Haine et altérité, Eva Van Morlegan-ParisCongrès 2019
HAINE ET ALTÉRITÉ
Eva Van Morlegan
Congrès 2019 Paris
Cet exposé découle de certaines questions laissées en suspens lors du séminaire que nous avons organisé à Séville, au cours duquel nous avons travaillé le thème de l’année de notre association. Nous avons commencé notre parcours par la question de l’identification à partir du chapitre VII de Psychologie des foules où Freud pose une première identification énigmatique qu’il nomme l’identification au père, et qu’il précise par le Moi et le ça comme une identification au père/mère et ceci, au moment où il n’y a pas encore d’objet ni de sujet. C’est-à-dire que nous sommes dans le pré-spéculaire, au moment où commence à se constituer le moi. C’est là que se situe la haine primaire, le rejet étant le mécanisme mis en jeu pour assurer l’homéostasie.
De cette haine primaire qui concerne le constitutif, il ne reste que des traces, des marques, qui n’ont pas le registre d’une inscription signifiante.
Freud dit dans Pulsions et destins des pulsions: «La haine, en tant que relation avec l’objet, est plus ancienne que l’amour. Elle nait de la répulsion primitive au monde extérieur. » Lacan précise que « la haine est plus ancienne que l’amour: elle est rejet, expulsion de l’Autre et remonte à l’Ausstoßung (expulsion hors du sujet) qui constitue dans le réel ce qui subsiste en dehors de la symbolisation. »
Ces marques, tombées sous la répression primaire, ne sont pas sans effets. On peut penser au travail de Winnicott La crainte de l’effondrement où il nous dit que « L’effondrement est cet état d’affaires impensable qui sous tend l’organisation des défenses ». Il affirme que « la crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un effondrement déjà vécu ». C’est un fait caché dans un inconscient qui n’est pas le réprimé dans la psychonévrose et il précise que « dans ce contexte inconscient, cela signifie que l’intégration yoïque n’est pas capable d’englober quelque chose ».
C’est ce que Lacan appelle une empreinte dans un inconscient non réprimé, une question dont traite Robert dans son livre « L’infantil en psychanalyse”[1].
Dans cet article également, Winnicott signale un autre effet de ces marques: la crainte du vide, et il relie cette crainte au fait que « rien ne s’est passé quand cela aurait pu se passer. A l’époque, le patient ne savait pas ce qui aurait pu se passer et il ne pouvait donc pas ressentir quelque chose si ce n’est noter que quelque chose aurait pu être.
Le patient reste dans l’attente d’un acte qui ne vient pas, de quelque chose qui aurait dû se produire, par conséquent, ce n’est pas un traumatisme dont on peut se souvenir.
Winnicott insiste sur le fait que c’est bien antérieur à l’édification de ce qu’on pourrait appeler le moi.
Cette crainte du vide, de l’effondrement, est liée à la présence du manque chez l’Autre maternel. Quand la mère ne peut pas mettre en jeu le désir, le manque dans le grand Autre est vécu comme un vide, et ce vide ne peut être le soutien qui permet à l’enfant de faire une construction, et donc, face à la question qu’est-ce que l’Autre attend de moi?, il ne peut initier aucune recherche ni faire une distribution de jouissance, puisque le manque est vécu comme un abandon et que l’enfant doit faire face à un excès pulsionnel impossible à élaborer par lui-même. C’est un vide qui ne peut pas se constituer en tant que manque.
Winnicott soutient que cette crainte de l’effondrement a lieu aussi bien chez des patients névrosés que chez des patients psychotiques, vu que quelque chose se met en jeu, quelque chose qui a à voir avec le constitutif. À ce propos, Freud précise dans « Le malaise dans la culture » que le primitif continue de cohabiter avec le plus élaboré et qu’à certains moments, il peut réapparaître.
Sans nous attarder sur les multiples manifestations cliniques de ce vide, on comprend que ces manques affectent directement la constitution narcissique du sujet, le laissant livré àune jouissance qui n’a pas été insérée dans l’échange avec l’Autre. Une jouissance asexuée, généralement liée à une pratique pulsionnelle déterminée, comme l’anorexie ou la toxicomanie, associée à des états dépressifs sévères, des attaques de panique ou à des états dans lesquels prédominent l’angoisse et l’acte. Bien que nous ne soyons pas nécessairement dans la psychose, nous sommes confrontés à des moments de forclusion, à des forclusions locales où le sujet ne trouve pas, par l’identification, un moyen d’insérer de la jouissance dans l’échange avec les autres.
