Folie et Mélancolie Haydée Heinrich Paris – 20 Mai 2017

Analyse Freudienne

Paris – 20 Mai 2017

 

Folie et Mélancolie

Haydée Heinrich

 

 

Bonjour, c’est un plaisir pour moi d’être ici aujourd’hui, et d’avoir l’occasion de penser avec vous à quelques problèmes que nous pose notre pratique.

Je veux remercier votre invitation, surtout María Cruz Estada et Robert Lèvy et aussi Radjou Soundaramourty et Jacquemine Latham Koenig.

Mon français n’est pas très bon, cependant je voudrais faire mon meilleur effort pour lire mon exposé en français; sûrement j’aurais besoin d’un peu d’aide à l’heure de la discussion.

Quand Radjou m’a demandé le titre de mon intervention j’ai proposé “Folie et Mélancolie”, pour réflechir avec vous à une question qui se pose souvent par rapport à ces patients si difficiles à traiter, non seulement à cause de leur souffrance, mais aussi à cause de ce qui arrive au transfert.

Ils nous inquietent avec leur demandes, ils nous font peur avec leur ménaces de suicide et avec leurs excès de toutes sortes; ils se plaignent de l’analyse, mais ils continuent à venir, peut être justement pour nous dire que tout ce que nous faisons et disons ne leur sert à rien et que nous ne sommes pas fiables. Et ce sont ces analysants que l’on contrôle le plus, car ils nous interpellent.

Dans le groupe de Convergencia que nous avons partagé avec María Cruz, Roque Hernández, Laura Vaccarezza et d’autres collègues d’Espagne, nous avons réflechi entre autres, à l’avantage de considérer ces comportements disruptifs au sein du transfert comme des acting-out, comme des appels à l’analyste.

Alors, ce que je voudrais mettre à votre considération c’est de quelle façon le concept de mélancolie pourrait nous servir à la compréhension de cette problèmatique, qui a parfois une présentation plus bizarre que dépressive.

Comme on verra, nous ne parlerons pas de la mélancolie résignée, dépressive, déclenchée à la suite d’une perte, qu’on peut comparer avec le deuil, et qui est la plus explorée et soulignée dans “Deuil et Mélancolíe”.

On va privilégier par contre l’affirmation de Freud qu’il peut exister au Moi une pure condition narcissique, qui détermine une mélancolie, même si on ne peut pas régistrer aucune perte déchaînante. Alors, c’est cette autre mélancolie, qui semble déclenchée dèpuis toujours, qui va retenir notre attention.

Fernando Ulloa, un psychanalyste argentin, faisait la différence entre la mélancolie résignée et la mélancolie infatuée. Celle-ci s’exprime d’une façon exaltée, impulsive, incontrolable, et en même temps prétentieuse et exigeante, je dirais: plutôt folle.

Le terme “folie” est resté associé à l’hystérie, cependant je crois qu’il existe aussi une folie mélancolique.

Dans le sens le plus courant du terme, nous savons tous ce que veut dire que quelqu’un est fou; d’ailleurs, nous connaissons les critères dont Lacan se sert pour définir la folie dans son “Propos sur la causalité psychique”: l’infatuation, la loi du coeur et la belle âme. Celui qui croit à outrance à ses identifications, est fou. L’immédiatité de l’identification, est pour lui le signe de la folie.

Freud aussi a parlé de ces personnes qui se croient exceptionnelles et qui exigent des droits et des privilèges, en fonction d’avoir été bléssées à leur narcissisme, soit par la nature, par le destin ou par un Autre qui leur dévient arbitraire. Ce dommâge subit est leur drapeau de revendication. Ils assurent qu’ils ne sont prêts à supporter rien de plus, même pas les privations dues à une analyse, nous alerte Freud avec son intuition habituelle. [i]

 

Le narcissisme défaillant et le narcissisme infatué ne sont que les deux faces d’une même médaille.

 

 

 

Alors, je voudrais lire un petit paragraphe d’un livre autobiografique d’Elisabeth Wurtzel, qui s’appelle Nation Prozac, pour mieux situer la question:

 

J’habite dans l’obscurité totale, attendant que Rafe m’appelle, ou pensant à l’appeler (…)

Je pleurs à cause de la nature insaissisable de l’amour, de l’impossibilité d’avoir quelqu’un toujours et tout entier qui soit capable de remplir le creux. Ce creux ouvert en moi est rempli maintenant avec la pure dépression. (…)

Après quelque temps il ne me suffisait même pas d’être avec Rafe. Il était toujours trôp loin. Même quand on baisait, même quand il était en moi, si à fond que possible, je le sentais si loin comme s’il était à Mars, à Jupiter ou à Venus. (…) Rafe ne fait que me dire qu’il m’aime, mais je sais que ce ne sont que des mots. J’ai continnué à l’appeller jusqu’à douze fois par jour (…) et quand je lui demandais s’il m’aimait encore, il me repondait en criant: “Oui! Et maintenant laisse-moi tranquille!”

