Hainamoration, une structure moebienne de l’amour et de la haine? Philippe Woloszko, Paris 15/12/2018
L’hainamoration, une structure moebienne de l’amour et de la haine?
Je vais vous entretenir ce soir d’un effet d’après-coup provoqué par un commentaire d’une collègue lors de la première séance du séminaire sur le thème de l’année à Metz, intitulé: « Entre l’Autre et l’identification il y a la haine [1]». Pour introduire la question de la haine, j’avais travaillé l’identification, identification primordiale, et l’avais articulée à la phase du miroir dont a parlé Lacan. Mon point de départ était d’ouvrir un questionnement sur ce que peut être un autre pour le sujet. Pour ce faire j’ai pris à un certain moment appui sur cette affirmation de Freud, confirmée par Lacan, et que personne n’a, à ma connaissance, jamais remis en question, à savoir que la haine était première, quelle était le premier sentiment. Cette collègue m’a fait remarquer que tout ce que j’avais avancé contredisait l’antériorité de la haine sur l’amour. Il m’est finalement apparu que cela était somme toute parfaitement logique si on soutient qu’il n’y a qu’une seule pulsion et non pas une opposition entre les deux pulsions de vie et de mort. En effet, si on n’oppose pas la pulsion de vie à la pulsion de mort, est-il possible d’opposer l’amour à la haine? La proposition faite d’une forme de continuité entre pulsion de vie et pulsion de mort comme une structure moebienne ne peut-elle être pensée pour l’amour et la haine? Cela me semble fondamental, car avancer qu’il n’y a qu’une seule pulsion, va modifier sensiblement l’abord théorique et donc pratique ou clinique de la haine. C’est ce que je vais tenter de développer.
Pour Freud, il est clair que l’amour et la haine sont en continuité directe avec la pulsion de vie et la pulsion de mort. En effet, Freud écrit dans une note ajoutée en 1923 au texte sur le petit Hans: « Son opposition ( de la pulsion de destruction ou pulsion de mort ) aux pulsions libidinales vient à s’exprimer dans la polarité bien connue de l’aimer et le haïr [2]». Il énonce là, clairement, que l’amour et la haine sont l’expression, la manifestation des pulsions de vie et de mort, et que leur opposition relève de la même structure. Je n’ai trouvé qu’une seule occurrence, où Freud admet une possible remise en question de l’opposition des pulsions, c’est dans « Le moi et le ça » où il parle de la transformation de la haine en amour ou de l’amour en haine : « Si cette transformation est plus qu’une simple succession temporelle, donc un relais [3]( ou une résolution ), alors évidemment le sol vient à manquer pour une différenciation aussi fondamentale que celle entre pulsions érotiques et de mort, qui présuppose des processus physiologiques aux cours opposés [4]».Ainsi, remettre en cause la haine comme premier sentiment, avant l’amour, apparaît comme une conséquence logique de l’affirmation qu’il n’y a qu’une seule pulsion.
Or, dans le texte « Psychologie collective et analyse du moi » Freud écrit: « La psychanalyse voit dans « l’identification » la première manifestation d’un attachement affectif à une autre personne [5]». Cela me conduit à tenter de montrer que dans ce mécanisme de l’identification rien ne permet de prouver que la haine est antérieure à l’amour. Il s’agit donc de l’identification primordiale ou comme Freud la nomme dans « Deuil et mélancolie [6]» : identification narcissique. Pour ce faire, revenons rapidement sur le processus de l’identification qui est le lieu du passage de la pulsion au sentiment et celui où se forme le moi. Cet extrait de « Pulsions et destins des pulsions » est de ce point de vue bien éclairant: « Qu’une pulsion « haïsse » un objet, voilà qui paraît bien déconcertant pour nous, si bien que nous en venons à découvrir que les appellations amour et haine ne sont pas utilisables pour les relations des pulsions à leurs objets, mais sont réservés à la relation du moi-total aux objets [7] ». Pour Freud, d’une part l’objet de la pulsion n’est pas celui du moi, et d’autre part il ne peut y avoir de sentiment que dans l’après-coup de la formation du moi, ici il précise du moi-total. Pour continuer à aller vite, la question du moi-total est liée au troisième temps de la pulsion, au nouveau sujet dont Lacan dit que ce n’est pas un nouveau sujet, mais « qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet [8] ». Pour résumer un peu ceci, disons que l’identification primordiale, qui correspond à la phase du miroir chez Lacan, est ce moment où se forme le moi pour Freud et où le sujet se transforme pour Lacan [9]. C’est là qu’apparaît le premier sentiment décrit comme ambivalent et ce que je préfère plutôt décrire comme ‘encore’ indifférencié. En effet, Freud dit : « L’identification est d’ailleurs ambivalente dès le début[10]» ce qu’il amène de la façon suivante: « Elle se comporte comme un produit de la première phase, de la phase orale de l’organisation de la libido, de la phase pendant laquelle on s’incorporait l’objet désiré et apprécié en le mangeant, c’est-à-dire en le supprimant [11]». Il apparaît là que l’amour et la haine sont, et ceci depuis l’origine, intrinsèquement liés, voire même indissociables: aimer c’est aussi détruire. Il est ainsi difficile de soutenir que l’amour n’est pas du côté de la pulsion de mort. C’est pourquoi je préfère dire que le sentiment est ‘encore’ indifférencié.