Dans le même ordre d’idées, que ce soit dans L’ Agressivité en psychanalyse ou Propos sur la causalité psychique, Lacan soutient que la haine peut être un moyen de construire le grand Autre dans le cas des psychoses. La haine à la jouissance de l’autre est ce que Lacan appelle le kakon, en tant que mauvais objet interne. C’est un objet non spéculable. Lacan évoque le mécanisme libérateur du kakon dans l’analyse du passage à l’acte dans le cas clinique d’Aimée, quand « l’objet qui frappe définit le symbole de son ennemi intérieur, de sa propre maladie ».
De cette manière, le sujet est livré à la haine comme une tentative de séparation et de constitution de l’Autre, même si ce n’est pas par le biais de son exclusion.
Nous avons également travaillé sur la haine originelle en lien avec ce que Lacan appelle «le désir pur» lors du séminaire d’éthique, où il déclare qu’Antigone incarne ce désir pur, qu’il définit comme cette position d’un «au-delà» du symbolique, et nomme désir de mort. C’est un désir qui va au-delà du monde du Bien, du doute et de la culpabilité et derrière laquelle il n’y a aucune demande.
Dans le discours d’Antigone, son désir apparaît comme tautologique: mon frère est ce qu’il est. La formulation de ce choix n’est soutenue ni par la métaphore ni par la métonymie.
Freud parle du désir pur en relation avec une pulsion anobjetale dont le seul désir est la décharge. Le narcissisme primaire est une phase totalement « anobjetale », où c’est la haine du fardeau, du pulsionnel.Il y a une gêne dans le réel du corps qui veut mettre la tension à zéro. Ce serait la haine du manque de confort.
Nous sommes face à un universel constitutif sur lequel vient ensuite le symbolique transmis par le désir maternel qui fait que le désir cesse d’être pur. Vu de cette perspective, l’altérité est une atteinte au désir dans sa pureté.
Dès le départ, Freud nous parle d’un moi corporel, mais il n’y a pas de moi, c’est un mouvement purement pulsionnel et nous pensons que c’est là que s’inscrit une trace, au moment où le corps commence à souffrir; parce que c’est là que la différence se produit. Mais c’est un pur réel dans son fonctionnement car il n’y a pas de discours.
Pour en revenir à cette première identification dont parle Freud, nous pensons que c’est une identification qui passe à travers la mère ; ce n’est pas un échange entre l’enfant et la mère comme s’ils étaient deux. C’est une identification à la privation de jouissance, voilà pourquoi Freud appelle cela l’identification au père.
Cette empreinte est recouverte. Elle peut parfois être audible dans le récit du patient à un moment de l’analyse, ou se manifester par une gêne, par exemple chez des patients qui détruisent les liens sociaux au quotidien, qui s’enferment et ne veulent pas sortir parce que la relation avec l’autre produit chez eux un malaise qu’ils ne peuvent pas définir. Question que nous pouvons considérer comme une haine de tout ce qui altère l’homéostasie.
C’est une haine qui se vit dans le corps et dont nous pouvons aussi voir la manifestation dans la difficulté à établir un transfert, par exemple, chez le patient lorsqu’il vous dit au revoir sans vous regarder ou en vous regardant de biais, il ne proteste pas, il ne reproche rien, il ne se fâche pas mais il ne revient plus et vous fait disparaître . C’est une haine silencieuse.
Et nous nous demandons: est-ce le corps qui parle dans ce passage à l’acte? Y a-t-il là une menace qui vient de l’autre et qui suscite une haine qui rendrait l’identification impossible, et où un mouvement d’expulsion, de rejet serait le seul moyen d’affirmer le moi?
Quand nous sommes confrontés à cette haine constitutive, qui n’est pas apparue comme un traumatisme, et qui met en œuvre une violence destructrice contre l’altérité, nous émettons l’hypothèse que nous ne sommes même pas dans le registre du métonymique – alors que le métonymique est une opération qui se réalise entre signifiants par contiguïté – mais que nous sommes plutôt dans le registre de l’indice au point que nous aurons à construire une histoire qui rende compte de la relation, afin que puisse se produire une inscription.