            On peut bien imaginer le désespoir de cette jeune fille: elle est en outre dépendante des drogues, de l’alcool, des psychotropes; elle a été boulimique et anorexique et elle a déjà fait plusieurs tentatives de suicide.

On voit ici comment une rélation d’objet narcissique vise à soutenir la précarité du narcissisme. Elle croit qu’une grande passion inconditionelle, absolue, ilimitée, pourra la sauver du vide. La passion devient ici un essai de guérison de la mélancolie, comme nous l’enseigne Jacques Hassoun. Pour lui, l’anorexie, la boulimie et la toxicomanie ne sont que des équivalants symptomatiques de la mélancolie.[ii]

Il est même possible que cette jeune fille fasse une tentative de suicide si Rafe l’abandonne. Mais pourrait-on dire que ce serait due à cette perte? Ou bien, cette mélancolie, cette “folie mélancolique”, était déjà présente dès avant?

Pour Freud dans la mélancolie il y a une disposition morbide qui empêche de faire les deuils et qui détermine qu’on fasse des choix et des relations narcissiques d’objet. Comment cette disposition se manifeste-t-elle dans la clinique?

Pensons brièvement au commentaire de Lacan par rapport au traitement de Frida avec Margaret Little, dans le seminaire “L’Angoisse”.

Rappelons-nous des accidents, de la désorientation, de la impulsivité, de l’incapacité de gérer sa propre vie, que Margaret Little nous expose. Pour elle, Frida est un “neurotic character”, mais Lacan dit qu’il ne s’agit pas d’une espèce de sujet, mais d’une zone du rapport, celle qu’il a défini comme “acting out”.

Ne s’agit-il pas en réalité d’une mélancolie?

C’est ici où Lacan dirá: “Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire: j’étais son manque.” Et il dira que Frida n’avait jamais manqué à personne, ni à son père, pour qui elle ne signifiait rien, ni à sa mère, pour qui elle n’était qu’une extension d’elle même. Comme nous savons, elle sera bouleversée para la mort d’Ilse, sans pouvoir y réagir avant de trouver un lieu de manque chez l’analyste.

Quand l’Autre primordial ne peut pas faire le deuil de l’enfant en tant qu’objet, quand cette première perte structurelle n’a pas été inscrite ni transmise, quand l’Autre ne fait pas le don de son manque, le sujet aura du mal à traiter les pertes fortuites qu’il souffrira dans sa vie.

Comment survivre à tant de frustrations, de privations, de problèmes qu’on rencontre tous les jours, si on ne compte pas avec le recours au deuil?

 

 

Nous avons tous écouté des analysants qui se demandent chaque jour de leur vie: à quoi sert continuer à souffrir? Pour quoi pas mieux se suicider?

Selon Camus il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux: le suicide. Repondre si la vie vaut la peine d’être vécue, est repondre à la question fondamentale de la philosophie.[iii] Pourquoi pour quelques uns “…les décors s’ecroulent” et l’absurde de la vie s’impose, tandis que pour d’autres c’est tout à fait naturel de continuer avec la routine?

Comme nous l’enseignent Freud et Lacan: la vie n’est qu’une sorte de détour obstiné, précaire, transitoire, caracterisée par rien d’autre que par son aptitude à la mort.[iv] On a besoin de quelque truc qui fasse que les sujets croient que, s’ils sont là, c’est pour leur propre plaisir, dit Lacan. [v]

L’idée du suicide est inhérente à la constitution subjetive, comme nous le savons à partir du séminaire XI: le fantasme de sa mort, de sa disparition, est agité communément par l’enfant dans ses rapports d’amour avec ses parents, et l’anorexie mentale en est le meilleur exemple.[vi]

 

Si le sujet ne trouve pas une réponse rassurante à la question “peux-tu me perdre?”, s’il n’est pas ce qui manque à l’Autre, il ne pourra que se demander tout le temps à quoi bon vivre.

Il ne peut pas y avoir un deuil pour l’objet si l’objet n’est pas constitué en tant que perdu; il n’y a pas du désir sans deuil; la vie n’a aucun sens sans un désir qui la soutienne; le désir se constitue par rapport au désir de l’Autre; sans l’amour de l’Idéal du Moi il n’y aura pas ce que couramment on appelle “estime de soi”.

