Exil d’un sujet extraterritorialité d’une théorie errance dans une pratique, Michel Ferrazzi. Madrid, 13/03/2018

Exil d’un sujet, extraterritorialité d’une théorie, errance dans une pratique.

Michel Férrazzi

Madrid

13/03/2018

 

Avec mon intervention d’aujourd’hui, je vais vous emmener faire un tour peu commun, du moins dans sa forme que j’ai voulue comme vous proposant un certain exil, quitter un lieu psychique et intellectuel dans lequel vous auriez vos repères, voire vos habitudes, pour partir sur le chemin de l’inconnu ou du méconnu.

Pour une fois, je vais pouvoir parler librement d’une situation que je dirais clinique et de son évolution dans la cure, puisqu’il va s’agir de mon histoire à partir de laquelle je vais tenter, dans cet exposé, de tirer les fils d’un cheminement. En français, il y a un terme qui est «cheminot », il désignait d’abord les hommes qui allaient par les chemins, souvent de ferme en ferme, pour louer leurs bras. Ils n’avaient pas de point d’attache mais quand-même, ils avaient toujours un but, celui de trouver un lieu de passage. Plus tard ce terme a servi à désigner les conducteurs de trains qui, allant sur les chemins de fer, n’avaient pas le choix de leur point d’arrivée. Signe que l’errance peut être plus structurée que ce que l’on pourrait croire.

Pourquoi est-ce que j’emprunte ce chemin ? C’est la question des réminiscences qui nous est proposée cette année. « Souffrons-nous encore de nos réminiscences ? » question que je redoublerai d’une autre : « Jouissons-nous encore de nos réminiscences ? ». Ce « nous », je ne l’adresse pas à la cantonade mais à nous ici présents. Bien-sûr, ces questions évoquent le refoulement-retour du refoulé dont Lacan dit que c’est exactement la même chose, mais cela pose aussi la question du trans-générationnel qui est un point délicat parce que là, la dimension d’un refoulement est à interroger.

– Peut-on parler de refoulement quand il s’agit de réminiscences trans-générationnelles ? Peut-être que oui et j’y reviendrai, mais n’évoque-t-on pas le plus souvent un refoulement qui ne se serait pas fait, ou qui n’ aurait été que partiellement réalisé, laissant des trous, des traces qui vont se transmettre sous forme de non-dits, de secrets, d’évitements, de tabous…, qui vont se transmettre ou pas, à chaque sujet selon divers critères qui l’amèneraient à les traduire en signes, en marques ou en symptômes.

– Si un refoulement a bien opéré une ou deux générations avant que le sujet advienne, peut-on penser qu’il n’en reste aucune trace et que les générations suivantes pourront vivre comme si rien ne s’était passé ? C’est là, certainement, que le terme de réminiscence prend toute sa valeur structurelle.

Alors, même si je pense que vous avez déjà eu à vous rapporter à ce texte, je vais reprendre ce que Lacan évoque au sujet des réminiscences, c’est dans son séminaire « Le sinthôme » leçon du 13/04/1976 (p. 130/131 de l’édition française, éd. Le Seuil : « …le réel en question a la valeur de ce qu’on appelle généralement le traumatisme […] Disons que c’est le forçage d’une nouvelle écriture, qui a ce qu’il faut bien appeler par métaphore une portée symbolique, et aussi le forçage d’un nouveau type d’idée […] une idée qui ne fleurit pas spontanément du seul fait de ce qui fait sens, c’est-à-dire l’imaginaire.

Ce n’est pas non plus que ce soit quelque chose de tout à fait étranger. Je dirai même plus, c’est cela qui rend sensible, qui fait toucher du doigt, mais de façon tout à fait illusoire, ce que peut être ce qu’on appelle la réminiscence et qui consiste à imaginer, à propos de quelque chose qui fait fonction d’idée mais qui n’en est pas une, qu’on se le réminisce […]

La réminiscence est distincte de la remémoration. Les deux fonctions sont distinguées dans Freud. »

C’est l’un des rares passages où Lacan évoque la question de la réminiscence. C’est peu mais ce n’est pas rien. Il dit que cela a à voir avec le réel, que l’imaginaire y est un peu pris de court et que le symbolique y est, lui, un forçage. Mais l’idée d’un nouage des trois instances est quand même présente, toutefois la qualité et la solidité de ce nouage restent à évaluer.

Avec Freud, la question du refoulement est essentiellement liée au sexuel et à l’unicité du sujet, ce qui clôt toute question sur les réminiscences telles que je les repère. Cependant, dans plusieurs de ses textes Freud évoque une identification primaire « aux parents » et à la préhistoire de l’humanité dit-il aussi. Alors comment entendre cela ? Que les réminiscences seraient plus liées à l’identification qu’au refoulement ? Ou que ce qui a été mal ou imparfaitement refoulé ferait partie du processus ?

