3-Hanane Nové-Josserand-"la mort d’un enfant, un réel absolu, irreversible.
Expérience groupale d’écoute et de suivi de parents ayant perdu un enfant d’un cancer
La mort d’un enfant, quelque soit son âge, même lorsqu’elle a été annoncée, est vécue par les parents comme un non sens, une injustice, un traumatisme psychique.
Les enfants qui sont décédés d’une tumeur cancéreuse ne décèdent pas du jour au lendemain comme ceux qui décèdent d’un accident brutal mortel. Il y a toujours eu « une préparation » dans le temps pour les parents. Ces parents ont été confrontés à d’autres traumatismes liés à divers moments de la maladie de leur enfant : celui de l’annonce du diagnostic est le premier traumatisme, l’annonce d’une récidive en est un autre, l’entrée en soins palliatifs aussi.
Le diagnostic et l’entrée dans les soins se traduit chez les parents par un profond bouleversement de l’organisation psychique du moi mais aussi un bouleversement des repères familiaux. Pour certains parents c’est « un coup de massue sur la tête », « c’est la terre qui s’est ouverte sous nos pieds » etc… Représentations qui renvoient à la chute et qui pourrait se traduire comme un trou dans la psyché, quelque chose qui ne peut s’inscrire du fait de la brutalité, de la violence de l’évènement. C’est aussi une rupture plus ou moins vécue comme une faille dans la continuité des processus psychiques.
Donc après cette annonce, c’est le temps du traitement, le temps de l’espoir. Les parents parviennent tant bien que mal à se reconstruire de nouveaux repères et de nouveaux mécanismes de défense, de nouvelles stratégies de survie. C’est aussi une nouvelle vie pour les parents, faite de petites victoires et souvent d’insondables désespoirs notamment lorsqu’il y a récidive, rechute après une rémission. Mais malgré ces diverses annonces, les parents gardent toujours un espoir, car que son enfant soit mortel et puisse mourir, toute mère, tout parent le refuse de toutes ses forces, viscéralement.
Mais la mort de son enfant survient dans la réalité. Cette mort est la pire épreuve pour un parent ; épreuve terrible, dramatique, pétrifante de douleur. Le soutien apporté aux familles au moment et après le décès semble toujours insuffsant. Il nous a semblé que la prise en charge individuelle par le médecin, les psychologues, le cadre infrmier, bref toute l’équipe soignante présentait un manque malgré tout l’effort mis en ?uvre pour contenir l’émotion intense.
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En effet lorsque le médecin reçoit les parents après ce terrible évènement, bien qu’il apporte toutes les informations d’ordre médical nécessaires et parfois demandées par les parents, celles-ci sont souvent soit non entendues soit non comprises soit parfois reçues avec violence. Les soignants confrontés à une telle situation malgré l’expérience répétée de décès dans le service témoignent parfois de leur impuissance par des phrases du type : « on ne sait pas quoi dire, on ne sait pas quoi faire ». Face à ce vide, les parents sont renvoyés à un vide total auquel se rajoute l’isolement. Et ce n’est que le début d’une épreuve où une écoute psychologique, médicale, soignante ne peut se substituer à une autre écoute. Donc proposer aux parents de revenir afn de rencontrer après quelques mois d’autres parents ayant vécu une expérience similaire, c’est leur permettre de sortir de cet isolement et de trouver une autre écoute : celle de leurs semblables dans un tel vécu.
Pour revenir à la mort de son enfant, aucun mot n’est suffsant, assez juste pour dire et décrire la douleur, l’amputation, la déchirure. Les parents sont alors confrontés à l’indicible. Cet indicible des parents rencontre comme nous l’avons souligné celui des professionnels. La proposition de ce groupe a probablement eu comme objectif supplémentaire, objectif inconscient d’approcher cet indicible, cet innommable par la tentative de mettre des mots là où il n’y en avait pas encore. Cela afn de symboliser l’absence, la perte, pour que cette douleur puisse retrouver sa vocation humaine de parole reçue et entendue et qu’enfn puisse se dessiner la possibilité d’inscrire cet événement traumatisant dans une histoire.
