INTERVENTIONS ANALYTIQUES DANS L’ESPACE D’ORDRE PSYCHIATRIQUE. Daniella Santos Bezerra. Convergencia, Reims 2017
COLLOQUE FRANCO BRESILIEN DE PSYCHANALYSE
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIQUE
INTERVENTIONS ANALYTIQUES DANS L’ESPACE D’ORDRE PSYCHIATRIQUE
Traduction Anna Ladeira et Mathias Ecoeur
Au cours de mes quinze années d’expérience en tant que psychanalyste, que ce soit à l’hôpital psychiatrique (hospitalisation pour psychotiques et d’hospitalisation pour les toxicomanes) ou dans les centres psychosociaux de soins (CAPS, CAPS juvénile et CAPS AD), j’ai observé qu’il y a des points sur lesquels le discours psychanalique est convoqué.
Au Brésil, les services de RAPS (Réseau de soins psychosociaux) ont une équipe multidisciplinaire et les contrats ou les concours prévoient l’utilisation des différentes connaissances académiques. Aucun service de santé mentale détermine officiellement la ligne prise par l’équipe pour mener son travail clinique-politique, c’est là une question d’éthique. Néanmoins, à São Paulo, on a vu un appel à postulation pour le CAPS juvénile nécessitant des psychologues qui travaillent avec la Thérapie Cognitivo-Comportementale. La Psychanalyse, comme nous le savons et désirons que cela demeure, est une pratique, non une profession acquise sur le plan académique. Nous ne sommes pas au fait de connaître des réglements et des usages des pratiques Thérapeutiques Cognitivo-Comportementale, mais comme les psychanalystes, il est essentiel d’être attentif aux forces politiques qui régissent les discours et qui affectent notre pratique clinique. Dans « Fonction et champ de la parole et du langage en Psychanalyse » Lacan (1953) nous met d’ailleurs en garde:
Qu’y renonce donc celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. (Lacan, 1953/1998, p. 322).
On peut penser que la Thérapie Cognitivo-Comportementale est celle qui s’adapte le mieux à l’évaluation des pratiques de gestion et de recherche scientifique. Cependant, le critètre de ce qui est efficace (ou non) est trouvé dans scientisme ambient liée aux intérêts capitalistes. Par conséquent, compte tenu du panorama actuel des pratiques de santé mentale, et du fait que l’industrie pharmaceutique détient parmis les moyens les plus puissants et rentables de la production capitaliste mondiale, le travail du psychanalyste a, sans aucun doute, un caractère politique.
Même avant la mise en place de cette marchandisation de la santé mentale, dans son texte « La direction du traitement et les principes de son pouvoir, » Lacan (1958/1998) déjà mettait en garde ses contemporains contre le risque que la Psychanalyse réponde aux exigences d’une american way of life, en laissant derrière elle sa rigueur. Les indications cliniques sur la technique d’analyse annoncent que la Psychanalyse a une politique base sur le manque à être.
Ce n’est pas la même politique que celle la Psychiatrie comme une spécialité de la Science. Dans « Psychanalyse et médecine » Jacques Lacan (1966/2002 p.98) met en garde contre la perte de la fonction de la clinique face à la pression capitaliste, situation dans laquelle le médecin est corrompu par des facteurs externes à sa fonction, et demande: « Comment répondront-ils [les médicins] aux exigences qui conflueront très rapidement aux exigences de la productivité ? ». Cette question est très actuelle. Nous nous trouvons face au risque d’avoir à satisfaire une demande du gouvernement en matière d’efficacité, qui est soumise à un ordre prétendûment scientifique agrégé au capitalisme.
Dans « La science et la vérité » (1966/1998, p. 889) Lacan explique que le fondement de la science moderne exige l’exclusion de la vérité comme cause. Dans le même temps, la science crée un sujet universalisé: le sujet de la science. Il est exclu que la Psychanalyse travaille avec ce sujet-là. Avec l’affirmation selon laquelle « la Psychanalyse est essentiellement ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-Père » (1966/1998, p. 889) Lacan souligne que la Psychanalyse réintroduit la vérité comme cause, vérité qui a été objet d’une forclusion par la science. L’operation de coupe discursive de la science laisse un reste qui ne fonctionne qu’avec la Psychanalyse. C’est dans ce reste que nous pouvons trouver le sujet dans sa propre scène fantomatique ou le sujet dans sa relation à l’objet, le Réel, l’angoisse, ainsi que le corps comme « quelque chose qui est fait pour jouir de soi-même» (Lacan, 1966/2002, p . 92).