Je propose de nommer ce premier sentiment « indifférencié » hainamoration, suivant là cette trouvaille de Lacan en 1973 lors du séminaire « Encore ». Je ne souhaite pas utiliser le terme d’ambivalence, crée par Bleuler pour deux raisons: la première est qu’ambivalence renvoie à deux opposées, voire des contraires, ce qui n’est pas congruent avec l’hypothèse de la structure moebienne. La seconde est que l’utilisation de ce terme dans l’histoire de la psychanalyse, est venue désigner essentiellement la haine, j’y reviendrai plus tard. Parler d’hainamoration permet justement de faire apparaître une continuité entre la haine et l’amour, qui ne se résume pas à une opposition. C’est ce que dit Lacan dans le séminaire XXII « R.S.I. » : ce que j’ai énoncé comme vérité première, à savoir que l’amour est « hainamoration » [12]».
D’une certaine façon, cette thèse est soutenue par Freud lui-même quand il écrit: « Cette forme, ce stade préliminaire de l’amour peut à peine se différencier de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet. Ce n’est qu’avec l’instauration de l’organisation génitale que l’amour est devenu l’opposé de la haine [13] ». On peut remarquer que Freud parle ici de forme. Mais de quoi s’agit-il dans cette affaire d’organisation génitale? Il s’agit des identifications secondaires, par exemple au père ou à la mère, dans le cas du choix de genre. Lacan parle ici de « normalisation libidinale » ( confère « Le stade du miroir » ). C’est la continuation de la formation du moi, l’accumulation des couches identificatoires, toute la vie durant, qui s’effectue sous la contrainte de la détermination sociale. C’est là que l’environnement signifiant, l’entourage, va pousser le sujet à décider,à choisir ce qu’il peut introjecter, c’est-à-dire à considérer comme moi et non-moi, comme dedans et dehors, comme ce à quoi il peut s’identifier ou pas, et comme finalement ce qui lui est ou ce qui lui devient étranger. Ainsi, ce à quoi il peut s’identifier, s’y reconnaître sera aimé; et ce à quoi il ne le peut pas sera haï, et cela ne peut se faire qu’après l’identification primordiale ou narcissique. Il apparaît ainsi que la question de l’aimer et du haïr est intrinsèquement liée à celle de l’identification non pas primordiale, mais de l’identification secondaire, qui est déterminée par un choix du sujet. Ce n’est que dans un second temps que l’hainamoration peut commencer à se différencier en amour et en haine.
En effet, en reprenant le stade du miroir, on perçoit que l’enfant a de lui-même une image semblable à celle qu’il a des autres corps hors de lui: un corps parmi les autres; une image de semblable qui vient des autres. Le moi se forme ainsi comme image de l’autre, ceci correspond à ce que Freud appelait le narcissisme primaire. Le narcissisme primaire définit ainsi un être tout au dehors, d’emblée livré à l’autre, et assujetti à l’événement. C’est absolument narcissique, et c’est ce que montre la phase du miroir. Le moi se forme à l’extérieur, et non pas par un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, par une projection, mais précisément l’inverse: « le moi est d’emblée extéroceptif ou il n’est pas ».[14]En effet, c’est l’autre qui fait fonction de miroir.