Ceci requiert que nous réalisions un travail de construction afin de pouvoir mettre des mots sur ce qui se présente comme une emprunte, emprunte qui insiste à ne pas accéder à une inscription signifiante et qui reste hors représentation.
2 HAINE ET ALTÉRITÉ Margarita Moreno
Nous avons travaillé sur la circulation de la haine à l’adolescence, moment où sa fonction de séparation acquiert une importance primordiale qui permet la différenciation. Certains cas présentés par des collègues participant au séminaire et l’expérience d’un travail effectué dans un centre d’enseignement secondaire nous ont montré à quel point il est difficile pour certains jeunes de traverser ce processus alors que les adultes avec lesquels ils sont en relation (famille et enseignants) ne peuvent pas les accompagner non plus.
À l’adolescence, le mouvement de séparation des figures paternelles se réédite de manière virulente dans les processus d’identification, car les différenciations constituées jusqu’alors sont devenues inefficaces et inadéquates. Les adolescents ont besoin de lieux sociaux pour réaliser les déplacements nécessaires à ces opérations de réédition du stade miroir et de la métaphore paternelle.
Dans le Stade du Miroir se produit la différenciation d’un moi en tant qu’unité qui est corrélative à une nouvelle construction de l’altérité. Apparait un non-moi désiré par la mère qui se transforme, par identification, en le semblable. La rivalité avec cet objet est le prix de l’unification yoïque, ce qui implique une séparation de l’externe en autrui, mais il n’est plus complètement étranger, comme ce fut le cas de la haine primaire. L’étranger s’oppose à ce qui nous est propre, alors qu’autrui, même s’il est un autre, peut être approprié par l’enfant par la voie de l’identification.
L’objet du désir de l’Autre maternel, puisqu’il est médiatisé par le langage, n’est ni totalement spéculable ni entièrement symbolisable. Il y a une trace qui est réelle, qui le fait apparaître dans le symbolique comme manquant. Trace que Lacan appelle l’objet a.
Le registre narcissique tend à couvrir ce manque par la voie de la complémentarité entre le moi unifié par l’image (Moi Idéal ) et l’objet de reconnaissance issu du regard de l’Autre maternel situé comme l’Idéal du moi.
A l’adolescence, au cours de cette réédition du stade du miroir, ce qui garantit une unification par l’image corporelle « ne sont plus le regard et la voix des parents, en particulier de la mère, mais bien ce que verront et diront les pairs de l’adolescent et, en particulier, les éventuels partenaires de l’Autre sexe »[2].
L’Idéal du moi individuel possède des marques culturelles qui rendent sa collectivisation possible, comme le disait A. Konnrad [3]. Un idéal collectif fonctionne dans les groupes en favorisant les processus singuliers de métaphorisation et donc, d’identification. L’idéal du sujet, conditionné par le groupe, est un idéal extime et non une extériorité.
La collectivisation de l’Idéal qui permet l’alliance entre frères découle du parricide. Une fois que s’instaure l’interdiction de l’inceste à la fin du complexe d’Œdipe, s’ouvre la voie permettant le déplacement vers une sphère sociale plus large que les idéaux attribués jusqu’alors aux figures œdipiennes.
L’institution éducative est un lieu privilégié où favoriser les rencontres qui aident l’adolescent dans ce travail de désemplir l’Autre. Tant les enseignants que les pairs peuvent offrir de nouvelles ressources, de nouveaux lieux de reconnaissance, et ensuite d’identification, à partir desquels soutenir un projet vital, une promesse d’avenir.
Mais qu’arrive-t-il si l’adolescent reçoit de la part de l’institution une réponse ségrégative ? Quelles conséquences cela a-t-il sur les processus d’identification?
Nous avons pu observer les effets de la ségrégation exercée dans un centre scolaire sur un petit groupe de 7 étudiants, âgés de 12 à 13 ans, réunis dans la même classe pour y recevoir une éducation «compensatoire». Aucune stratégie mise en œuvre par l’équipe de direction du centre n’a permis de mettre fin à la violence dont ces étudiants faisaient preuve dans leur mode de relation avec les enseignants.
