Etienne Miroglio"Le transfert en mode homosexuel, : en quoi repose-t-il la question de l’amour et du désir?"

Le désir, l’amour et le transfert sont d’emblée mis en jeu par la demande qui mène à l’analyse, mais ils peuvent également être soumis à une analyse hors du cadre strict de l’analyse tant les questions qu’ils engagent ne cessent de se poser, quelqu’en soit le lieu, pour tout être pris dans le langage.

 

Ils répondent à une nécessité qui ne parvient pourtant pas à faire loi et qui ne se laisse jamais prendre dans les filets d’une théorie qui puisse emporter la conviction de manière définitive. Le livre de Jean Allouch « L’amour Lacan », nous en offre une démonstration supplémentaire, à suivre à la trace les diverses occurrences, les avancées conceptuelles et leurs réfutations, les formalisations et les déconstructions de l’amour qui ne manquent pas de jalonner, semble-t-il de façon inévitable, le long parcours de Lacan dans la psychanalyse. Pour Lacan, cette question tellement embarrassante de l’amour ne donne lieu ni à un évitement, ni à un enveloppement commode, dans le concept mieux repéré du transfert qui tient la place qu’on lui connaît dans la psychanalyse. Mais le transfert, si on se réfère à sa présence dès la Traumdeutung, dans la pensée freudienne où c’est le même mot en allemand (Übertragung) qui vient s’associer au mot déplacement (Verschiebung) pour expliquer un des deux processus de base du fonctionnement de l’inconscient avec la condensation, montre aussi sa polyvalence « Il y a eu , lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments » (p 266). Le même mot est utilisé pour expliquer que le contenu du rêve est la transcription (Übertragung) des pensées du rêve comme s’il s’agissait de deux langues différentes : « Le contenu du rêve nous est donné sous la forme de hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits (übertragen) dans la langue des pensées du rêve » (p.241).Le « phénomène de transfert » est aussi évoqué pour expliquer comment une représentation inconsciente transfère son intensité à une représentation sans importance afin de pénétrer dans le préconscient. « C’est là le phénomène du transfert qui explique tant de faits frappants de la vie psychique du névropathe » (p.478-479). Mais le transfert des pensées peut aussi se faire dans le sens préconscient > inconscient et attirer ces pensées dans l’inconscient où elles pourront se maintenir (p.505). Ce mécanisme peut être mis en relation avec la méfiance de Freud vis-à-vis du transfert, interprété par lui comme résistance à l’égard du traitement comme si, à un transfert en extension sur la personne de l’analyste, s’associaient un transfert et un enfouissement de contenus psychiques dans l’inconscient.
Si on tire le transfert du côté du français ‘transport’, on retrouve ce versant amour dans la formulation vieillie de « transport amoureux ». En allant déterrer les racines grecques, on retrouve la phorie, dont Joël Clerget, psychanalyste à Lyon, fait un concept majeur au travers de la notion de portage comme support de la sécurisation dans la confiance en cet âge de l’immaturité physiologique où les bras de l’autre maternel, ou de son substitut, viennent contenir la menace du morcellement. Où l’on trouve la mise en jeu de la confiance, ingrédient majeur de ce qui se cristallise autour du mot amour sous l’empire duquel il est aisé d’éprouver un sentiment d’euphorie, autre effet de l’état amoureux. Cette phorie, ce portage, dans la mesure où il permet ce rassemblement du corps dans un sentiment de sécurité bienveillante, n’est probablement pas sans rapport avec une protoperception de l’unité du moi et par prolongement dans les bras de celui qui porte, du sentiment de faire un avec l’Autre,ce qui est aussi une des composantes majeures de l’imaginaire amoureux et un support de ce qui en fait la jouissance. Quant au sentiment de sécurité bienveillante, n’est-ce pas ce qui peut se retrouver porté dans le creux du divan de l’analyse comme condition pour qu’une parole puisse se délier librement ?
Pour ce qui est du sentiment de faire un, d’être ‘comme un’, n’est-ce pas là la base du désir de compréhension, d’être compris, qui place au lieu de l’Autre le supposé savoir sur ce qu’il en est de notre être supposé, processus à la racine de la névrose de transfert et de l’amour de transfert ?