Ainsi, le stade du miroir est aussi le paradigme, par lequel l’observateur nomme dans cette révélation ce qui s’est accompli autrement: la naissance du moi. Cette nomination où l’observateur énonce « c’est toi » est : « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre [15] ». C’est cette nomination qui masque l’aspect purement imaginaire du moi derrière le symbolique. En effet, Freud a employé indifféremment les expressions « idéal du moi » et « moi idéal ». Il ne les a pas différenciées, bien qu’il ait repéré qu’il y avait bien deux notions différentes. Lacan, en amenant imaginaire, symbolique et réel permet cette différenciation. Le moi idéal en est l’aspect imaginaire, le narcissisme, l’imago; alors que l’idéal du moi en est l’aspect symbolique, donc articulé au signifiant.
Ainsi, lorsque l’enfant se reconnaît dans le miroir, il a alors une image de son corps distincte des sensations internes de sa motricité. Il est pris entre la fascination primordiale par son semblable, vision captatrice de la « gestalt » du corps de l’autre comme miroir et ses perceptions non visuelles de son corps, là non unifié, dépendant en sa prématurité. Il se produit alors un écart entre l’image, image de l’Autre, du semblable, extéroceptive à laquelle il s’identifie et la représentation de la perception intéroceptive qu’il a de lui-même. Pour le dire autrement, il y a un écart entre l’image et la représentation, entre l’imaginaire et le symbolique ( qui représente le réel de son corps ), c’est-à-dire entre le moi idéal et l’idéal du moi. L’identification est finalement cette opération qui articule l’imaginaire au symbolique, lors de laquelle le moi se forme dans cet alliage de deux consistances, l’une pleine, l’imaginaire et l’autre trouée, le symbolique, ce qui crée un écart, ces deux consistances ne pouvant pas se recouvrir. Cet écart est d’une certaine façon à l’origine de la haine, qui apparaît ici comme une haine du symbolique. Lacan dans le séminaire « D’un Autre à l’autre » reprend la question de l’identification, où il se réfère à sa « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » dans laquelle il traite des questions de l’identification, du narcissisme et de la formation du moi. Il note une contradiction « nette » chez Freud à propos de la libido d’objet et de la libido du ça, dont il dit: « Ceci nous introduit à reposer toute la question de ce qu’il en est de l’identification [16] ». Il y explique qu’il y a une béance entre vouloir être l’Un dans la champ de l’Autre et l’idéalisation, ce qui confronte le sujet avec les problèmes narcissiques[17]. Il résume ceci dans cette formule : « c’est de l’impossibilité de faire rentrer sur le plan imaginaire cet objet petit (a) en conjonction avec l’imagenarcissique[18] ». Je pense aller là dans le sens de ce que Radjou nous a dit lors du dernier séminaire.
Ainsi, si on peut penser l’identification en terme d’écart entre imaginaire et symbolique, la question du dedans et du dehors, autrement dit du moi et du non-moi c’est-à-dire du moi et de l’autre, peut s’articuler autrement. C’est-à-dire en termes d’imaginaire et de symbolique et aussi de réel. Pour développer ce point, il y a lieu de reprendre l’amour et la haine dans leurs rapports avec réel, symbolique et imaginaire.
Alors, si le premier sentiment est bien l’hainamoration, qu’est-ce qui va venir différencier l’amour de la haine au point où ces sentiments peuvent apparaître comme des opposés? Lors de l’identification le moi se reconnaît comme identique à « soi-même », que l’on peut écrire « soi m’aime », c’est-à-dire identifier le moi ( imaginaire ) à l’idéal du moi ( symbolique ), s’incorporer comme dirait Freud et ainsi se constituer comme moi. Le moi s’intériorise et de ce fait se trouve être symbolisé, est nommé comme moi. S’il ne lui semble pas être identique à « soi-même », il est un objet, un autre, un « soi-m’aime-pas ( soi-même-pas ) », un « soi(t)-haï », il reste au dehors, à l’extérieur. Ainsi, il apparaît que l’amour se situe à l’articulation de l’imaginaire et du symbolique. Alors logiquement la haine devrait se situer à l’articulation de l’imaginaire et du réel, ce que nous montrerons tout à l’heure. L’amour et la haine de ce point de vue ne sont pas des opposés, mais au contraire apparaissent comme deux pôles de l’imaginaire entre le réel d’un côté et le symbolique de l’autre. Lacan amène cela dès le séminaire I sur le moi, où entre le réel et le symbolique, se trouve la troisième passion de l’être: l’ignorance[19]. Il y aurait lieu d’évoquer, ici, une structure borroméenne, ce que je n’ai pas suffisamment travaillé, et ce serait trop long pour ce soir.