Il me semble plus pertinent d’élargir cette question en disant que si, effectivement, nos réminiscences peuvent influencer nos identifications ce qui paraît évident, d’autre part, plutôt que le terme de sexuel, c’est celui de phallique qui me paraît le plus approprié car il introduit l’idée de l’Autre, barré ou pas, ou mal barré comme on le verra (en français, mal barré est un mot de l’argot, langue de la rue, mot issu de la marine qui signifie : qui n’est pas prêt de s’en sortir).

Personnellement, j’ai pu me faire une idée plus précise sur ce point lors de mon expérience :

– Durant 32 années d’exercice en établissement spécialisé pour enfants et adolescents présentant des problèmes d’apprentissage et ou d’adaptation, j’ai fait une étude régulière des origines quant à leur pays et selon les années, 47 à70 % d’entre eux avaient une histoire dans laquelle l’émigration pour l’un ou les deux parents et à une ou deux générations antérieures était présente.

– Dans ma pratique en libéral, j’ai été à plusieurs reprises sollicité pour des enfants adoptés, d’une origine non européenne, qui présentaient des troubles plus ou moins sévères. Les causes pouvaient en être diverses et je n’en tire pas de conclusions définitives. Par contre, pour leurs frères et leurs sœurs eux aussi adoptés et qui s’étaient bien intégrés, il est sûr que le refoulement et l’identification avaient bien fonctionnés. Ils connaissaient leur histoire mais cela ne les déstabilisait pas et ils ne semblaient pas souffrir de leurs réminiscences mais je comprenais qu’il ne fallait pas trop qu’ils s’arrêtent sur cette question malgré tout.

– En tant que psychanalyste portant un nom d’origine italienne, je ne peux pas m’étonner du nombre de personnes avec un patronyme d’origine italienne qui viennent me consulter. Le signifiant « italien » ou « immigré » qui est sous-jacent à leur demande est à prendre avec une certaine distance mais pas à ignorer ou à rejeter car il appartient au sujet qui a dû se constituer avec lui, même si il n’est pas de sa création et qu’il s’est plutôt imposé à lui en faisant trou autant que maillon dans la chaîne signifiante, comme un signifiant qui ne parviendrait pas toujours à représenter le sujet pour un autre signifiant. Un signifiant qui se ballade pour des immigrés, ce n’est pas rien. J’ai bien sûr noté aussi cela pour des personnes d’une autre origine que l’Italie.

-Et puis, décidant de m’installer comme psychanalyste en secteur libéral, j’ai opté pour la ville assez grande et peuplée qui était la plus proche de mon domicile. Un jour, dans ma voiture, allant prendre ma fonction, j’ai vu à l’entrée de cette ville, un panneau pas très neuf donc pas récent qui annonçait que cette ville était jumelée avec la ville italienne qui fût le berceau d’origine de mes grands-parents italiens .J’étais passé presqu’un millier de fois à cet endroit sans le remarquer. Une sensation étrange m’envahit, non pas que j’étais étonné de cette manifestation de l’inconscient, mais un flottement où se mêlaient tristesse, colère et étrangeté.

Tout a commencé par l’exil :

A la fin de l’année 1923, un homme, mon grand-père paternel, boulanger de son état fut forcé par les forces répressives fascistes italiennes de boire un verre d’huile de ricin sur la place publique devant un rassemblement de témoins. Au-delà de la dimension humiliante de cette situation il s’avère que dans les conditions de l’époque, ce n’était que le premier temps d’une répression qui allait devenir de plus en plus pressante et menaçante avec le temps. Si mon grand-père renonçait à ses prises de position antifascistes, il serait en paix. Il partira le soir même avec son épouse et sa fille quittant définitivement l’Italie. Mon père était alors en gestation dans le ventre de ma grand—mère. Conçu en Italie, il naîtra en France quelques mois plus tard.

Arrivés en France, mes grands-parents ont tiré un trait sur l’Italie et n’y retourneront pas. Je ne les ai jamais entendu parler italien, y compris entre eux, du moins en ma présence même si leur français était plutôt pittoresque. Mon grand-père ne put pas exercer son métier de boulanger en France. Déjà que les étrangers venaient enlever le pain de la bouche des français, il n’était pas question que des étrangers fassent le pain des français. Il sera donc ouvrier tanneur jusqu’à la fin de sa vie professionnelle.