En sachant que cette étape fondamentale met la Psychanalyse en position d’extimité par rapport à la science (ELIA, 1999), ou même comme « au-delà de la science », ma pratique au quotidien en tant que psychanalyste dans les institutions et dispositifs médicaux de la RAPS (Réseau de Soins Psychosociaux) me permet de situer la Psychanalyse comme un lieu à côté, ni antagoniste ou complémentaire de la Psychiatrie. De là les points que je veux mettre en évidence comme en étant ceux qui ouvrent la place de la Psychanalyse, en tant que tour discursif dans l’impuissance du discours scientifique, ainsi que dans l’impuissance du discours anti-scientifique (anti-psychiatrique). Ces points sont les suivants:
– la condition pour effectuer un diagnostic structurel, à la différence du diagnostic phénoménologique ou « pour spectre » de la Psychiatrie;
– le travail avec l’angoisse et la jouissance, par contraste avec le silence imposé par la exclusion de la vérité en tant que cause, à travers les diverses ressources « thérapeutique » psychiatriques.
L’absence totale de débat épistémologique met tous les travailleurs de la santé mentale face au risque de se conformer simplement aux protocoles qui répondent en premier lieu au mantient de l’ordre et de la paix. Comme dit Lacan dans « La troisième » (1974/2010, p. 84), il y a une mécanique de l’inertie pour que les choses puissent se conformer d’elles-mêmes de manière satisfaisante au discours du Maître. Au-delà du confort de l’ordre qui fonctionne « de manière satisfaisante » ou, autrement dit, sans aucun symptôme, sans le Réel pour l’encombrer, nous sommes également mis sous pression par la recherche d’efficacité. Celle-ci visent d’abord la fermeture ou l’externalisation des services publics et, en fin de compte, l’augmentation des profits du le marché pharmaceutique. Avec cela, je pense que le plus grand adversaire auquel un psychanalyste est confronté, face au désir de rendre le discours analytique opératioire, n’est pas l’empire de la science moderne, mais sa coadunation avec le capitalisme et les mesures socio-politiques dans le domaine de la Psychiatrie, dans sa fonction de contrôle social.
L’influence pernicieuse de scientisme, déguisé en Neuroscience, pèse sur les diverses sciences de la santé, non seulement sur la Psychiatrie. Il ne prend pas en compte la question de la causalité, on travaille à partir les phénomènes et de leurs corrélations. Dans de nombreux cas, on crée le problème pour vendre des solutions.
À titre d’exemple, considérons le cas d’admission obligatoire à l’unité psychiatrique pour les toxicomanes (hospitalisation pour « désintoxication ») de jeunes sur lesquels l’usage de cannabis a participé au déclenchement d’un épisode psychotique, en révélant une structure psychotique. En tant que psychanalystes, nous savons que le contact avec ce qui provoque l’engourdissement, ou qui encourage ou qui aiguise les sens, peut ou non avoir un effet sur l’individu, mais il ne peut jamais être la cause ou la base d’une structure (psychotique, névrotique ou perverse). Sans prendre la cause en tant que question clinique, on garde les gens incarcérés pour traiter quelque chose dont ils ne souffrent pas (car ils ne sont pas dépendants ou abuseurs de drogues) et on ne traite pas les relations de ces gens là à partir du délire constitué (intervenir dans la demande familiale et judiciaire). Au Brésil, nous avons des exemples emblématiques d’hospitalisations inutiles précisément dues à l’absence de consideration de la cause au moment du diagnostic.