Les mécanismes à l’œuvre pour déterminer si on a affaire à l’amour ou la haine sont le plaisir et le déplaisir. Si la vision, la perception de l’objet identificatoire provoque du plaisir, il sera aimé, et, comme lors de la phase orale il sera incorporé et détruit. Si cette vision suscite du déplaisir l’objet sera haï, reconnu comme autre c’est-à-dire comme non-moi ou pas reconnu comme moi, extérieur. Il servira par la haine qui le vise à la conservation du moi. Rappelons simplement que la haine a pour fonction la conservation du moi, cela est manifeste quand Freud met en place la deuxième topique, il substitue la pulsion de vie et la pulsion de mort aux pulsions sexuelles et aux pulsions de conservation du moi. Cela est encore un argument contredisant l’opposition stricte entre pulsion de vie et pulsion de mort et montrant que la haine n’est pas que destruction.
Ainsi, c’est le plaisir ou le déplaisir qui vont orienter et donc mettre en place cette différenciation de l’hainamoration entre ses deux pôles d’amour et de haine. Ce qui est cause de plaisir sera aimé et reconnu comme constitutif du moi, sera idéalisé et tout à fait conscient, entièrement dialectisé, significantisé, avec une consistance à la fois imaginaire et symbolique.
Alors que ce qui est haï appartient au monde extérieur, n’est pas reconnu comme partie du moi et va connaître le destin de ce qui est cause de déplaisir. C’est dire que cet objet haï est objet de jouissance. En effet, on peut avancer que le déplaisir, dont se soutient Freud tout au long de sa découverte de la psychanalyse et dont il tire la pulsion de mort, correspond globalement à ce que Lacan a nommé jouissance. Ainsi, ce qui est cause de déplaisir, haï est de ce fait objet de la jouissance ( pour être plus précis est cause de plus-de-jouir, de perte de jouissance qui réclame alors plus de jouissance, plus de jouissance de la haine ). La jouissance est à situer dans le réel. C’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise à la logique du signifiant, n’est pas subjectivée et donc pas consciente. Dans ce registre du réel la haine est pure jouissance. Ce qui apparaît alors est ceci: la haine se forme dans l’imaginaire suivant la phase du miroir à partir de ce premier sentiment d’hainamoration. Ce qui lui donne une consistance imaginaire, qui est précisément la forme sous laquelle elle apparaît au sujet. Dans ce même temps, elle devient un réel, en tant que jouissance, de façon à ce que le sujet ne puisse uniquement l’appréhender qu’en tant qu’élément imaginaire.
Cela a pour conséquence importante concernant la clinique de la haine que cet aspect imaginaire peut s’enflammer sans qu’une limite symbolique puisse agir[20]. C’est exactement ce que l’on peut observer actuellement dans le discours public, où domine cet aspect purement imaginaire, et où la réalité se dissout dans l’imaginaire et permet toutes les exagérations tant dans le mensonge ( pudiquement nommé fake-news ) que dans les thèses complotistes et les ambiances de lynchage que l’on trouve dans le discours public, et ceci autant dans les réseaux sociaux que dans les discours des hommes et femmes politiques, même ceux qui soutiennent des positions modérées. Aujourd’hui plus personne ne peut tenir un discours politique qui ne fait pas d’une façon ou d’une autre allusion à l’immigration, aux étrangers, c’est-à-dire pour le moins référence à la haine. Tous les meurtres de masses et génocides ont été préparés par de tels discours. Ainsi, cet imaginaire de la haine vient masquer ce qu’il en est de la haine en tant que réel. Comme illustration, prenons l’exemple de ces discours: ce qu’ils viennent dire, c’est que ces étrangers, ces autres ne sont pas humains, ce sont des parasites, des cloportes, des choses, de façon à les désidentifier d’une figure à laquelle on puisse s’identifier, un semblable. Cette désubjectivation est en fait une dé-métaphorisation qui projette ces autres dans le réel comme chose, comme « ding ».