 

Déjà dans le chapitre VII du Livre des Rêves, Freud situe le deuil comme instituant du désir. On a besoin d’une amère déception pour qu’on puisse rénoncer à la satisfaction hallucinatoire et s’engager au laborieux détour du désir. C’est le deuil de la différence entre la satisfaction cherchée et la satisfaction retrouvée.

 

S’il n’a pas existé un deuil instituant chez l’Autre, le sujet ne pourra pas rénoncer à la satisfaction idéale, totale, et le désir sera difficulté. À sa place on trouvera un besoin impérieux de combler le vide, qui n’est pas reconu comme structurel, et qui devera être rempli à n’importe quel prix: avec une substance quelconque, avec une émotion bien forte, avec une rélation passionelle, avec une autre douleur. La plus simple frustration pourra relancer le fantasme du suicide.

 

 

Lacan situe l’apparition du désir par rapport au semblable, se valant de l’observation de Saint Agustin du petit enfant qui regarde “amare spectu” son frère au sein de sa mère. L’enfant envie ce petit autre qui semble recevoir ce qui comble son désir, et il est jaloux de ne pas avoir été l’élu de sa mère.

 

Pour que ce nouveau désir ne défaillisse pas, en laissant le petit sujet dans une désolation et un ressentiment éternels, il a besoin du regard de la mère comme réponse à son regard envieux. Faute de quoi, il pourra confirmer que la satisfaction totale existe et que son petit rival en jouit.

 

Cette scène, à mon avis, est une nouvelle façon d’écrire cette autre où le petit enfant, joyeux avec la reconnaîssance de sa propre image dans le miroir, tourne la tête en attendant le regard de l’adulte qui le soutient dans ses bras.

 

Quel est le vrai Moi, le echte Ich?, il demande. Celui qui a tourné la tête en cherchant le regard, ou le moi idéal, idéal de perfection qu’on retrouve dans le miroir? Quel est le préferé? [vii]

 

Le regard d’assentiment offert par l’Autre sera interiorisé par un signe, ein einziger Zug; à partir de ce moment là, ce trait sera à sa disposition et réglera le jeu du miroir. Il s’agit d’une introjection symbolique de l’Idéal du Moi tandis que signifiant fondamental de la chaine, qui permet aussi la satisfaction narcissique par rapport au moi idéal. Elle a la valeur d’un signe d’amour qui entraîne l’inscription du manque.

Ce signe donnera au sujet la possibilité de se vivre comme aimable: c’est ce que Freud appelle “Selbstgefühl”, le sentiment de soi, qui permettera pacifier le rapport avec les autres; il n’aura plus besoin des rapport narcissiques.

 

Quand ce regard d’assentiment amoureux ne se produit pas, la haine jouissante du Surmoi fait son apparition, toujours prête à critiquer, accuser, dénigrer. Si le Moi se trouve par rapport à l’Idéal du Moi, dans une position de rejet, c’est ici que s’établit l’état mélancolique, l’état dépressif comme tel, nous l’enseigne Lacan. [viii]

 

C’est ici qu’on trouve la réaction thérapeutique négative et l’irrésistible pente au suicide qu’on détecte chez les enfants non désirés. Ils refusent de s’approcher de leur histoire de sujet… ils refusent d’entrer dans le jeu signifiant…[ix] [x]

 

 

 

            Nous connaissons, effectivement, les difficultés de quelques sujets pour se laisser aller dans le transfert, pour associer, pour se permettre d’aimer le sujet supposé savoir.

 

La réaction térapéutique négative commandée par la pulsion de mort, provoque le rejet de la chaîne signifiante et de quelquonque tentative d’hystérisation/historisation qui pourrait introduire une différence. Elle peut forcer à dire: non, je préférerais ne pas guérir.

 

Une analysante, hospitalisée après une tentative de suicide, ne voulait rien faire, même pas manger; une fois j’ai commenté, “peut être le repas n’est pas très bon ici”; et elle m’a dit: “mais si, il est bon, mais je ne veux pas qu’il me plaîse”. Elle ne voulait non plus qu’il lui plaîse entrer en transfert, parler avec moi, confier…

 

Ce rejet peut viser à dénoncer une injustice de l’Autre et fonctionner comme un bastion, qui même permet de soutenir la structure. Tandis que cet état de réclamation existe, même s’il est dificile de le supporter en transfert, il existe encore un attachement à l’Autre. Quand le sujet a perdu tout espoir d’être écouté c’est quand le passage à l’acte devient une option.[xi]

 

 

Alors, s’il s’agit pour le sujet de revendiquer une vérité qui n’a jamais été reconue par l’Autre, c’est possible qu’elle puisse encore être validée dans la scène de l’analyse. Là aussi le sujet peut se tourner vers l’analyste en demandant: “Qu’est-ce que vous pensez de ce que je suis en train de vous racconter?” Ou aussi: “Est-ce que vous êtes prêt à me croire?