Le résultat de la science exclue la vérité en tant que cause, il a des conséquences sur de nombreuses formes sociales qui interviennent dans les établissements psychiatriques, comme par exemple, les formes juridiques. Pour un juge, il est difficile d’accepter l’argument clinique que l’alcool n’est pas la cause de la violence domestique, par exemple. Le fait de ne pas prendre en compte le sujet dans sa relation à l’objet ou la jouissance repose sur la dichotomie normale-pathologique, et conduit la Psychiatrie à répondre à la demande sociale d’adaptation et de reproduction de l’ordre social, de façon tel qu’il apparaît possible et le plus efficace, on peut dire plus confortable. Si la cause n’est pas pris en compte par la Psychiatrie, ni la structure, la conséquence se reduit, au mieux, à la prise de mesures administratives ou à l’assignation de tâches dans des projets thérapeutiques superficiels.
Au nom de la Neuroscience on confond corrélation et causalité, confusion propagée dans les politiques publiques avec des investissements massifs de fonds publics, et on mobilise de l’appareil d’Etat en faveur de résultats qui ne seront jamais atteints. Pour se détendre un peu, j’apporte un exemple irréel, mais comique: le maire d’une ville balnéaire inquiet d’un attaque de requins, suspend la vente de crème glacées sur la plage. Pourquoi? Parce qu’il a auparavant constaté l’augmentation des ventes de crème glacée sur la plage au moment même où des baignards ont été attaqués par des requins. Voilà quelle est au Brésil la politique en matière drogues. La corrélation entre les drogues et la criminalité détourne la corrélation drogues-vulnérabilité, crime-inégalité et pire encore, il essaye de faire taire le sujet dans sa relation avec l’objet, étant donné que la jouissance n’est pas prise en considération dans le travail par le scientisme. Ainsi, le psychanalyste a comme obligation clinique de révéler ce qui appartient à la structure et, dans ce sens, le diagnostic réunit la clinique et la politique.
Par ailleurs, le prix Nobel de médecine Richard J. Roberts a déclaré en 2011 que les médicaments qui guérissent ne sont pas rentables et ne sont donc pas mis au point par l’industrie pharmaceutique, qui est intéressée par la production de médicaments qui appelle une consomation chroquique. Si on vérifie la méthodologie dans la recherche des antidépresseurs, par exemple, nous constatons une absence d’impact de l’interprétation statistique, puisque 50% de l’amélioration des symptômes est attribué à « l’effet placebo » et 25% à une amellioration « spontanée » (Kirsch apud Darriba, 2013). Cela ne modifie ni la recherche sur les nouvelles substances, ni la prescription d’antidépresseurs par divers experts. Ainsi, le Brésil est devenu le plus grand consommateur de Rivotril (clonazépam) dans le monde et les itinéraires thérapeutiques en santé mentale deviennent de plus en plus inquietants.
Dans le colloque organisé par Henri Ey, en novembre 1967, connu sous le nom « Petit discours aux psychiatres » Lacan formule des critiques fondamentales qui nous servent en tant que boussole clinique. Ce bref discours intervient peu après la « Proposition du 9 Octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école » (1967/2003) et l’autre « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (1967/2003). Dans ce texte, Lacan confirme sa préoccupation des phénomènes de masse, en soulignant que la formation des nouveaux psychiatres est une « défilé de théories ». Et l’un des effets de masse au cours de la internat serait « la dépendance à un certain nombre d’effets particuliers qui se produisent et qui font que le psychiatre s’occupe de moins en moins du patient. » L’influence de Charles Blondel, selon Lacan, et de l’idée selon laquelle est la pensée et la conscience sont de la même dimension et que l’Inconscient ne peut avoir de pensées, a beneficié la formation des psychiatres. Cependant, pour Lacan, la « défilé de théories » (Existentialisme, Phénoménologie, etc.) fait du psychiatre un charlatan. En tant que professeur, il a reçu les internes intéressés par la Psychanalyse afin de « mieux comprendre les patients ». Cependant, il déclare que quelque chose ne va pas de paire avec la compréhension mais est au cœur de la Psychiatrie, c’est le fou, le psychotique. Lacan rappelle sa position qui est la sienne depuis son propre internat en Psychiatrie: il a donné le statut à l’angoisse le statut d’affection irréductible et la situe comme une expérience coextensive à l’expérience du fou. « un fou, c’est quand même quelque chose… ça résiste, voyez-vous, et qui n’est pas encore près de s’évanouir simplement en raison de la diffusion du traitement pharmacodynamique» (Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne), dit-il. Or c’est par le fou que le psychiatre et l’ensemble du personnel de la santé mentale sont concernés. C’est l’expérience du traitement de l’angoisse ou le moment du déclenchement psychocotique, qui constitue pour lui la véritable formation.