Rappelons que l’identification est un mécanisme qui allie l’imaginaire au symbolique. Donc, la question se pose de comment introduire du symbolique dans la haine? Robert Lévy a apporté un outil très important avec ce qu’il a appelé « l’identification idéale collective », comme étant une possibilité de métaphorisation, c’est-à-dire de symbolisation du réel.
Ainsi, nous avons affaire à ce qui concerne la nature de réel de la haine en tant que jouissance, c’est-à-dire la difficulté à la reconnaître, en particulier à la reconnaître comme partie intégrante et constitutive du moi. C’est une des plus grandes difficultés et résistances lors des cures pour un sujet d’arriver à se reconnaître dans sa jouissance. N’est-ce pas là le troisième pied de la passion, celle dont Lacan dit qu’elle est majeure, la passion de l’ignorance? Celle qui se caractérise par l’absence d’imaginaire. Celle qui permet de ne pas se connaître, équivalent à ne pas se reconnaître dans l’Autre.
Dans cette logique qui consiste, en partant de l’idée qu’il n’y a qu’une seule pulsion et non deux pulsions qui s’opposent, à aboutir à une structure moebienne des pulsions et par conséquent à cette même structure moebienne de l’amour et de la haine, nous en sommes arrivés à réduire ce qui semblait toujours apparaître comme des oppositions, à ce qui sont des formes de continuité régies par la logique moebienne. Lacan définit d’une façon intéressante cette affaire dans le séminaire XVIII : « D’un discours qui ne serait pas du semblant » : « Le discours du Maître n’est pas l’envers de la psychanalyse, il est où se démontre la torsion propre, dirais-je, du discours de la psychanalyse : ce qui fait que ce discours fait poser la question d’un endroit et d’un envers, puisque vous savez l’importance de l’accent qui est mis dans la théorie, dès son émission par Freud, l’importance de l’accent qui est mis sur la double inscription. Or ce qu’il s’agissait de vous faire toucher du doigt, c’est la possibilité d’une inscription double à l’endroit, à l’enverssans qu’ait à être franchi un bord.C’est la structure dès longtemps bien connue dont je n’ai eu qu’à faire usage dite de la bande de Moebius [21]». Cette citation, un peu longue, met en évidence deux éléments concernant mon propos. Tout d’abord, ce qui n’est autre que ce que j’ai avancé aujourd’hui, à savoir la structure moebienne proprement dite où l’endroit et l’envers, comme le dedans et le dehors et par conséquent le moi et l’autre ne sont pas des opposés mais ce que j’ai appelé une forme de continuité dans le sens où ils ne sont pas séparés par un bord, une forme de continuité sans franchissement. Et le second concerne cette torsion moebienne dont Lacan dit qu’elle est le propre du discours analytique.
Si cette structure moebienne est le propre du discours de la psychanalyse, ce que j’ai tenté de montrer ici, comment penser ce que Freud a toujours soutenu, à savoir l’opposition des pulsions, comme de l’aimer et du haïr? De la même façon, Freud a construit toute sa théorie à partir d’une logique d’oppositions; cela dès« Les études sur l’hystérie » en 1895, où il met en place le conflit psychique. Tout d’abord par l’opposition entre conscient et inconscient à partir du refoulement. Nous y trouvons le refoulé et le non-refoulé qui répond à ce processus binaire du plaisir/déplaisir. Mais ça ne marche pas, il remarque qu’il y a du plaisir dans le déplaisir. Pour en rendre compte, il lui est nécessaire de recourir à la perversion. Il invoque le masochisme, qu’il étend à toute la vie psychique, avec cette question où il s’agit de savoir si le masochisme est primaire ou si c’est le sadisme qui se retourne sur le moi, thèse qu’il retiendra dans un premier temps. Ce n’est qu’en découvrant la pulsion de mort qu’il soutiendra que le masochisme est primaire et que le retournement du sadisme sur le moi est une forme secondaire du masochisme. Sadisme et masochisme s’opposent, tout en n’étant pas ni complètement différent, ni symétrique l’un de l’autre. Cela ne va pas sans rappeler la question de la primauté de la haine.De même, pour comprendre la question de la pulsion, il lui faut aussi une opposition entre deux pulsions ou groupes de pulsions: tout d’abord celle entre les pulsions libidinales et les pulsions du moi ou de conservation du moi; puis entre celles de vie et de mort. Mais lorsque Freud invente la pulsion de mort dans « Au delà du principe de plaisir », il insiste particulièrement sur le fait qu’une chose et son contraire sont les mêmes du point de vue de l’inconscient; ainsi, les opposés ne sont pas antinomiques mais ont plutôt un rapport en miroir au sens où Lacan l’amène dans le stade du miroir; ce qui introduit donc à la structure moebienne.
