan. Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. P281.

22 Ibid. P316.

23 Luiz Eduardo De Olivera. La haine en psychanalyse. Liber. P55.

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