Les enseignants se sentaient impuissants à assurer leur fonction et même leur personne, face à ces manifestations violentes, offrant à ces étudiants comme seule réponse l’expulsion du centre durant des périodes assez longues et réitérées, de sorte qu’il devenait impossible de mettre en place le moindre projet éducatif avec eux.
Qui étaient ces jeunes? Il n’y avait pas d’uniformité dans leur position subjective ni en ce qui concernait leurs apprentissages, ;par contre il y avait une concordance de situations familiales et sociales dans lesquelles, entre autres, leur manque de protection face aux processus migratoires, la violence familiale et l’abandon étaient manifestes et auquel s’ajoutait un parcours de relations frustrées avec le système éducatif.
Parler d’inclusion scolaire, c’est parler de la tension entre l’universel de l’institution, sa tendance à l’homogénéisation, et le singulier qui découle de la réponse de chaque individuface à l’idéal collectif.
Ces jeunes qui n’ont pas reçu de leur environnement familial suffisamment d’apports symboliques ont tendance à développer des défenses très fortes vis-à-vis des autres, ce qui rend les processus d’identification difficiles. La peur de leur propre fragilité, l’horreur de l’effondrement peuvent entraîner une méfiance voire un vécu de persécution suscitées par le monde des adultes, d’où découlerait la tentative de la part des enseignants de se protéger en les écartant des autres élèves.
La ségrégation rend la différenciation difficile et conduit à l’identitaire. La dynamique de ségrégation de cette équipe d’enseignants a fait que les étudiants ségrégés se regroupent autour du trait identitaire de l’exclusion[4].
En l’absence d’espaces où élaborer les conflits avec ces élèves, une dynamique dans laquelle le mot a perdu son efficacité s’est instaurée, cédant un terrain croissant à la violence.
Quel rôle la haine a-t-elle joué dans cette dynamique? Nous pensons qu’ici, l’institution s’est offerte comme objet d’une haine qui n’entre pas en dialectique avec l’amour, et que par conséquent sa fonction de séparation a échoué. Le groupe d’étudiants a renforcé sa cohésion en dirigeant sa haine vers un objet commun: les enseignants et l’institution éducative.
Pour que les éducateurs puissent se présenter comme les agents d’une transmission différente de celle des parents, ils doivent offrir à ces jeunes des lieux vides de préjugés et un vrai intervalle de temps d’attente qui puisse donner lieu à des réponses autres que celles tracées par le scénario d’un destin prédéterminé.
Pouvons-nous considérer que cette étape qui se produit au sein de l’institution, de la ségrégation à l’expulsion, est caractéristique d’un fonctionnement de masse? Serions-nous face à une cohésion de toute une équipe pédagogique soutenue par un «nous» qui ségrége certains étudiants, transformé en étrangers, à qui est attribuée une caractéristique différentielle qui les identifie comme membres d’un collectif vécu comme une menace?
Nous nous demandons également si le recours à l’expulsion si souvent utilisé dans lesétablissements scolaires ne serait pas lié au fonctionnement de cette haine originelle dont parle Freud. Bien que la haine originelle ne puisse pas être collectivisée, elle subsiste et « coexiste avec le plus élaboré »[5] chez chaque sujet. Le fonctionnement de l’institution en tant que masse peut-il donner lieu à l’expression de cette haine constitutive qui, même si elle conserve l’esquisse d’une altérité, est destinée à faire disparaître ce qui dérange, de la même manière que le moi expulse ce qui génère une tension dans sa constitution originaire?
Septembre 2019
[1] R. Lévy, Lo infantil en psicoanálisis. Letra Viva, Buenos Aires, 2008
[2] J-J Rassial El pasaje adolescente,de la familia al vínculo social, pág 79.
[3] A. Konrad, Le sujet et la hainecommereparts de l’altérité. Seminario del Auditorio, Madird, marzo 2019.
[4] M.C. Kupfer, Qu’est-ce qu’un autre pour le sujet dans les groupes d’enfants et d’adolescents : considérations sur l’effet Columbine, Media Jornada de AF, París, marzo 2019
[5] [5] S. Freud, El malestar en la cultura.