Pour mes grands-parents, donc, cet exil était le refus de jouir comme ceux de leur entourage d’origine en étant assujettis au discours d’un maître. Une autre forme de l’exil serait l’impossibilité de jouir comme les autres, c’est alors le fait de la pauvreté ou de la misère, mais pour mes grand-parents, il s’agissait d’un refus. Ils ont donc fuit un Autre. Mais c’est la suite qui est importante car pour eux, la conséquence logique de cette situation c’est qu’il a bien fallu en remettre un de « Autre ». Alors ils ont tout misé sur les études de leurs enfants, sur leur intégration dans le pays d’accueil (la France donc) dont mon grand-père disait des choses incompréhensibles pour moi à l’époque : « Si Sacco et Vanzetti étaient venus en France, ils ne seraient pas morts aujourd’hui » ou bien « Les italiens ont voté une fois pour un fasciste, ils recommenceront ». Alors, quand Mr Berlusconi a été élu, j’ai compris. Donc, à part quelques désagréments liés aux mentalités et principes de pensée du pays d’accueil, tout semblait suivre un cours rassurant, preuve que fuir la jouissance imposée par un maître en un lieu n’empêche pas qu’en soit installée une nouvelle ailleurs. Preuve aussi qu’il ne suffit pas de fuir un Autre pour que du nom du père advienne. L’exil reste ainsi un « aller jouir ailleurs ».

Mon père est donc né en France, ma mère était française de souche comme on dit. Je passais alors toutes les vacances scolaires dans la région natale de ma mère, le sud-ouest de la France, la Gascogne dont j’adoptais les us et coutumes et même l’accent qui me venait sans effort avec quelques mots de patois, avant de revenir dans la région plus à l’est où mes grands-parents avaient posé leur valise. Mais Quand j’avais 8 ans, après des vacances gasconnes d’ailleurs, six camarades de classe, bien français m’ont coursé, me lançant des pierres en criant : « Ferrazzi spaghetti rentre chez toi en Italie » un truc de gosses… Arrivé à l’abri, dans l’allée de l’immeuble où nous logions, je n’étais ni triste ni en colère mais plutôt sidéré, hébété car je réalisais que je n’étais pas gascon, que je n’étais pas italien et que je ne serai jamais français que sur le papier. Mon rapport à l’autre (a) en fut profondément modifié, il n’y avait que du semblant. Mon rapport à l’Autre le fut aussi, il n’y en avait pas de fiable. Ce qui a chu ce jour-là, c’est ce qui soutient les «  gens du coin » en leur permettant d’être chez eux et d’en tenir pour étranger tous les autres, qu’ils habitent à 3 ou à1000 kilomètres. Je me suis retrouvé ainsi dans une espèce d’exil intérieur, exilé dans le pays où ma famille s’était exilée. Je propose une écriture de cette situation qui serait : sujet barré poinçon A barré. Alors que pour les gens du coin, l’écriture que je propose serait : S poinçon A (sujet non barré poinçon A non barré). C’est au nom d’une jouissance commune sensée être justifiée par un Autre non barré que cela peut se passer ainsi et puis, pour ces « gens du coin » c’est l’aliénation qui fait identité rendant étroit le champ de cette identité et le fermant à ceux qui n’en sont pas, comme si cette identité était fragile, autant que pourrait l’être la non castration du Autre et pourrait être remise en cause par l’irruption de l’étranger, de l’autre qui viendrait en révéler l’impasse. Car cette identité se fonde sur des éléments extérieurs, environnementaux, une langue etc… Eléments auxquels le sujet s’est identifié pensant certainement se référer au père des origines alors qu’elle se fonde sur le spéculaire avec l’autre (a) formant une communauté qui appelle un A non barré comme instituant la déification d’une instance féroce et jalouse prête à éliminer ceux qui n’en sont pas. Les racines du discours du maître se trouvent là.

Alors, quand je me suis trouvé dans le champ de la psychanalyse et j’utilise le terme de champ pour garder l’idée d’un lieu bien spécifique, j’ai eu le même ressenti que dans l’allée de l’immeuble de mes 8 ans. Je prenais la décision après des études de psychologie de devenir sans patrie, sans religion, sans groupe d’appartenance, sinon certains psychanalystes peut-être, mais à condition qu’ils ne soient pas trop « psychanalystes du coin ». Je reviendrai sur ce point plus loin.

J’avais quand-même un nom, un patronyme, mais il devenait ce qui me différenciait voire me séparait des autres (« a » bien sûr) et après ce que j’avais vécu, ce nom ne me protégeait plus, pas plus qu’il ne m’abritait en me faisant appartenir à un groupe déterminé (11 millions d’émigrés italiens par ex). Au plan de la psychanalyse on peut postuler que l’analyse vise à permettre à un sujet de se distancier de l’identité qu’il s’était forgée au fil de son histoire et dont il doit accepter de comprendre que cette identité est un masque qui fausse beaucoup de choses en tant qu’il se fonde sur son rapport aux autres. Il semblerait que pour moi cela ne pouvait plus se jouer comme ça. Fini le carnaval, le masque n’était pas assez épais, par contre la question de l’identité restait fondamentalement posée. Etait-ce vraiment mieux ?