II. Thèmes et processus psychiques groupaux
Lors de la première séance, j’ai invité les parents à se présenter. Tous se sont présentés comme « maman de … » ou « papa de … » Ensuite, il n’y a plus eu aucun instant de silence. La parole jaillissait comme si elle avait été longtemps retenue. Tous les parents ont pris au moins une fois la parole sauf une maman.
Nous soulignerons tout d’abord les quelques processus psychiques qui ont permis et favorisé un échange de propos « jamais tenus jusque-là de cette manière-là », selon les participants. Chacun a d’abord pu exprimer combien il était diffcile voire impossible de parler vraiment avec ceux qui n’ont pas vécu cette expérience. Souligner l’incompréhension de l’autre extérieur à ce vécu renvoyait chacun à cet isolement rompu par le dispositif du groupe.
II. 1. Régression et indifférenciation
En situation de groupe une régression est imposée à l’individu avec des effets unifcateurs voire des sentiments d’être tous « pareils » dans cette épreuve, d’être tous semblables face à la mort de son enfant.
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Le groupe et cette situation particulière à la problématique du deuil, viennent créer une indifférenciation. La mort de son enfant est vécue comme un traumatisme. « Le trauma, qu’il soit collectif ou individuel, est massifant en même temps que fragmentant: le mode de rassemblement du chaos ne produit ni ordre ni différenciation ; c’est un magma en activité qui poursuit une ?uvre de destruction » dit Maurice Borgel1. « La solitude qui accompagne tout trauma isole, même s’il s’agit d’expériences vécues collectivement. Isolement et désolation vont de pair selon H. Harendt. Il faut le raccordement à l’espace public pour que le sujet puisse sortir du trauma »2. D’où l’
importance du partage avec d’autres dans un échange dont le caractère peut être nourrissant, humanisant. Car au fond de l’espèce humaine, il y a la volonté de parler et d’être entendu.
Le groupe donc et cette situation particulière viennent alors créer non seulement une indifférenciation mais un renversement dans les générations traduit par une régression. Tous les enfants décédés sont idéalisés par leurs parents, idéalisés dans leur combat et lutte héroïques contre la maladie, leur résistance, leurs souffrances physiques et psychiques, dans leur soutien et protection intenses pour leurs parents. Ce sont leurs enfants qui leur ont donné des conseils et cela, quelque soit l’âge de leur enfant. Ces parents qui devant la maladie et la mort de leur enfant sont devenus petits, très petits, pris en charge par leur enfant qui lui est devenu grand, grand par rapport à eux, grand par rapport à la maladie, grand par rapport à la mort. Quand les parents parlent de l’enfant, quand ils l’idéalisent, il ne s’agit pas pour autant de la parole de l’enfant mais de la projection de leur désir ayant pour prétexte l’enfant. Des facettes de vie imaginées à partir de l’absence du corps réel donnent alors lieu à des regrets, à des rêves sans fn. L’enfant dans son corps est l’héritier de la vie parentale, le successeur de leur dessin conscient ou inconscient. Serge Leclaire dit « …, il y a toujours dans le désir des parents quelque deuil non fait – ne serait-ce que leur propre rêves d’enfants – , et leur progéniture sera toujours et avant tout le support excellent et privilégié de ce à quoi ils auront dû renoncer »3.
Mais l’enfant décédé, l’enfant absent à jamais, cet enfant « abandonné » fantasmatiquement puisqu’on ne l’a pas suffsamment protégé du cancer et de la mort, cet enfant abandonnant ses parents, (une maman a bien dit : « Il nous a abandonnés »), n’aurait-il pas déçu ses parents en emmenant avec sa disparition nombre de promesses de vie dont il était porteur?
Cette idéalisation ne pourrait-elle pas se comprendre aussi comme une défense contre un sentiment de persécution ?
1 Maurice Borgel, « Témoignages » , in « La Résistance Humaine » sous la direction de N. Zaltzman, PUF, 2006, p. 65.
2 Ibid , p. 68.
3 Serge Leclaire, « On tue un enfant », Edition du seuil, 1975, p. 24.
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Jean Allouch insiste sur le sentiment de persécution qui est inhérent au deuil : « Il paraît exclu de faire valoir quelque version du deuil que ce soit sans que le deuil y soit référé à un sentiment de persécution »4.