Le ‘comme un’ est aussi à la source de tout imaginaire communautaire, communautariste, et de ce que j’avais épinglé comme communisme primitif, rêve fondateur d’un idéal sociétal : à chacun selon ses besoins. L’Autre sociétal y est compris comme répondant aux besoins de l’individu, évacuant la question du langage et du désir. La communication que l’on peut aussi entendre en tant que « comme un…. », utilise le même ressort car, si elle fait signe au désir, c’est pour le rabattre, le plus souvent, sur un objet unique prédéfini. Cependant, la difficulté vient du fait qu’effectivement, comme le dit Lacan, y a d’l’un. Il y a de l’un dans l’Autre et de l’Autre dans l’un. C’est d’ailleurs le ressort essentiel de l’effet régrédient qui facilite la régression de la dynamique psychique du groupe, voire du socius, auquel n’échappent pas les institutions psychanalytiques.

Il n’est peut être pas besoin de rappeler l’omniprésence du transfert hors du champ de la psychanalyse, comme nous le spécifie Freud dans son article sur l’Amour de transfert en ce qui concerne, prise comme exemple, la relation médecin-malade, ou comme il est retrouvé à l’œuvre dans le socius de la Psychologie des foules.
Mais, à garder son lien d’origine avec le déplacement et donc avec la métonymie dans la formulation lacanienne, on a déjà un avant-goût précieux du rapport du sujet à l’objet, de l’amant à l’aimé, de l’analysant à l’analyste en position d’objet a et donc jetable. La question du désir engagée dès lors que l’on parle d’objet, si difficile à dissocier de ce qui est véhiculé et si aisément englobé par le mot
amour, fait retour, à mon sens, sur celle du destin de l’amour en posant la double question : qu’est-ce qu’un objet d’amour ? Il y a-t-il un objet à l’amour ?
Et se repose pour l’analyste la question du désir d’analyste en tant que désir pour lequel la place de l’objet est vide.

Mais avant de tenter de répondre à ces questions, je voudrais faire un détour par cette interrogation sur ce qui se met en jeu dans le transfert sur le mode homosexuel, que je trouve particulièrement intéressant pour essayer d’y distinguer amour et désir, quand cela s’avère possible, ainsi que leur enchevêtrement réciproque quand il devient difficile de les dissocier. Il suffit de reconnaître l’importance chez Freud déjà, dans son transfert à Fliess qui servit de support à son auto-analyse, d’une composante homosexuelle empreinte de tendresse, révélée par son abondante correspondance avec son confident attentionné et leurs rencontres, qu’ils appelaient « congrès » et que Freud qualifia d’« idylle » à l’occasion d’une lettre à son ami (…).
Si l’on se réfère à cette relation de Freud avec Fliess, dès sa naissance la psychanalyse se fonde sur un désir de savoir, articulé à une relation d’émulation intellectuelle, mais où la place majeure de la sexualité est ce qui donne son axe à la relation. On peut garder en note la reprise par Freud de la bisexualité originelle de l’être humain, thèse défendue par son ami Fliess et qu’il réutilisera plus tard pour expliquer l’homosexualité. Les Etudes sur l’hystérie et le cas Dora seront écrits dans cette période (de 1887 à 1900) et font resurgir la question homosexuelle malgré la tendance d’un Freud embarrassé à la déplacer à la marge (cf. le cas Dora et sa réinterprétation par Lacan).
Qu’on se souvienne de « la jeune homosexuelle » écrite plus tard (1920) pour en noter la version sublimée de l’amour sur le mode courtois de la jeune homosexuelle pour sa Dame mais donnant lieu au
regard réprobateur du père qui y voit, sans doute, une honteuse perversion, ce qui eut l’effet dévastateur que l’on sait.
Si l’on revient au transfert de Dora sur Madame K, on peut lire dans la question ‘qu’est-ce qu’être une femme’, ce qui peut lier homosexualité, amour et identification, mais ici nettement sur un fond de désir d’être le phallus en tant que ce qui supporte le désir.