C’est donc en partie au moins, l’histoire de l’exil de mes grands-parents qui m’a amené à faire une analyse, démarche qui en elle-même propose à un sujet de s’exiler de lui-même, de s’éloigner de ce qu’il considère comme sa vérité pour accéder à autre chose. Mais pourquoi la psychanalyse et donc l’analyse personnelle qui ne peut en être séparée ? Cela aurait pu être l’entrée en religion, devenir prêtre en postulant un Autre bienveillant ; une carrière scientifique réduisant le discours à sa proximité maximale d’avec un réel supposé ; ou la philosophie qui m’attirait beaucoup et dans laquelle j’avais de bonnes élaborations. J’ai pensé à chacune de ces voies tour à tour, mais voilà, quelque chose de mon histoire a fait que je ne pouvais plus partager mon identité avec aucun groupe, ni la projeter ni la rejeter, ni en jouir ni en pâtir.

Réminiscences disais-je au début de ce texte, de l’histoire dans laquelle un sujet est pris malgré lui.

Mais peut-être que ce qui m’a très vite attiré dans la psychanalyse lorsque je l’ai rencontrée à l’université, c’est son caractère d’extraterritorialité.

Extraterritorialité de la psychanalyse :

Je précise tout de suite que pour moi, extraterritorialité ne signifie pas que la psychanalyse a un terrain, un territoire à part des autres disciplines mais qu’au contraire, elle est à sa façon concernée par tous les territoires qui peuvent se présenter à elle sans y perdre sa spécificité et sans en faire un motif d’opposition ou de combat et ce, même si certains pratiquants de ces autres disciplines fonctionnent comme des « gens du coin », et n’ont pas d’autre possibilité de se faire valoir que de rejeter les autres pratiques, dont la psychanalyse.

Donc, j’entrepris des études de psychologie sans bien savoir ce que cela pouvait être. Heureusement que les deux premières années je suivis en parallèle les cours de la faculté de philosophie car je ressentais un certain malaise, tout ce que l’on nous apprenait sur le développement de l’individu, sur la pathologie, sur l’histoire des sciences humaines avait un intérêt certain, mais je me sentais un peu comme dans une nasse, comme si ma pensée devait se soumettre et se plier à un cadre conceptuel et à un corpus de connaissances fermé. (Réminiscences ?). Le discours universitaire jouait là son rôle. Heureusement, il y avait des cours de psychanalyse prodigués par une analyste jungienne et un analyste freudien. C’était un tout petit peu mieux mais pas beaucoup. Cela amenait à lire Freud et quelques autres dont Abraham et Ferenczi. Je découvrais ainsi sans en avoir pleinement conscience un corps théorique constitué mais non fermé, du moins me semblait-il moins fermé que les autres matières enseignées, un terrain sur lequel il ne s’agissait ni de philosopher, ni de scientifiser et qui semblait à même de soutenir un discours autre en laissant au sujet une place particulière et originale. Appartenir à un corps constitué sans en être captif au titre de la soumission à un maître, là pouvait se rejouer quelque chose qui faisait écho aux conséquences de l’exil familial doublé de l’exil « intérieur ». L’espoir d’une inscription sans aliénation et d’une identité sans ostracisme pouvait s’entrevoir. J’étais loin du compte mais cela s’est passé ainsi.

Aujourd’hui quand je discute avec des personnes qui exercent le métier de psychothérapeutes dans la ville où je suis installé et j’en ai même quelques-unes sur le divan, elles me parlent de sexologie, de PNL, d’hypnose, d’EMDR et de bien d’autres techniques qu’elles ont appris et je retrouve la tendance à se constituer une identité dans l’aliénation et à se référer à un univers fermé qui exclut plus qu’il n’intègre. Alors, je n’essaye pas de leur dire qu’elles se trompent de technique ou de leur démontrer le bien-fondé de la mienne. Je m’attache à leur permettre, si c’est possible, de repérer cette aliénation et je pense que si elles appliquent toujours leurs techniques initiales mais d’une autre place, non aliénée, celle qui autorise l’autre à en trouver une lui aussi, j’aurai permis à la psychanalyse de voir son efficacité, car ces personnes ont une histoire qui produit certainement quelques réminiscences qu’ils ont à affronter pour changer de posture sinon de place. J’exclus de leur part toute forclusion de l’inconscient, sinon ils ne viendraient pas me parler. J’évoquerais plutôt une forclusion de la castration, et c’est bien sûr en référence au discours capitaliste qui se trouve dans le social mais aussi, de plus en plus, dans les lieux d’enseignement. Par exemple, une thérapeute qui vient me parler et qui pratique l’hypnose dit « l’hypnose, c’est un produit d’appel, en fait, je veux être psychanalyste ». Est-ce que l’hypnose, telle que pratiquée par cette dame, se trouve prise dans le discours capitaliste ou bien est-ce que ce discours permet qu’une pratique de l’hypnose se développe, puisqu’elle évite au sujet d’avoir à affronter sa castration (pour arrêter de fumer, par exemple). Que cette thérapeute finisse par se sentir à l’étroit dans sa pratique, voilà qui me fait dire que la forclusion concerne certainement la castration, mais pas l’inconscient dans ce cas. J’essaie donc de faire en sorte qu’ils puissent accepter de s’exiler de leurs terres de vérité pour s’intéresser à un savoir surgissant malgré eux et qui se serait constitué dans l’entre-deux que nous formons, mon cabinet devenant un lieu d’extraterritorialité permettant un passage de l’universel au particulier qui fait que le retour à l’universel ne pourra plus se faire sur le même mode.