Cette idéalisation serait-elle aussi une défense contre leur voeu inconscient de mort de l’enfant en eux ? Freud avait déjà remarqué que l’idéalisation était une défense contre des pulsions destructrices. Au meurtre symbolique du représentant narcissique primaire dont parle S. Leclaire, répond dans le réel la mort de l’enfant. À ce fantasme originel « On tue un enfant », inquiétant, évité, cette fgure où se rassemblent les v?ux secrets des parents, répond la dénonciation d’une tromperie quant-à la mort réelle de l’enfant. Une maman a insisté sur ce fait : « on nous a dit de manger bio, d’élever nos enfants dans selon tel ou tel système de valeurs etc., fnalement on nous a trompés. Qui croire, que croire, que nous reste-il ? » . Il ne reste plus alors qu’un sentiment d’incrédulité, de vide, vite comblé par un désir de faire du bien.
Ainsi, certains parents deviennent comme « purifés » par cette mort, au sens où ils sont devenus bienveillants, avec le souhait de faire du bien à autrui comme s’engager dans des associations humanitaires ou autres associations de bienfaisance pour les enfants. Cette épreuve devient donc pour eux une source de nouvelles valeurs plus humanistes.
Plus humanistes et à la fois moins tolérants. Les différences qui pouvaient émerger de temps à autre entre parents. (par exemple : garder la chambre de l’enfant décédé comme un sanctuaire ou y amener des changements, garder ses cendres ou en faire une sépulture) étaient rapidement annulées par le retour du thème de l’exclusion, de la mise à l’écart. L’autre n’ayant pas vécu cette douloureuse épreuve est perçu comme fuyant, incompréhensif ou maladroit, jamais en phase avec eux, ne répondant ni à leur attente ni à leur écoute. Ces parents se ressentent dés lors comme des exclus, des personnes qui sont « passés de l’autre coté ». D’où cette position impossible à tenir avec l’autre si différent aujourd’hui, si « normal ». L’autre, les autres, ce sont les proches, certains membres de la famille (voire pour quelques-uns tous), les collègues, certains amis etc….
II. 2. Oscillation entre le désir d’être confondu et la crainte de l’être
Le groupe oscillait alors entre un désir d’être confondu autour d’une expérience commune partageable et un désir d’être différent dans cette expérience, autrement dit de sortir de cette indistinction. Dans ce désir d’être confondu se proflait la question de l’identique. L’autre ayant perdu un enfant d’un cancer, c’est un presque moi, un autre moi-même. Pourtant, il n’est pas identique, il devient constitutif
4 Jean allouch, « Erotique du deuil au temps de la mort sèche », EPEL, 1997, p. 26, et p. 43. 4
« d’une communauté de frères » comme l’a souligné à plusieurs reprises un parent. Le frère, le co-frère, le co-humain, c’est un peu le même mais ce n’est pas l’identique pour reprendre la distinction faite par Michel de M ‘Uzan5. On percevait chez ces parents qu’être identique renvoyait à une répétition mortifère, à une autre mort. Alors qu’en étant les mêmes, le « même » on pouvait introduire une petite différence, un écart. Et ainsi cette petite différence pouvait autoriser la mise en sens, l’élaboration, l’historisation. Les mots
eux-mêmes introduisent la différence, « les mots empêchent, masquent la violence du cri, alors que le cri abolit toute différence, et précipite l’un dans l’autre »6.
La crainte fantasmatique d’être absorbé par les autres participants et le désir inconscient d’exister différent et distinct cohabitaient avec cet autre désir de constituer un groupe que chacun pouvait investir. Le groupe s’autorégulait spontanément. Chaque parent qui prenait la parole parlait en son nom bien sûr mais aussi au nom de tous.
L’évènement traumatique ayant été parlé librement et avec d’intenses émotions a pu être entendu de chacun. Le parcours dans la maladie de chaque enfant, la description dans le détail de la fn de vie et l’instant fnal de la mort ont pu se dire sans tabou, mais avec pudeur. L’émotion envahissait le groupe, plongeant chacun en miroir de l’autre, réactivant des représentations et présentifant l’absent : l’enfant.