Si l’homosexualité prend un caractère exemplaire, c’est à mon sens dans la dimension narcissique de l’amour que recouvre l’homo, le même, que l’on retrouve dans l’idem de l’identique support, quoiqu’on en dise, à l’identification. Dans l’hypothèse où l’amour a un objet, on peut dire que c’est ici le moi et son destin.
Les objets de désir n’en sont alors que les agents aisément permutables.

On conçoit que, transposé dans la cure, un transfert de cet ordre par le médium de l’amour porté à l’analyste (et qui manifestera d’autant plus facilement son versant homosexuel que l’analyste est du même sexe),…. que donc un tel transfert puisse produire une identification au moi de l’analyste et puisse alors être théorisé par certains, comme but et fin de l’analyse. L’amour y est bien sur le mode du désir c’est-à-dire objectal.

La multiplicité des objets de désir, qui peuvent être aussi objets d’amour, prend une illustration particulière dans l’œuvre de Proust où le foisonnement des personnages qui sont autant de visages pour ces figures de l’amour et du désir, nous dessinent en contre-point diverses modalités du jouir. André Gide avait fait la remarque que les personnages féminins de la Recherche du temps perdu, qui sont les seuls avec lesquels le narrateur entretient des relations amoureuses, étaient en fait un habillage, plus convenable pour la société d’alors, des sentiments et des tendances intrinsèquement homosexuelles de Proust. Dans le « Contre Sainte-Beuve », Proust fait dire à sa mère à propos de son homosexualité : « Fais comme si je ne le savais pas ». C’est sur le fond pervers de cette permission à la condition de la dissimulation de son homosexualité, comme nous l’indique Michel Schneider dans son livre« Maman » (sur la relation de Proust avec sa mère), que se construit l’écriture de Proust. Ecriture interdite du vivant de sa mère mais qui avait reçu l’aval discret de son père. C’est seulement après la mort de sa mère et dans les souffrances qu’on lui connaît, que se libèreront , chez l’auteur, son écriture et son style où les longues phrases semblent dire à en perdre haleine qu’il faut tout dire, dans le moindre détail, la plus infime nuance. Tout son artifice consistera à ne pas laisser échapper que, derrière le narrateur amant-esthète de femmes impossibles à atteindre, là où l’amour ne se reconnaît qu’à l’instant de leur mort, l’auteur ne connaît dans la réalité et en dehors de sa mère, que l’amour des hommes. Il faut se rappeler que le « Contre Sainte-Beuve » a pour but de mettre à bas la thèse que Proust fait porter par Sainte-Beuve, selon laquelle l’auteur est inclus dans son œuvre. Il défend, dans un déni grossier de ce qui ne cesse de s’échapper de son récit, que l’œuvre est indépendante de l’auteur et suit son propre cours. Dans Sodome et Gomorrhe sont explorées une grande variété de situations, de sentiments, de combinaisons d’amour homosexuelles saphiques, mais surtout masculines. Celles de M. de Charlus sont décrites dans toutes leurs variantes jusqu’à leur dérive vers l’amour tarifé de jeunes garçons, dans le Temps retrouvé qui marque la fin de la Recherche. Il apparaît que, sous l’angle de la perversion, le parcours(…) de la recherche du fond de cette jouissance à retrouver, est recherche du temps d’une enfance perdue où quelque chose avait inscrit sa marque d’un jouir ineffable, qui abolit le temps et fait oublier l’absence et la mort. La version de la madeleine en est la face sublimée et convenable.
Il est saisissant de mettre en regard la conception de Proust de l’homosexuel comme quelqu’un qui est un homme-femme, un homme qui, en son intérieur, est une femme, avec la thèse commune à Freud et à Fliess de la bisexualité originelle, sur fond de relation où affleure de l’aveu même de Freud « un problème homosexuel non résolu ».