Or, pour conceptualiser l’inconscient, ce que Lacan appellerait le discours de la psychanalyse, Freud est toujours amené à décrire des structures triangulaires: inconscient, préconscient et conscient, le complexe d’Oedipe, le moi, le ça et le surmoi. Ceci, à mon sens, est pour rendre compte de la structure langagière de l’inconscient, c’est-à-dire ordonnée par le signifiant et la métaphore. Lacan, quant à lui n’a jamais eu besoin de recourir à ce type d’opposition, au contraire, il s’est plutôt employé à en montrer la dissymétrie.
Pourquoi Lacan n’a pas eu recours à cette logique binaire d’opposition qui est finalement la plus commune mais qui n’est pas celle ressortissant à l’inconscient? Je pense que, probablement, c’est parce qu’il ouvre cette question d’opposition à une autre dimension qui est celle de la division du sujet, qui elle ne peut pas être réduite à une simple opposition. La division subjective n’est pas une symétrie dans le sens de l’opposition de contraires, mais plutôt un hiatus irrémédiable entre au moins deux positions du sujet s’exerçant dans des champs différents. En effet, très vite, Lacan va développer la question de la division du sujet, qui sera noté $, introduit pour la première fois dans le graphe lors du séminaire : « Les formations de l’inconscient » en 1957. Pour lui, il ne s’agit pas d’un conflit intra-psychique ou de deux pulsions contraires, mais de l’effet du signifiant sur un sujet dès l’entrée dans le langage. Lacan n’a pas besoin de métaphoriser ( ou de mythifier? ) cette division par la mise en évidence des oppositions. Il va de soi que cela se produit et que les apparents contraires ressortissent à des occurrences différentes du signifiant.
Si Freud ne peut se passer du concept de deux pulsions opposées et son corollaire de l’opposition de la haine et de l’amour, où la haine serait antérieure à l’amour, c’est, me semble-t-il, par une théorisation insuffisante de la question du clivage et donc de la division subjective. Pourtant, dès « Les études sur l’hystérie » il met en évidence le clivage. C’est une question qu’il ne va commencer à approfondir qu’à la toute fin de sa théorisation avec ce texte qu’il n’a pas eu le temps d’achever sur le clivage du moi[22]. En effet, tenter d’articuler les manifestations de la division subjective avec la question du moi ne peut pas se faire autrement qu’en mettant en place des oppositions comme le dedans et le dehors, le moi et l’autre etc. Ce n’est qu’en intégrant pleinement le fait que la division s’effectue au niveau du langage, c’est-à-dire en deçà du sujet, qu’elle pré-existe au sujet tout en le déterminant, que l’on peut se passer d’en rendre compte, voire de la métaphoriser sous la forme d’une opposition comme celle des pulsions ou du dedans et du dehors. Pour illustrer ceci, prenons un exemple extrêmement simple: en clinique, quand un sujet énonce une contradiction ou une opposition interne à son psychisme, je ne me pose pas la question en terme d’opposition ou de contradiction qu’il s’agirait de faire reconnaître comme telle au sujet, mais en terme de division du sujet en regard du signifiant, afin qu’au décours de la cure le sujet puisse se reconnaître comme divisé. Par exemple, quand un sujet s’interroge pour décider d’aller dans le sens de son désir, pour autant qu’il puisse en savoir quelque chose, ou d’aller vers une norme sociale, c’est-à-dire d’obéir à une injonction du surmoi qui peut lui apparaître comme venant de l’Autre, je ne pense pas ce qu’il se passe en tant que conflit, semblant se produire entre le moi et l’Autre, dont la résolution a pu être théorisée par un renforcement du moi, mais en tant que choix du sujet. C’est ce qu’en disent nos patients: « J’ai à faire un choix », on est ainsi au plus près du dire du sujet. Ceci est une évolution de la théorie et de la pratique analytiques consécutive à ce que Lacan a transmis quant à cette question de la division subjective.