Les participants pleuraient. L’émotion était à son comble. J’étais moi-même prise dans quelque chose qui relevait d’une fascination dangereuse exercée par l’évocation de ces évènements, de ces scènes traumatiques. Prise donc dans cette captation avec les parents il m’était alors diffcile d’exister dans une position d’entre deux nécessaire et indispensable à l’existence, et à la survie du groupe. Il me fallait m’extraire de cette adhésion captive au discours sans pour autant sombrer dans une position d’observateur silencieux qui aurait pu être perçue comme persécutrice. C’est dans cette place d’entre deux, pas tout à fait dedans mais pas tout à fait dehors, qu’il me fallait me situer. Et pour cela, il fallait intervenir, intervenir pour dire ce que le groupe vivait en ce moment.
Moi, qui n’avais pas vécu cette expérience, me fallait-il passer par là pour être admise d’eux, être des leurs ? Me fallait-il devenir un miroir de « cette communauté de frères », un miroir de l’autre, un miroir qui lui renvoyait sa propre image pour être autorisée à être dans un lien avec eux ? Etait-ce la condition qui permettait d’éviter un rejet massif puisque les autres n’ayant pas vécu cette épreuve faisaient l’objet de vives réactions de rejet et d’agressivité ?
5 Michel de M’Uzan, « Le même et l’identique » in « De l’art à la mort », Gallimard, 1983, p. 83.
6 Radmila Zykouris, « Survivre à l’enfant et à la guerre » in « Des psychanalystes parlent de la mort », Tchou éditeur, 1979, p. 160.
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II. 3. Une identité sans nom
Ces parents, comme probablement tous les parents ayant perdu un enfant, revendiquaient cette identité de parents endeuillés. Ils tenaient à cette nouvelle identité. Elle est ce qui les lie à cet enfant mort dans la réalité mais qu’ils voulaient conserver vivant en eux, à l’intérieur de leur corps comme un lieu de préservation d’une nouvelle identité. Certains ne se sont-ils pas présentés uniquement comme « parents de … », décédé à telle date. Tout au long des séances, cette nouvelle identité s’imposait à eux comme pour essayer de symboliser ce qui dans la langue n’existe pas pour désigner la mère ou le père qui a perdu son enfant.
Il manque en effet un mot pour désigner celui qui est en deuil de son enfant. Une maman l’a souligné avec force. Cette perte donc ne nomme pas celui qui l’a subie, ne lui fait pas changer de statut ni dans la langue ni dans la société. Et pourtant dans son identité, celui qui a perdu un enfant subit un changement radical. Car il y a un avant le décès et un après. Il y a une ligne de fracture qui fait que rien ne sera plus comme avant.
Nous pourrions presque avancer l’hypothèse que ce n’est pas par hasard que ce mot manque dans la langue. Car cette perte d’un enfant qui n’est pas comparable à la perte d’un parent ou d’un conjoint, comporte quelque chose de l’ordre de l’innommable. Quand un enfant meurt avant ses parents, quand l’ordre des générations s’inverse, il n’y a peut-être pas de nom. L’impuissance de l’homme face à cette perte se traduit aussi par ce réel qui à défaut de pouvoir s’inscrire, faute de ne pouvoir être symbolisé, ne cesse de revenir à la même place. Les propos d’un papa dans le groupe illustrent vraisemblablement cette hypothèse : « si on ne parle pas de ça, on ne peut pas parler d’autre chose». C’est probablement aussi la raison qui fait que pour palier ce manque dans la langue, il faut à chaque fois dire la mort elle- même, redire la perte. Dire et redire la perte est vital psychiquement pour celui qui l’a subie mais souvent insupportable pour celui qui en est extérieur. D’où ces sentiments d’écart, d’incompréhension, voire d’exclusion, exprimés fréquemment par les participants. D’où aussi, ce sentiment d’être devenu au fl des séances «une communauté de frères, des frères dans l’humanité ».
En perdant un enfant d’un cancer, ces parents ont le sentiment d’avoir vécu une expérience relevant de l’horreur. Alors « quand on est passé de l’autre coté » comme l’a dit un des parents, quand on revient de l’horreur, comment en revient-on ? Comment être en lien avec celui qui ne l’a pas connu ? Comment en parler à l’autre qui est devenu un étranger ?
Il s’agit « d’une souffrance qui ne se partage pas » (selon les propos d’un parent), d’une expérience qui n’est pas transmissible.