Que l’on lise ces pages de Proust où il décrit la honte du juif, le travestissement qu’il s’est imposé et qui lui a été imposé de ses croyances, de ce qui fait pour lui identité, et le parallèle qu’il en fait avec le jeu caché d’échange des signes et de reconnaissance des homosexuels, leur honte face au regard social. On se souviendra de la marque profonde que fit pour Freud la honte qu’il avait ressentie au récit de son père quand celui-ci lui raconta qu’un chrétien avait jeté son bonnet à terre, l’obligeant à quitter le trottoir où il marchait. Freud en fut affecté d’une profonde humiliation qui eut pour effet une identification, a contrario, à ce père qui n’avait pas su répondre au défi. On pourrait parler ici d’une identification par la négative, comme si Freud n’avait eu de cesse d’effacer cette honte et de revêtir le chapeau.
Proust fait la description de certains homosexuels qui ont un sentiment de supériorité envers la femme. Pour ceux-ci la relation homosexuelle est une relation de type élitiste entre un amant et un aimé où se transmet un savoir inaccessible au vulgum pecus. Mais ce n’est pas là, la conception avouée de Proust qui ne fait que la mentionner et ne la reprend pas à son compte. Cependant il semble que, en tenant compte des limitations de son état de santé, il ait été, dans la réalité, bien loin de la capacité insatiable de conquête de son personnage crucial M. de Charlus, que ses amours furent bien souvent platoniques et ne devaient guère échapper à cette dimension transcendante de l’esthétique qui fut une de ses recherches premières, et la tension de toute une vie consacrée à l’écriture. Ne lui manquait pas la connaissance ni de la pédérastie grecque, ni des agapes du banquet de Platon autour de la quête d’Eros. L’éducation philosophique et esthétique dans le culte de la beauté et du souverain Bien, soutenue par M. de Charlus ne pouvait pas, ne pas être partagée peu ou prou par son créateur.
Si l’on entend de nos jours, comme si important pour beaucoup d’homosexuels, d’être reconnu dans une identité d’homosexuel, nous avons la mesure de ce qu’il y a comme enjeu d’identité dans l’homosexualité et de transferts identificatoires sur les objets d’amour homosexuels. Non pas que cela soit absent dans les amours hétérosexuels mais que l’évitement d’une certaine part irréductible d’altérité dans la question de l’Autre de l’autre sexe, renvoie à déplacer chez l’Autre la question d’être reconnu comme autre. Cela pourrait être posé ainsi : moi, je reste moi-même (homo) mais toi, l’Autre, reconnais-moi comme moi-même je me reconnais. Toi, discours de l’Autre, plie-toi à mon désir d’être moi-même.
On retrouve la figure de l’amour comme amour narcissique, dans le sens où le sujet se positionne en fin de compte comme moi idéal érigé, non entamé par la castration et dans la fuite du manque dans l’Autre. Cette tromperie de l’amour place dans l’Autre ce point idéal « d’où l’Autre me voit sous la forme qu’il me plait d’être vu » (Séminaire Les quatre concepts… : 24 juin 1964). L’échappée de cette emprise imaginaire se fait par la relance insatiable du désir dans un au-delà de l’amour qui est mû par l’objet a.

Dans le cas de la jeune homosexuelle, nous avons croisé la figure de l’amour courtois, dont on voit bien l’impasse, par ce qu’il dissimule de violence liée à la privation de l’objet, au fond tellement désiré, pour de vrai et en acte. Le don de soi de l’amour courtois n’évacue pas la question de l’objet ni du désir qui, de sa place effacée, fait retour comme vide vertigineux, néant mortifère, le sujet devenant lui-même l’objet à jeter.