Lacan n’a jamais évoqué la structure moebienne de l’amour et de la haine, sauf une seule fois dans « L’étourdit ». Je ne pense pas que Lacan, dans l’ensemble de ses écrits et séminaires ait pu contredire cette thèse de la structure moebienne de l’amour et la haine. Il y met toutefois deux réserves: le lien avec l’ambivalence d’une part, et d’autre part ce fait que l’amour et la haine ont deux supports différents.
J’ai déjà abordé la relation à l’ambivalence que je vais approfondir. Il a donc écrit dans « L’étourdit » que : « L’amour-haine, c’est ce dont un psychanalyste même non lacanien ne reconnaît à juste titre que l’ambivalence, soit la face unique de la bande de Moebius, – avec cette conséquence, liée au comique qui lui est propre, que dans sa « vie » de groupe, il n’en dénomme jamais que la haine [23]». Il note là deux problèmes: ne pas différencier l’amour de la haine, ce qui me semble fondamental à faire, et la confusion déjà évoquée, où pudiquement l’emploi dans ce sens du terme d’ambivalence désigne la haine qui transparait dans l’amour, comme si elle ne lui était pas consubstantielle. C’est ce qu’il dit dans le séminaire « Encore » quand il introduit cette notion nouvelle de l’hainamoration: « Si l’hainamoration, justement, elle ( la psychanalyse ) avait su l’appeler d’un autre terme que de celui, bâtard, de l’ambivalence, peut-être aurait-elle mieux réussi à réveiller le contexte de l’époque où elle s’insère [24]».
Il l’énonçait déjà explicitement à propos du transfert en 1968: « ambivalence pour user du mot dont la bonne éducation psychanalytique désigne la haine [25]». Or, dans le transfert, en particulier dans le transfert négatif, c’est d’une véritable haine dont il s’agit. D’ailleurs, cette haine n’est pas l’apanage de l’analysant. Ce que montre bien Luis Eduardo Prado De Oliveira dans son livre « La haine en psychanalyse [26] ». On peut ainsi aller jusqu’à poser la question de savoir si la pratique de certains analystes, et non des moindres, avec certains de leurs analysants, n’a pas été de développer l’hainamoration de transfert du côté de la haine. Je pense à Freud qui a pris sur son divan sa propre fille Anna, à Lacan qui a eu des relations sexuelles avec son analysante Catherine Millot et à la relation de Donald Winnicott avec son analysant Masud Khan. Peut être ces analystes étaient-ils suffisamment forts ( ou suffisamment bons? ) pour s’arranger avec leur jouissance, mais leurs analysants? A l’évidence le concept d’ambivalence ne convient pas pour ces exemples extrêmes, contrairement à celui d’hainamoration.
Quant à la question de différencier l’amour de la haine, cela sera ce qui conclura mon propos de ce soir. Voici le point où j’en suis, pour l’instant, dans ma conception de l’hainamoration, de l’amour et de la haine. Au commencement était un seul sentiment l’hainamoration, produit par ce qui est la première relation à l’objet: l’identification, identification primordiale. Cette première relation est au départ image, c’est-à-dire sans représentation, c’est l’image de l’autre telle que la voit tout nouveau-né, comme tout animal qui peut voir ou reconnaître sa mère devant sa première perception visuelle. Chez le petit d’homme, soumis au langage, il lui faut une représentation, c’est-à-dire subjectiver cette image. C’est l’identification primordiale qui s’effectue dans les trois registres imaginaire, symbolique et réel. Cette identification a comme premier effet de produire ce premier sentiment d’hainamoration qui se décline aussi dans les trois registres. Dans l’imaginaire nous trouverons le moi[27], dans le symbolique avec l’idéal du moi cela sera l’amour et dans le réel la haine et sa jouissance. Alors, il me semble que de vouloir combattre la haine est se tromper d’objet, la haine n’est pas un problème, quelque chose qu’il faudrait éradiquer, que ce soit dans le monde social ou, et c’est là que nous avons quelque chose à en dire, dans le transfert. Ce qui fait problème, comme l’indique finalement très justement le thème de cette année, c’est l’au-delà de la haine, c’est la jouissance qui peut se manifester comme dans les exemples célèbres plus tôt évoqués, par un passage à l’acte. Ce n’est pas la haine qui passe à l’acte mais la jouissance.