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Mais paradoxalement, cette expérience les a dotés fantasmatiquement d’un privilège -privilège sombre, tragique- mais privilège qui néanmoins les situe dans une communauté qui vient de très loin.
Eux sont passés de « l’autre coté », et comme ont pu le dire certains, ils sont devenus des exilés, « exilés hors d’eux ». « La mort de mon enfant m’a jetée hors de moi ». Faut-il entendre par là que la mort de leur enfant les a fait tomber hors d’eux ? hors de soi ? Sont–ils d
evenus des étrangers à eux-mêmes? Etranger à soi ? S’agit-il d’une perte de repères narcissiques qu’il faut retrouver ? Il y a vraisemblablement atteinte au sentiment d’identité. Cependant loin de se dissocier, ces parents tentent d’assumer cette nouvelle identité marquée par le sceau du manque, de la perte, et pour qui la langue ne peut délivrer un vocabulaire à soi.
Ces parents ont approché une vérité essentielle, ont intégré la mort dans les possibles de leur existence, mais pas de façon théorique, abstraite. Ils l’ont incluse en situation d’impuissance, de passivité, en situation d’extrême brutalité. (Le parallèle serait à faire avec ceux qui ont vécu des traumatismes psychiques lors de guerres ou de génocides et qui y ont survécu). Et ces parents y ont survécu. Il y a bien sûr cette culpabilité d’avoir survécu à leur enfant mais pas seulement. Leur survie aujourd’hui consiste à revendiquer cette identité sans nom, « on ne veut pas qu’il y ait de nom pour qualifer ceux qui ont perdu un enfant » défendait une maman relayée par d’autres parents. Leur survie semble dépendre de cette lutte à défendre cette nouvelle identité. De même qu’ils tiennent à cette souffrance particulière et réciproquement cette souffrance semble les nourrir, les tenir, comme si elle leur permettait de tenir encore debout.
La défense de cette « identité sans nom » viendrait-elle désigner, signifer, « compenser », une perte « sans compensation aucune, une perte sèche 7 », notion que développe Jean Allouch? Cette nouvelle identité est-elle le signe d’un deuil impossible à faire lorsqu’il s’agit de son enfant ? Un deuil refusé, une maman disait : « je veux rester dans cet état » une autre : « je veux rester en colère », et une autre « je ne sais pas ce que le travail de deuil veut dire ». Peut-être y a-il deuil là où on dit qu’il n’y en a pas ? Et qu’il ne s’agit peut-être pas d’un travail, qu’il serait pour reprendre Jean Allouch « inconvenant de réduire le deuil à un travail » 8?
Le terme de travail induit en général l’idée d’un résultat. Freud dans « Deuil et mélancolie 9» insiste sur ce point « le moi après avoir achevé le travail du deuil devient libre et sans inhibitions10 » et il rajoute « le résultat est un retrait de la libido
7 Jean Allouch, « Erotique du deuil au temps de la mort sèche », EPEL, 1997. 8 Ibid, p. 42.
9 Sigmund. Freud, « Deuil et mélancolie » in « Métapsychologie », Paris, Gallimard, 1987, p. 145.
10 Ibid, p. 148.
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de cet objet perdu et son déplacement sur un nouvel objet 11». Freud parle d’un objet substitutif12 censé procurer à l’endeuillé au terme de son travail de deuil, les mêmes jouissances que celles obtenues par le passé de l’objet perdu. Or pour ces mères, pour ces pères, il semble impossible que leur objet d’amour en l’occurrence leur enfant soit substituable. « Faites donc un autre enfant », avaient pu dire, il y a quelques années, certains médecins à d’autres parents. Plus maintenant tant il est vrai que cette proposition était reçue avec violence par les parents, par les mères. Une proposition violente, caduque car un enfant n’est pas remplaçable même si on en refait un autre, des autres. Sinon c’est un enfant de remplacement et alors ce serait un enfant avec une problématique narcissique particulière ; celle de se sentir investi pour ce qu’il vient rappeler à ses parents de l’enfant mort idéalisé.
Le deuil de cet enfant pour ses parents a peut-être affaire précisément avec cet enfant en tant qu’irremplaçable, en tant que non substituable, en tant qu’aucun autre objet d’amour ne pourrait lui être équivalent et satisfaire le même amour . Freud dans « Deuil et mélancolie » dit que dans le travail du deuil normal, le résultat est un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet ?