Par un effet paradoxal, le maquillage de ses amours homosexuelles, effectué par Proust
en idylles avec des jeunes filles au désir introuvable, repose non seulement pour les homosexuels, mais pour tous les parlêtres, la question du ratage de l’amour, quant à combler le manque à être et à assouvir le désir. On retrouve ici la fonction de la mascarade, autre figure de l’amour comme jeu de signes évoquée par Lacan. Dans Sodome et Gomorrhe, les amours du narrateur avec Albertine semblent illustrer à merveille, à quel point le non rapport sexuel vient désespérer l’amour dans son illusion imaginaire à vouloir faire un avec deux. Le non rapport sexuel se double pour tout amant d’être avant tout affecté par le langage et d’être ainsi doté d’un inconscient qui rejoue incessamment la question du désir et de son objet. L’amante de Proust est non seulement animée de volontés indéchiffrables mais elle a aussi des relations homosexuelles scandaleuses et secrètes qui attisent la jalousie et le voyeurisme du narrateur. En fin de compte tout le monde est homo et joue sa propre partition pulsionnelle. Tout le jeu amoureux est, comme le jeu social, semblance et paraître, discours de façade, parade et guéguerre de prestige où affleure la dimension comique de l’amour. Les seuls instants sublimes sont ceux où la sensation se conjugue à la sensualité dans le culte esthétique d’une beauté précieuse qui abolit le temps. L’amante semble n’être que la partenaire d’une reconnaissance de cette vision esthétique du monde du narrateur. On croise ici la figure de l’amour comme reconnaissance de sujet à sujet, mais où l’autre devient sujet dans l’exacte mesure où il reconnaît la valeur de « mon » objet. L’amour reste d’objet, aussi sublimé soit-il. Cet objet insaisissable est destiné à fuir perpétuellement jusque dans la mémoire où il est menacé d’oubli. La mort d’Albertine viendra habiller de mélancolie le deuil impossible de cet objet d’amour désespérément fugitif. La relation esthétique au monde se délite et le monde apparaît dans son irrémédiable laideur. La transcendance d’un rai de lumière qui ravive le souvenir des moments de communion esthétique, ne suffit pas, pour l’auteur, à attiser la flamme étouffée par le deuil face à un réel rebelle à la maitrise.
Parallèlement il en est un qui semble réussir, et c’est là qu’on touche à la dimension perverse de l’amour, c’est M. de Charlus qui collectionne les amants, jouant de la parade amoureuse à merveille et manipulant ses objets de désir à loisir, du portier d’hôtel au jeune pianiste ambitieux, il connaît de l’amour le jeu des signes et collectionne les conquêtes comme des trophées sous les oripeaux de la noblesse à la dérive. Il sait, à l’occasion de l’amour, jouer de la lettre et emprisonner son amant réticent dans sa verve épistolaire. Bref, peut-être à l’instar de ce qui se pratiquait dans la Grèce de Socrate, il savait prêcher la sublimation éclairée des raffinements de la culture aristocratique mais sans oublier de prélever sa part de jouissance de la bonne chair de ses élus du jour. Ce qui montre, une fois de plus, en quoi la sublimation n’est en aucune façon une issue à la question posée par l’amour et se conjugue fort bien à la jouissance sur le mode même de la perversion. Peut-être même que son point électif sublimé n’est que l’inversion du point fétiche du pervers, où se concentre, comme Lacan l’a si justement analysé avec Sade, la question du Dieu unique. La mise à jour récente des scandales pédophiles chez certains prêtres au service du Dieu, de l’Unique, illustre bien cette tension du sublime au fétiche, support d’une certaine version du Père, qui sait si bien se travestir paternel.

Je voudrais maintenant vous parler d’un autre roman qui nous fera aborder une autre dimension, paradoxale, de la question de l’amour : étant don de ce que l’on n’a pas, il est don de rien, cependant il est quand même don d’un quelque chose ou d’un petit rien aussi énigmatique soit-il. Il faut se rappeler que ‘rien’ nous vient de rem, accusatif de res, la chose en latin, qui a donné sa racine entre autre au mot réel. Ce roman, c’est : « Petit déjeuner avec Mick Jagger » de Nathalie Kupperman. L’écrivaine est auteure de nombreux romans de littérature enfantine, de scenarii de bandes dessinées et de livres pour adultes. L’idée du livre commence par une proposition d’un éditeur à l’auteure, d’écrire un livre sur un héros personnel. Saisissant la proposition au vol, l’auteure propose de raconter le petit déjeuner qu’elle aurait pris avec Mick Jagger, laissant en suspens la réalité ou non de ce petit déjeuner, elle décide d’en faire son roman.