Vous voyez que même si je semble raconter ma vie, il n’en est rien, je donne à mon propos, au contraire, une tournure institutionnelle c’est-à-dire, pour nous analystes quelque chose qui concerne la cure en tant qu’elle laisse ouverte la question du savoir et que les tentatives de ramener les choses à une théorie bien fermée pourraient constituer une forclusion de l’effet de la cure elle-même qui vise à l’ouverture et combat la fermeture (de l’inconscient bien sûr). J’ai actuellement sur le divan trois analystes issus de fédérations liguées à l’IPA. Ils en sont là, sur cette butée psychique qui vient fermer l’inconscient et ils cherchent des issues dans des théories plus ouvertes car dans leur situation, où ils ont reçu l’autorisation officielle de pouvoir exercer, et face aux manifestations de l’inconscient, ces personnes ont ressenti une espèce de malaise, quand ce n’est pas de panique dont il s’agit du fait d’un décalage entre le droit officiel d’exercer et leur place de sujet dans cet exercice. Ils pensent donc à Lacan, mais c’est une erreur dont il faut les faire sortir. Une théorie n’y peut rien, c’est la place qu’on lui donne qui y peut quelque chose. Ils doivent découvrir que si la psychanalyse en elle-même a une position d’extraterritorialité par rapport aux autres champs théoriques, tout individu devrait, par son analyse si elle est correctement menée pouvoir investir son propre champ d’extraterritorialité par rapport à la théorie analytique pour ne pas devenir « des gens du coin » et c’est pour ça qu’il est important que des analystes se rencontrent, non pas pour soutenir une théorie qui scellerait leur union comme les chevaliers de la table ronde ou l’histoire des anneaux offerts par Freud à ses coreligionnaires, mais pour témoigner de ce qui, de leur expérience d’analysant, peut se mettre en commun avec quelques autres et témoigner sur ce qui, de leur expérience d’analyste les ramène en place d’analysant, c’est-à-dire de celui pour lequel le fil de l’expérience, le seul qui vaille, dont personne ne peut prétendre l’avoir pour l’autre, c’est l’inconscient.

Il s’agirait donc que chacun d’entre nous vienne unir son extraterritorialité à celle des autres pour en faire quelque chose d’analytique. La position est délicate, accepter l’autre dans une différence radicale en faisant communauté sans créer une chapelle. Ce n’est pas une fin mais une étape, un passage vers autre chose que nous verrons plus loin. Lacan, à mon sens en est un modèle, non pas de théorisation mais de position. Là où il était personne d’autre ne pouvait s’y mettre et il n’invitait pas les auditeurs à l’imiter mais à le rejoindre sur cette position. Son analyse personnelle n’était pas celle des autres mais il proposait sans cesse qu’un lien puisse s’établir sur la base de cette singularité. C’est comme cela que j’entends ce qu’il dit dans son acte de fondation de l’Ecole Freudienne de Paris (Ed. Seuil. « Autres écrits » p. 229) : « Je fonde, aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause analytique… ». Je sais fort bien que l’on peut entendre cela autrement, au plan politique et théorique en particulier étant donné ses déboires avec l’IPA,, mais je l’entends avant tout au plan éthique et je dis : « comment pourrait-il en avoir été autrement ? ». Cela ne peut se faire qu’au titre d’une position singulière si cela concerne la psychanalyse. Lacan réprouvait donc pour cela que l’on se dise lacanien. D’ailleurs, le problème devient intéressant car, comme il le disait si «chaque analyste réinvente la psychanalyse car elle ne se transmet pas » et que l’on donne une suite à cela concernant l’institution qui ne peut être que la cure elle-même, chaque analyste aurait à inventer ou réinventer l’institution qu’il propose à chaque patient et aussi celle à laquelle il adhère. Bien sûr cela va concerner directement la façon dont, dans l’analyse, chacun de nous a trouvé une fin avant le passage du divan au fauteuil qui n’est pas une fin mais une réinvention. C’est cette fin et sa répétition, vers un espace territorial vertigineux et inconnu ou vers un terrain clôt et rassurant qui en sera la manifestation en fonction du déroulement de la cure et de sa fin et de la capacité que cette cure a eu à exiler le sujet.