Pourtant c’est le « même » Freud qui en 1929 dans une lettre adressée à Binswanger alors que sa flle Sophie est morte en 1920, a écrit
« On sait que le deuil aigu que cause une telle perte trouvera une fn, mais qu’on restera inconsolable, sans trouver un substitut ».
Et il rajoute :
« Tout ce qui prendra sa place, même en l’occupant entièrement restera toujours quelque chose d’autre ».
« À vrai dire, c’est bien ainsi. C’est le seul moyen que nous ayons de perpétuer un amour auquel nous ne voulons pas renoncer »13.
Freud semble donc admettre que le deuil ne débouche pas forcément sur l’accès à un objet substitutif.
La perte de son enfant renvoie à une double perte, elle est vécue à un double niveau. Il y a perte, privation à la fois dans le registre narcissique et bien sûr dans le registre objectal. Dans le registre narcissique, il y a toujours une part de libido narcissique investie dans l’enfant. A ce sujet on peut rappeler que dans les camps nazis, le degré de résistance des femmes ne dépendait pas de leur âge ; c’était les mères de jeunes enfants qui succombaient, qui mourraient le plus vite14. Sans doute la part de libido narcissique investie dans leur enfant ne pouvait-elle en être détachée au proft de la
11 Ibid, p. 155.
12 Ibid, p. 159.
13 Sigmund Freud, Correspondance 1873-1939, Gallimard, 1966, p. 421-422. Cette référence fut trouvée dans l’ouvrage de Jean Allouch « Erotique du deuil au temps de la mort sèche ».
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personne propre ? Il semblerait donc que la part de libido narcissique investie dans l’enfant ne soit plus détachable, déplaçable, et dès lors qu’elle ne puisse plus faire retour, l’objet aimé et perdu l’emporte à jamais avec lui. Il s’agit probablement de cela lorsqu’une mère disait «amputée, je suis amputée ». Car toute mère qui perd son enfant perd une partie d’elle-même. Non pas que son enfant soit une part d’elle- même car s’il vivait, il serait autre qu’elle, (puisque séparé déjà de part la naissance), mais avec sa mort, c’est une part de soi qui se perd et qui ne se retrouve plus.
De cette expérience traumatique qui les a fait passer de « l’autre côté », ces parents ont hérité d’une connaissance non accessible aux autres, ils sont devenus les dépositaires d’un savoir ignoré des autres, un savoir secret. Ce savoir sur la mort, il n’est pas question de le lâcher, de s’en déposséder. Ils veulent en avoir le privilège, le monopole, en être le garant et le perpétuer. Eux savent quelque chose que les autres ne savent pas même si ils le lisent ou qu’on leur explique. Ce savoir leur permet alors de se sentir appartenir à un groupe, comme s’ils faisaient partie d’une aristocratie. On peut se demander en quoi consiste ce savoir secret, incommunicable, énigmatique. Interroger ce savoir, ne passerait-il pas par une interrogation sur le désir qui se profle derrière ?
Radmila Zykouris dit : « Celui ou celle qui a survécu à son enfant, à sa descendance sans le vouloir, a transgressé une loi »15. À partir de là, ce qui a changé disait un parent « c’est notre rapport à la loi, aux goûts et aux usages, à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ». Il ne s’agit pas tant dans le quotidien de ces parents d’une transgression dans la dimension déviante, mais d’un désir de ne plus s’encombrer de codes sociaux, de ne plus se conformer à ce qui a été exigé d’eux jusqu’à présent ; un certain non conformisme à des règles, à des normes vécues par eux comme inutiles, pesantes. Comme si le désir de faire émerger le sujet en eux primait aujourd’hui sur la norme en vigueur, sur la morale sociale. Leur morale n’est plus celle des bénéfciaires d’une sécurité, mais celle qui les amène à penser que personne ne pourra plus rien leur faire, et que rien ne pourra leur arriver de pire. Comme s’ils devenaient les détenteurs d’une culture autre, fondatrice d’un fantasme « une vie à l’abri de toute atteinte ».