Dans ce même discours Lacan recommande la lecture de Michel Foucault où il montre que la fonction de la Psychiatrie dans l’histoire est celle de: « les fous sont traités selon des principes humanitaires: verrouillés. L’opération qui ne manque pas d’intérêt ». Lacan rapporte que les psychiatres américains lui ont expliqué que « ce qui les a motivés à maintenir certaines habitudes ou routines dans la clinique était la tranquilité de pouvoir à 16h50 aller prendre votre whisky. » Par la suite Lacan est d’accord avec Jean Oury, pour souligner combien le fou défie la formation psychiatrique, fait ressortir « l’absurde et le magnifique », en brisant la pharmacodynamique et en angoissant les professionnels par sa liberté. Cela confirme mon hypothèse selon laquelle tout l’attirail scientifique ou anti-scientifique protège les psychiatres et les autres professionnels de la santé mentale pour faire face à leur propre angoisse.
Dans « Je parle aux murs » (1971/2011, p. 15) Lacan renforce encore la responsabilité politique que les médicins résidents en Psychiatrie portent et que l’antiPsychiatrie ne peut alléger.
Dans « Télévision » Lacan (1973/2003) a été interrogé sur la position de l’analyste face aux psychologues, aux thérapeutes, aux travailleurs de la santé mentale « à la base et à la dureté, on peut résister à toute la misère du monde. » Répond que « supporter la misère (…) est entrer dans le discours que la conditionne, même si seulement en signe de protestation (…) Le discours analytique (…) mérite d’être élevé à la hauteur des plus fondamentaux parmi les liens sociaux qui continuent en activité pour nous tous » (1973/2003, p. 516-17).
Je veux donc souligner la fonction irréductible du psychanalyste qui est de poser un diagnostic structurel dans sa rigueur clinico-politique, ainsi que de réintroduir le travail avec la jouissance et l’angoisse.
Pour terminer, j’avoue que faire état de ces questions à fin de discuter avec mes collègues de formation, amène un soulagement personnel. Peut-être que je ne suis pas la seule à me sentir épuisée après avoir soutenu une expérience clinique d’une situation de déclenchement d’un épisode psychotique et de franche angoisse, sans avoir recours à aucun des artífices de la science ou de l’anti-science, simplement en me mettant au service de l’Inconscient au cœur de mon être. C’est là le metier d’un psychanalyste.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAFIQUES
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LACAN, J. Escritos. Rio de Janeiro: Ed. Jorge Zahar, 1998:
__________ [1953] “Função e campo da palavra e da linguagem”
__________ [1958] “A direção do tratamento e os princípios do seu poder”
_________ [1966] “A Ciência e a Verdade”
_________ Os Outros Escritos. Rio de Janeiro: Ed. Jorge Zahar, 2003:
________ [1967] “Alocução sobre as psicoses da criança”
________ [1967a] “Proposição de 9 de outubro de 1967 sobre o psicanalista da Escola”
________ [1973] “Televisão”
____________ “Psicoanálisis y Medicina” [1966] in: Intervenciones y Textos 1, Buenos Aires: Ed. Manantial, 2002.
____________ “La Tercera – 7º Congresso da Ecole Freudienne de Paris” [31/10/1974] in: Intervenciones y Textos 2, Buenos Aires: Ed. Manantial, 2010.
____________ “Breve discurso a los psiquiatras”, En el Cercle Psychiatrique H. Ey, Saint Anne, 10 de noviembre de 1967, inédito. Extraída do texto-fonte de edição anônima entitulado Petits écrits et conferences (PEC) confrontado com um segundo texto-fonte do Pas-Tout Lacan (PTL).
___________ “Estou falando com as paredes” [1971-72]. Rio de Janeiro: Ed. Jorge Zahar. 2011.