Pour l’institution ,si le champ est large, le chemin est étroit :

– Entre ce qui peut se jouer des points imaginaires dus au groupe et son organisation. Comment faire pour que l’un ne contamine pas l’autre ?

– Entre la nécessité d’un dispositif minimal commun et des contenus inattendus qui pourraient y être apportés sans que l’un ne contrarie l’autre ?

– Entre une position politique nécessaire et ce qui peut se jouer au niveau des rivalités entre différentes associations, débats pour être le plus éthique ou le plus ceci ou cela.

En fait, peu importe. Ce n’est pas l’association qui est éthique mais ce qu’on en fait et cela à une condition : garder sa propre extraterritorialité qui n’est ni un isolement ni un refus de l’autre mais la marque, l’empreinte qu’en tant qu’analystes, il ne peut pas y avoir de Autre qui nous rassemble, or c’est lui qui, toujours, tend à revenir sous une forme ou sous une autre : contrôle surmoïque ; jouissance partagée ; sentiment d’être dans la meilleure association, comme les « gens du coin » sont dans le meilleur village, car l’absence du phallus dans l’Autre est redoutée et rejetée par le sujet et reste toujours à combattre.

Alors, les associations de psychanalystes souffrent-elles des réminiscences de chacun d’eux ? Bien sûr que oui, mais c’est la position qu’elles ont par rapport à ces réminiscences qui doit être fondamentalement différente de ce qui se passe dans d’autres domaines où, justement, elles sont mises en demeure, ces réminiscences, de ne pas déranger l’ordre en place qui vise autant à les maintenir hors sujet qu’à faire leur lit pour qu’elles y occupent la place la plus influente car elles aiment à fonctionner dans l’ombre.

Si je disais plus haut que par le Autre, l’identité du sujet dépend de son aliénation, je peux rajouter qu’alors, les réminiscences sont liées à la place qu’occupe le Autre dans l’organisation psychique du sujet en tant que cela l’arrime à un territoire dont il ne sortira pas de lui-même et qui l’oblige à penser aves ses pieds. Mais par l’analyse, il peut faire ce pas qui ne vise pas à éradiquer l’Autre en tant que tel mais à libérer le lien entre les éléments inconscients et le sujet. Libérer le lien étant un objectif clair qui ne signifie pas que l’inconscient sera vidé. Il aura seulement l’avantage de pouvoir être repérable ainsi que la contrainte de répétition qu’il   organise. Il y a beaucoup à dire sur cette dimension de l’inaccompli.

Ce que je viens de dire, j’aurais pu le théoriser en parlant de la jouissance, du désir, de l’impuissance, de l’impossible et de la castration, sans oublier la place de la fonction de l’objet et du fantasme. Mais ce n’était pas mon objectif aujourd’hui et devant vous. Tout cela vous pouvez le faire vous-même. Beaucoup de personnes peuvent le faire elles-mêmes. Il y a un certain danger, dans la référence à une structure et à un cheminement très repéré du déroulement de la cure (vous savez cela aussi : sujet supposé savoir ; analyste en place de Autre ; analyste en place de « a » ; chute de l’objet en tant qu’il n’existe pas). Tout cela se vérifie bien sûr mais ne fait-il pas courir le risque de la modélisation voire de la formalisation ? Donc le risque que chacun de nous y perde son extraterritorialité ? Cela peut fermer la logique même de l’analyse qui est de conduire chacun à une errance. Peut-on errer dans un espace clos ?

L’errance dans une pratique :

Tout cela pour dire que l’errance doit, pour l’analyste, venir à la place de l’identité. Il est parce qu’il erre et cette place d’analyste est repérable parce qu’il erre. Il y a une apparente contradiction dans cette affirmation : place stable et errance car, en l’occurrence, errer ne veut pas dire changer sans cesse de lieu mais n’en proposer aucun à ses analysants et pouvoir recevoir tout ce qu’ils amènent de leur lieu à eux, du plus général : langue ; religion ; croyance ; us et coutumes ; histoire ; au plus particulier de leur histoire propre ou de leurs histoires. Bien sûr, je les reçois quelque part, dans un espace repéré auquel je pourrais être identifié. Ce serait un sujet très intéressant que cette question du lieu de l’analyse. J’en dirai seulement deux choses.