Freud a dit que « personne ne croît à sa propre mort, ce qui revient au même : dans son inconscient chacun est persuadée de sa propre immortalité »16.Peut-être qu’à la douleur éprouvée à la perte d’un enfant se voit associé et opposé le sentiment d’un triomphe du moi confrmé dans son immortalité ?
14 Géraldine Cerf de Dudzeele « Le narcissisme primaire corporel » in « La résistance de l’humain », PUF, 1999, P. 112.
15 Radmila Zykouris, « Survivre à l’enfant et à la guerre » in « Des psychanalystes parlent de la mort », Tchou éditeur, 1979, p. 137.
16 Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » in « Essais de psychanalyse », Petite Biliothèque payot, 1997, p. 126.
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Dans cette revendication qu’il n’y ait pas de nom à cette identité nouvelle, on pourrait supposer que si un mot venait à exister, à être inventé, il ne pourrait être que trop petit, trop étroit pour dire ce réel, qu’il ne pourrait ainsi que réduire cette expérience. Car cette expérience a le triste privilège d’être aussi très « grande en soi ». Et pour une expérience aussi grande, tout le reste ne peut être que petit. « C’était si fort, si intense, que tout paraît ensuite banal, fade » disait une maman.
La défense pour cette identité sans nom viendrait-elle rappeler ce réel le plus absolu, irréversible, sans appel? Que ce réel ne puisse s’inscrire, qu’ils restent eux parents d’enfants décédés des suites d’un cancer et impactés par ce réel n’est-ce pas là une marque qui n’est pas une écriture, une marque qui ne peut être qu’une inscription en creux, quelque chose d’indélébile ?
Le risque d’être exposé à une identité qui relève d’une perte qui ne nomme pas celui qui a perdu peut amener celui-ci, comme le dirait Maurice Blanchot à une « nomadisation sans fn »17, à un désespoir nomade. Alors, retrouver et reconnaître l’autre semblable et se faire reconnaître de lui, ensemble s’unir dans un lien fraternel, une communauté de frères est une solution. Celle-ci a pu se créer dans le groupe. Mais cette solution est dangereuse car aliénante. Ces parents ne sont pas que les parents d’enfants décédés. Ils sont aussi des femmes et des hommes, des sujets d’une société dans un ordre symbolique. Et c’est à nouveau par le groupe, que survient un dégagement, un sursaut vital pour revenir avec les autres et dans le lien aux autres extérieurs. Un parent, a pu exprimer cela : « on ne peut plus être comme les autres, mais en même temps on ne veut pas être trop différents ». Faut-il aussi entendre par là un désir malgré tout de rester avec les vivants ?
II. 4. Rester avec les vivants
Rester avec les vivants, c’est rester avec la fratrie. C’est aussi reconnaître que ce deuil est simultanément porté par la s?ur ou le frère, mais qu’il est différemment vécu. Cependant, tout comportement, réaction de l’enfant présent est interpréte
́ par les parents en fonction de la mort de l’enfant décédé au détriment d’une histoire propre à cet enfant vivant. Tout est lu à partir de la mort de l’enfant disparu en niant ou en oblitérant que cet enfant vivant fait des expériences nécessaires à son développement et qui ne sont pas forcément à lier à ce douloureux événement.
Quant à ceux qui ont des enfants adolescents, les parents perçoivent que leur enfant est éprouvé et qu’il ne confe pas toujours sa peine, son chagrin, soucieux de ménager ses parents affigés. D’où le souhait des parents que des espaces comme celui de ce groupe mais destinés aux adolescents puisse leur permettre une parole en dehors de la famille.
17 Maurice Blanchot, « L’expérience limite » in « L’entretien infini », Gallimard, 1969, p.186. 10
Rester dans le monde des vivants, c’est aussi pour ces parents la commémoration des dates anniversaires. Alors que nous parents avons une date unique pour notre enfant, sa date de sa naissance, ces parents en deuil disposent de deux dates : celle de la naissance et celle du décès. Cette deuxième relève d’un caractère proche de l’absurde. Elle rappelle que l’on ne se remet jamais de la mort de son enfant. C’est peut-être un deuil impossible à faire. Le réel de sa mort s’impose à vie. Et cette date anniversaire du décès rappellera toujours ce vide en soi.
Hanane Nové-Josserand Avril 2008 séminaire à Lyon