Le roman commence, on pourrait dire continue, par un jeu entre adolescentes qui imaginent au réveil que Mick Jagger dort dans la chambre d’à côté et qu’il s’agit de ne pas le réveiller pour ne pas provoquer un drame, puis de préparer le petit déjeuner pour le moment où il se réveillera. La pièce où dort Mick Jagger n’est autre que la chambre de la mère absente car elle est « chez les dingues ». Un coup de téléphone de sa mère vient interrompre le jeu qui commence à devenir pesant pour sa copine Sofia, laquelle en profite pour s’éclipser. Nathalie continue sa rêverie qui tourne au délire mythomaniaque, elle devient Nathalie Jagger pour fuir Nathalie Kupperman qui a été agressée sexuellement dans une cage d’escalier à l’âge de huit ans. « J’ai su du sexe très tôt que c’était un ennemi » dit-elle; entre temps son épisode traumatique avait été oublié. L’auteure elle-même, à l’occasion d’une interview dira que l’écriture de ce roman aura fait resurgir des souvenirs qu’elle pensait anodins.
Le départ de son père chassé par sa mère à la suite d’une scène violente est relié à la honte de son nom juif susceptible de lui créer un jour des problèmes. Dans cette absence de père, le représentant phallique fait défaut et fait retour dans l’imaginaire sous forme d’obsession de la pipe, mot sans cesse répété et qui interroge la jouissance associée au sexe masculin. C’est ce même mot qui sera la cause de son exclusion du lycée après avoir échangé avec son amie Sofia, un courrier où le mot pipe est associé à Mick Jagger et à sa prof de français qui, « elle, n’a pas une bouche pour ça. » Il s’ensuivra le retour de sa mère qui, dans sa colère, déchire son poster fétiche, celui de Mick Jagger et de sa bouche adorée. Le chapitre qui le relate et décrit la violence de l’acte s’appelle d’ailleurs en toute logique « La destruction ». La mère repart en clinique et, prisonnière de sa solitude, Nathalie s’enfonce toujours plus dans le délire, jusqu’au jour où la police frappe à sa porte pour l’emmener à l’hôpital Sainte-Anne.
Le dernier chapitre s’intitule « Mick et moi ne prendrons jamais le petit déjeuner ensemble » : le principe de réalité reprend ses droits, Nathalie est invitée par son père à Berlin où il refait sa vie avec une berlinoise. Elle refuse de se rendre dans le pays où son nom a été objet de honte et où des membres de sa famille ont subi l’holocauste.
De ce roman je retiendrais, en premier lieu, le fait qu’il se passe aussi sur un fond homosexuel, en ce sens où les acteurs en sont toutes des femmes, mais il ne s’agit pas d’homosexualité au sens propre. On y voit à l’œuvre la destruction de la métaphore paternelle avec l’atteinte à la lettre du nom du père, ce qui devient support de la honte et ne fait plus barrage au troumatisme vécu pendant l’enfance. A cette carence redoublée par l’absence de la mère que l’on devine dépressive, la figure de Mick Jagger vient faire suppléance, ce qui est une autre forme de l’amour, comme suppléance au non rapport sexuel qui, dans le couple de ses parents, s’est exacerbé jusqu’au point de la rupture. Cette suppléance est doublée de la référence constante à la pipe comme s’il s’agissait de faire consister et persister dans l’imaginaire quelque objet support de la fonction phallique, mais qui n’arrive pas à s’inscrire dans le symbolique. Pour sortir de la métonymie du phallus imaginai
re qui se répète dans le mot pipe, il manque l’effet de la métaphore paternelle sur le phallus permettant l’accès à la fonction symbolique et au jeu métaphorique. Le passage par l’hospitalisation semble avoir produit un effet de coupure et le lien avec le père parvient à se renouer même si cela se manifeste par la négative : elle refuse de le rejoindre. On peut lire ici un effet de l’ambivalence, autre forme de l’amour et du transfert rebaptisée, par Lacan, hainamoration.