– La première, c’est la satisfaction que je ressens quand des analysants me disent que cet espace leur convient ou, après une interruption pour des congés, qu’il leur a manqué, car cela en fait un espace à part, remplaçable par aucun autre à ce moment de leur discours et l’errance dont je parle, c’est un peu cela, être en un lieu sans se sentir quelque part qui serait ici ou ailleurs, mais un lieu où quelque chose du sujet peut s’entrevoir et peut tenter de se déplacer visant à une certaine désaliénation sans qu’elle soit vécue comme néantisante. Le cadre du cabinet peut alors, de façon transitoire permettre ce mouvement en faisant contenant. Mais cela n’est pas appelé à durer une vie.

– La deuxième, c’est l’expérience que j’ai faite à deux reprises en forçant un peu les choses pour qu’un ou une analysant(e) participe à un groupe de lecture ou à un séminaire. Ca ne tient pas. Il s’agissait de grossières erreurs de ma part, de ne pas autoriser une totale errance librement vécue chez ces analysants et de jouer sur leur besoin d’aliénation remettant en jeu du Autre qui proposerait la jouissance d’une identité rassurante. C’étaient donc des erreurs dans le déroulement du cheminement de ces analysants(es), mais c’est aussi une erreur dans le déroulement de la cure elle-même (même si il s’agissait de personnes en supervision) et du rapport à l’inconscient. Alors je ne le fais plus et ils vont où leurs pas les mènent. Cette question peut revenir sous une autre dimension. Quelle place peut-on donner à une institution analytique, tout au moins à la façon dont on s’y engage et dont on y participe sans y perdre nécessairement l’errance nécessaire à notre engagement éthique ? Le sujet est d’une extrême sensibilité et je n’y répondrai pas de façon générale. Je ne peux le faire qu’à partir de ma position propre qui est de me méfier d’une façon très aigüe du passage au politique qui produit du « nommé à » ; du maître ; de la vérité et de l’impuissance, préférant qu’à la place du maître vienne et se maintienne le signifiant-maître par la dimension d’errance autorisée par l’analyste. Par exemple, je pourrais là développer combien tous les thérapeutes qui ne prennent pas l’inconscient en compte dans leur pratique se trompent là où les psychanalystes, eux, sont dans le vrai. Discours politico-théorique qui aurait fait l’unanimité auprès de vous. Mais quelle place pourrait avoir cette unanimité et quelle fonction, si on postule que la communauté qui reçoit ce discours est composée de psychanalystes, chacun différent de l’autre, chacun faisant du « un » et tous ayant réduit la vérité au savoir ? Un peu par provocation, je dirais comment, par un « lieu-commun » créer l’unanimité dans une bande d’errants et viser ainsi un UN généralisé à tous, ce qui s’appelle une fois encore, réinstaurer un Autre. C’est alors de communautarisme dont il s’agirait.

C’est ainsi que je perçois les nouvelles pratiques thérapeutiques et ceux qui les conduisent (ABBA ; EMDR ; TCC ; hypnose non-ericksonnienne etc). Il y a pour chacune d’elles une universalité des lois, des pratiques, des discours qui fait appartenir leurs adhérents à une communauté rassurante pétrie de vérité. En tant que psychanalystes face à cela, nous n’avons pas un éventail de réactions aussi large que cela ; les ignorer, nous vivre exclus et maltraités ou affirmer une supériorité théorique et éthique. Mais nous pouvons aussi tenter de vivre notre extraterritorialité non pas sur le mode de l’exil mais sur celui de l’errance qui exclut toute idée de rivalité et de comparaison telles qu’elles ne manquent jamais de se manifester dès qu’il y a une mise en société, une entente sociale quel qu’en soit le mode, l’inconscient vient toujours jouer les trouble-fêtes et reste forclos. La politique s’y entend particulièrement sur ce point car elle est du côté du social. L’inconscient c’est le social  (dixit J.Lacan). Bien sûr que si il n’y avait pas eu socialisation de l’homme, il n’y aurait pas eu besoin du refoulement, encore que la religion se tenait dans les parages et que ce n’est pas un hasard si pendant longtemps religieux et social sont restés peu différenciés et, à ce titre, la politique vient certainement offrir une alternative à cette diade initiale (comme le discours de l’universitaire vient apporter une alternative au discours du maître). Mais si l’inconscient c’est le social, le social est le fruit du refoulement de nos instincts et désirs premiers et naturels. Dès lors, nous pouvons mieux cerner la difficulté, pour la psychanalyse peut-être pas, mais pour le psychanalyste soucieux de son éthique qui souhaiterais socialiser et politiser sa démarche, de maintenir la possibilité d’une errance qui permet seule d’échapper à l’enfermement ou à l’exil, car le risque permanent est le retour d’une instance totalitaire dans sa détermination qui peut être soit surmoïque, soit phallique, deux façons de tenter de se mettre sous la protection, sous la garantie d’un Autre. La politique peut donc donner lieu à une organisation institutionnalisée qui, même sans murs peut être aussi enfermante qu’une institution carcérale et la psychanalyse en faire tout autant car elle a la capacité à se résister à elle-même et à passer d’une position de résistance à une position d’ignorance en tant qu’ elle est portée par des personnes et qu’elle a besoin de s’organiser en société.