Philippe Woloszko.
Paris, le 5 décembre 2018.
[1]Le texte de cet exposé est consultable sur le site d’analyse freudienne.
[2]S. Freud. Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans. O.C. IX. P123.
[3]Paul-Laurent Hassoun, dans : La haine la jouissance et la loi. sous la dir. de P._L. Hassoun et M. Zafiropoulos. Psychanalyse et pratiques sociales. Anthropos. 1995. Il remarque que le mot allemand, ici traduit par « relais » et qu’il traduit par résolution, est Ablösung, qui note-t-il contient à la fois l’idée de « dissolution » (Lösung), d’« amortissement » (d’une hypothèque!) et de transmission par laquelle quelqu’un vient à assumer l’activité de quelqu’un d’autre: tout cela est contenu dans le « passage » de l’amour à la haine.
[4]S. Freud. Le moi et le ça. O.C. XVI. P286.
[5]Freud. Psychologie collective et analyse du moi. In Essais de psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot. Paris. 1968. P 126.
[6]« L’identification narcissique est la plus originelle ». S.Freud. Deuil et mélancolie. O.C. XIII. P271.
[7]S. Freud. Pulsions et destins de pulsions. O.C. T XIII. P.U.F. 1988. P184.
[8]J. Lacan. Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. P281.
[9]Lacan parle de transformation du sujet lorsqu’il s’assume comme image, dans Le stade du miroir.
[10]Psychologie collective et analyse du moi. Op. Cit. P127.
[12]J. Lacan. Séminaire XXII. R.S.I. Version Valas. P 188.
[13]S. Freud. Pulsions et destins de pulsions. Op. Cité. P 184-5.
[14]Philippe Julien. Pour lire Jacques Lacan. Le retour à Freud. E.P.E.L. 1990. P45.
[15]Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme: à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image: imago. (..) la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal ( Ideal Ich de Freud) si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens qu’elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation libidinale. J. Lacan. Le stade du miroir. Dans Écrits. P94.
[16]J. Lacan. Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas.P331.
[19]J.Lacan. Séminaire I. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Version Valas. P 742. « Ainsi se créent : à la jonction du symbolique et de l’imaginaire la passion ou la cassure, si vous voulez, ou la ligne d’arête qui s’appelle l’amour, à la jonction de l’imaginaire et du réel, celle qui s’appelle la haine, et à la jonction du réel et du symbolique, celle qui s’appelle l’ignorance ».
[20]En fait, cette inflation imaginaire repose sur la logique du plus-de-jouir qui cherchant à récupérer de la jouissance ne fait qu’augmenter la perte de jouissance et induit un mécanisme entropique avec de plus en plus de jouissance pour compenser cette perte qui ne fait que s’amplifier.
[21]J. Lacan. Séminaire XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Version Valas. P4.
[22] S. Freud. Le clivage du moi et les mécanismes de défense.
[23]J.Lacan. L’ÉTOURDIT. In « pas tout Lacan. Texte du 14 juillet 1972. P1438.
[24]J. Lacan; Séminaire XX. Version Valas. P192.
[25]J. Lacan. Introduction de Silicet au titre de la revue de l’école freudienne de Paris. In Pas tout Lacan. P1182. Janvier 1968.
[26]Luis Eduardo Prado De Oliveira. La haine en psychanalyse. Liber. Montréal. 2018.
[27]N’est-ce pas le moi dans sa fonction de méconnaissance? Alors, on pourrait dire que dans l’imaginaire on y trouve l’ignorance. Cela permet de penser l’hainamoration comme amour et haine et ignorance. Cela pourra être une autre discussion. Si l’amour rend aveugle comme on dit, il en est de même pour la haine, cette cécité n’est-elle pas plutôt de l’ignorance?