Bien sûr, toutes ces figures, formes, formules, formulations de l’amour qui se rejouent dans le transfert, arrimées au supposé savoir de l’analyste(..) ne permettent, en aucun cas, de produire une théorie de l’amour qui ne se définit jamais mieux que par des signifiants qui expriment le manque à en savoir véritablement quelque chose. Que ce soit le ‘donner ce que l’on n’a pas’ à quelqu’un (qu’il en veuille ou n’en veuille pas ne change pas grand-chose à l’affaire), obtenir l’amour qui ne s’obtient pas, un don de rien (qui n’en est pas pour autant opération nulle), il reste cette tentation d’en dire quand même quelque chose. N’est-ce pas au fond une des fonctions de la relation aimante, qu’elle soit de transfert ou non, de faire qu’il s’y produise de la pensée, de provoquer la formulation d’un discours, d’inciter à parler d’amour tout en chevauchant ce manque du désir à atteindre son objet (son sempiternel ratage !)
Mais si le désir est enquillé de son objet aussi vide soit-il, l’amour est concevable sans objet, seule présence à ce qui de l’Autre me parvient.

Que le désir d’analyste soit, au lieu de son objet, vide, permet sans doute à une forme d’amour dépossédée de cette question de l’objet, de rendre possible ce qui cherche à accéder à l’existence. Que cette forme d’amour doive être qualifiée de pure sans tomber dans quelque tromperie et autre sainteté, je n’en mettrais pas ma main au feu de la bûche de Lacan.
Pour en revenir à notre point de départ qui était le transfert sur le mode homosexuel, au regard du conflit ravageur qui mit fin à la relation de Freud et de Fliess, on peut voir à l’œuvre dans les institutions analytiques, les effets des hainamorations produites par les amours homo, non pas tant sexuelles que sous une forme sublimée, inavouée ou insue, produisant son lot de déception, de désamour, de désêtre et ouvrant la voie à la frérocité. Et l’on peut retrouver de l’homo dans l’identification d’un analyste à son institution, à le rendre sourd à la question posée par tel autre qui a sûrement accroché quelque bout de vérité dans le mi-dire de son interrogation. Une interrogation qui persiste à coup sûr et touche les hiérarchies inconscientes à l’œuvre dans l’institution analytique est celle de la dialectique toujours agissante du maître et de l’esclave. Elle est d’autant plus agissante qu’elle est inscrite au plus profond de notre structure signifiante et autorise untel, empêche tel autre, c’est sans doute pourquoi Lacan a largement repris cette séquence dialectique de Hegel. Dans les associations psychanalytiques, ce à quoi nous avons affaire, ce n’est pas tant à des maîtres qu’à des semblants de maître. Si tant est que toute maîtrise, quelle qu’elle soit, ne repose pas avant tout sur un semblant qui a trouvé son efficace. Ce sont tout autant les effets de maîtrise qui sont à l’œuvre : brillance du discours, capacité à convaincre, à indiquer une direction, à sembler savoir ce que l’on dit, capacité à répliquer, à synthétiser, à conclure, à avoir le mot dernier….
Revenons à Hegel : du côté du maître, on a celui qui a franchi la peur de son anéantissement et accède à la conscience de soi par l’être-pour-soi car il n’a pas la conscience de la nécessité de l’Autre pour pouvoir parvenir à cette conscience. Au nom de cet être-pour-soi, il s’autorise à jouir immédiatement de la chose mais il ne peut se passer pour cela de la médiation du travail de l’esclave.
L’esclave, qui ne résiste plus à la transformation de la chose par son propre travail, accède à la conscience de soi dans la mort consentie à lui-même par la réalisation de son travail. Il faut qu’il ait au préalable ressenti l’angoisse de la mort, le maître absolu. Peut s’ouvrir alors pour lui le désir de s’affranchir.
N’est-ce pas au fond ce qui est à attendre du transfert en acte : produire ce consentement au signifiant auquel, quoiqu’on suppose d’une position plus ou moins maître ou esclave, nous sommes tout un chacun redevable ?
Et nous sommes redevables au signifiant car qu’on le veuille ou non, qu’on y consente ou non, il nous agit.
Que la psychanalyse dans le champ Lacanien ne devienne pas pour autant, ne serait-ce qu’a minima, une religion du signifiant posé à notre insu comme nouveau paradigme, tel est le défi auquel nous sommes confrontés.

Echirolles 09/09/11 Etienne Miroglio

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