Et dans la pratique de la cure :

Un analysant amène un rêve, me le décrit avec force. J’attends. Au bout de son récit il ne sait plus que penser. Il n’associe pas. Je reprends des mots qu’il a lui-même prononcés et il s’éveille : « quand vous les dites j’entends ceci ou cela ». Pourtant, je n’ai aucune intention, aucun prérequis y compris sur la symbolique. Il a le droit d’avoir la sienne de symbolique et je ne serais pas étonné s’il associait quelque chose d’inhabituel à un symbole. Je n’attends qu’une chose : qu’il parle (et lui semble attendre que je parle pour lui). Je ne sais qu’une chose : c’est lui qui doit savoir. Je peux border cet espace s’il lui parait vertigineux pour ne pas qu’il tombe mais je ne dirai pas à sa place. J’erre.

Il en va de même dans le déroulement de la cure. Je n’ai pas de chemin tracé à l’avance, nous aurons à le découvrir ensemble l’analysant et moi et lui peut-être avant moi. Ce à quoi je m’attache, c’est à l’ouverture possible d’un territoire, l’inconscient. Je connais le principe de ce territoire je n’en connais pas le contenu et je ne le connaîtrais jamais qu’au un par un au fil des cures, le découvrant en même temps que l’analysant, mon savoir se limitant au fait que je sais que ce territoire existe et qu’il hante le sujet. Mais sur ce qui s’en révèle dans le dire du sujet, ce sont ses associations qui auront à nous le révéler. Ainsi, l’analysant expérimente sa liberté et l’exil de lui-même voire l’errance qui va avec. Ainsi aussi, le transfert n’est pas un forçage.

Un exemple clinique : en venant à mon cabinet, dans la rue, une analysante qui vient depuis plusieurs années voit un rat. Elle parle pour la première fois de sa phobie des rats. C’est intéressant la phobie des rats, un psychanalyste peut penser et dire des tas de choses à ce sujet. Je lui propose seulement d’associer sur le rat et elle m’en dit un certain nombre de choses fort classiques d’ailleurs. Et puis c’est le silence. Il me semble que quelque chose s’ouvre et je lui dis alors : « A quoi pensez-vous ? ». Elle me répond : « J’ai 13 ans, il fait chaud, c’est l’après-midi, je vois mon père qui sort de la chambre de ma sœur aînée, il a l’air gêné ». Tout était resté dans le silence, quelques séances plus tard elle dira : « quand j’y repense maintenant je ressens un grand dégoût ». Je lui dis : « Rat d’égout ? ». C’est le signifiant qui était important, plus que l’image. Il était enfermé dans le discours de cette analysante et tenter d’y mettre un signifiant étranger aurait empêché que celui-ci advienne. Pourtant, cela aurait pu être brillant et fort intéressant, tout en alimentant les résistances du sujet qui auraient entraînées une fermeture de l’inconscient, car la vérité tue le savoir en le conditionnant à l’ordre de sa loi. C’est pourquoi, aujourd’hui, quand un rêve est amené et qu’aucune association de l’analysant ne suit et que si je le reprends terme à terme rien ne vient, je préfère le laisser dans le silence de la résistance puisque c’est là qu’en est l’analysant. Seulement, je ne l’oublie pas. Je préfère ainsi l’errance dans ma pratique pour permettre au moins, dans un temps donné, qu’un sujet puisse vivre son exil de lui-même sans en être trop angoissé.

Pour conclure sur ce que cette question des réminiscences est venue toucher chez moi et qui fait que j’ai essayé de mettre en perspective l’expérience personnelle de l’analyse, l’exercice de la psychanalyse et les effets de l’institution, il me semble que ces réminiscences ne sont pas éradiquables et que ce n’est pas souhaitable car elles sont un effet de l’histoire qui participe à la singularité d’un sujet, singularité qui peut , bien sûr, être douloureuse ou tourmentée, mais on ne gomme pas une histoire. Par contre, elles peuvent tout à fait participer au style, voire au savoir-faire et au savoir être d’un sujet mais cela à une condition, c’est que l’empreinte initiale ait pu laisser place à une trace, puis à un signe qui permettant une écriture peut permettre à un signifiant d’advenir, mettant le réel de l’histoire au plan du symbolisable. Pour cela, je ne vois pas d’autre voie que la psychanalyse.

 

Michel FERRAZZI

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