 

Chaque geste de l’analyste sera minutieusement interprété. Et à ce moment là, il faut que l’analyste soit prêt à donner son signe d’assentiment. Si c’est le cas, le sujet pourra, peut être, se laisser allez à l’amour de transfert, aimer l’inconscient au lieu de le rejeter.

 

Pour terminer: dans un roman de Henning Mankell, on trouve cet épigraphe: “L’amour est une main tendre qui, très doucement fait que le destin s’éloigne.” [xii]

 

Comment faire pour que, par la voie de l’amour de transfert, qui n’est pas sans le regard d’assentiment de l’analyste, le sujet cesse de rejeter l’inconscient, puisse entrer dans une chaîne signifiante, trouve quelque sens dans l’absurde de la vie, de telle façon que le destin suicide lentement s’éloigne?

 

 

 

[i] S. Freud – Les Exceptions.

[ii] J. Hassoun – La cruauté mélancolique – Les passions intraitables.

[iii] A. Camus – Le mythe de Sisyphe

[iv] J. Lacan – Le Seminaire – Livre II – séance 18

[v] J. Lacan – Le Seminaire, Livre V, séance 13

[vi] J. Lacan – Le Seminaire – Livre XI – séance 16.

[vii] J. Lacan – Le Seminaire – livre VIII – Le Transfert – séance du 7 de juin 1961. Lacan présente ainsi la question: Qui, entre les deux frères jumeaux ennemis, du Moi ou de l’image du petit autre, spéculaire, peut faire à tout instant basculer la préférence

[viii] J. Lacan Le Seminaire- Livre 5 – séance 14: C’est ce qui en fait -à proprement parler- le caractère douloureux, et c’est pour autant que le moi peut de la part de l’idéal du moi par exemple, à l’occasion se trouver dans cette position de rejet, que s’établit l’état à proprement parler mélancolique”, dit Lacan. “Ce qui est interdit rejette le sujet dans quelque chose où il ne trouve plus en rien à se signifier. Nous reviendrons sur la nature de ce rejet, mais entendez d’ores et déjà ici que ce à quoi je fais allusion peut être mis en relation avec le terme même qui est dans notre vocabulaire ce que j’ai mis en relation avec ce rejet, à savoir le terme de Verwerfung. C’est pour autant que de la part de l’idéal du moi le sujet peut se trouver lui-même dans sa réalité vivante, dans cette position d’exclusion de toute signification possible, que s’établit l’état dépressif comme tel.” “… cela s’articule dans les dernières résistances auxquelles nous avons affaire chez ces sujets plus ou moins caractérisés par le fait d’avoir été des enfants non désirés: dans cette irrésistible pente au suicide, dans ce caractère tout à fait spécifique de la réaction thérapeutique négative. Du fait que c’est à mesure même que mieux pour eux s’articule ce qui doit les faire s’approcher de leur histoire de sujet, que de plus en plus ils refusent d’entrer dans le jeu, ils veulent littéralement en sortir.”

[ix] J. Lacan – Le Seminaire – livre V – séance 14: Ils n’acceptent pas d’être ce qu’ils sont, ils ne veulent pas de cette chaîne signifiante dans laquelle ils n’ont été admis par leur mère qu’à regret. (…) Mais le rapport du sujet au signifiant, en tant qu’il est prié de se constituer dans le signifiant et que, de temps en temps, il s’y refuse, il dit: « Non, je ne serai pas un élément de la chaîne »

[x] Lacan, revient sur la question de ce rejet plusieurs fois et dans des époques très èloignés de son oeuvre, par example en Télévision et dans la Conférence de Génève.

[xi] Elisabeth Wurtzel nous dit: Ils croient qu’ils sont en train de faire tout le possible et ça ne marche pas. Ils n’ont aucune idée du puits sans fond où je me trouve. Ils devront faire plus, et plus et plus (…) ils ne savent même pas combien je vais éxiger d’eux avant de penser à me récupérer (…) C’est trôp tard et je suis sûre qu’ils continuent sans l’écouter. (…) ils doivent y essayer jusqu’à ce qu’ils meurent pour moi. Ils doivent souffrir comme moi, et même dans ce moment là, ce ne sera pas assez.

[xii] Sigfrid Siwertz, Prix Nobel de Litterature. En Chaussures italiennes, de Henning Mankell.

SHARE IT:

Comments are closed.