Isabel Martins Considera "Se passer du nom du père à condition de s'en servir : avec ou sans le temps d'une analyse"
Avant de me référer de façon plus spécifique au titre que j’ai choisi pour ce travail, j’aimerais dire quelques mots sur la contemporanéité et la psychanalyse.
De mon point de vue, ce qui se manifeste comme phénomènes symptomatiques, propres à notre époque, montre encore plus le besoin logique de développement discursif, que la pratique analytique, selon Lacan, met en jeu, c’est à dire : les opérations discursives qu’il articule, soit dans l’artefact des discours, soit dans le tableau de la sexuation, soit avec le nœud borroméen.
Parmi les innombrables manifestations symptomatiques que nous observons à l’époque actuelle, j’en ai choisi une en particulier: c’est qu’il n’y a pas le temps pour le deuil. C’est face à ce fait que le sujet, au lieu de se présenter en s’interrogeant sur sa symptomatologie sur le mode de l’énigme, se présente au travers d’un acting-out, c’est-à-dire opère un transfert sauvage, qui, non parce qu’il est sauvage mais parce qu’il ne cesse d’être un transfert, s’adresse à l’analyste, et nécessite une interprétation. Les « monstrations » qui caractérisent l’acting-out sont adressées aux analystes, parce qu’elles mettent en jeu une scène faite pour le regard de l’Autre – il s’agit de quelque chose qui ne peut être dit, en vertu de l’impossibilité dans laquelle se trouve le sujet de faire le deuil de sa relation à l’objet : il agit ce qu’il ne peut mettre en parole.
La science moderne, ainsi que le capitalisme, la religion et la psychanalyse elle-même sont impliqués dans cette situation de la contemporanéité – pourquoi pas en effet la psychanalyse si, en relation à la logique temporelle, en considération des temps qui précèdent une analyse, alors qu’elle n’est pas encore soutenue par le discours de l’analyste, mais bien à partir d’autres discours, elle opère un glissement vers une situation identique, c’est-à-dire, qu’elle se manifeste comme une idéologie et non pas comme une pratique du discours – elles opèrent, en nous offrant et en nous saturant des palliatifs de notre temps propre à masquer la perte que Freud place au commencement.
Suivant ce cheminement, nous pouvons dire que le temps dans lequel nous vivons indique combien le sujet de notre époque a besoin de la logique de l’inconscient – bien sûr celui du statut freudien – combien il a besoin de produire cette logique au travers du discours. D’ailleurs, en ce sens, rien n’est plus contemporain que la psychanalyse, par le fait que le statut freudien de l’inconscient n’aurait pas eu les conditions d’émerger, si n’était apparu le sujet de la science moderne avec l’acte cartésien. D’autant plus que, sans l’arrivée de la science moderne, les grands philosophes continueraient à exercer une fonction qu’ils avaient jusqu’à la venue du sujet exclu de la science, qui, dès le premier dévelopement de l’analyse, coïncide avec le sujet de la psychanalyse.
Le sujet de la psychanalyse ne se différencie du sujet de la science qu’en relation à la modalité logique de l’impossible, qui met en jeu le réel dans sa relation avec la fonction de l’écriture et du langage. Seulement là il y a une différence entre le sujet exclu de la science et celui de la psychanalyse.
Le discours de l’analyste est beaucoup plus récent, tant en termes de temps historique que de temps logique. En termes historiques, cela me paraît évident, du fait que la découverte de l’inconscient par Freud est une histoire fort récente. Mais dans les termes de la logique du temps d’une analyse, il ne me paraît pas si simple d’arriver à prendre en compte le fait que le discours du psychanalyste étant le dernier à entrer en jeu , est le quatrième – le premier, le plus ancien, étant celui du maître, les deux autres, celui de l’universitaire et celui de l’hystérique, le précèdent aussi – c’est celui qui peut opérer, interrogeant les semblants d’être, les semblants de jouissance, qui viennent des autres discours, étant entendu qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant, y compris celui du psychanalyste.
En ce qui se réfère au père dans la contemporanéité, je dirais qu’il reste fortement en vogue dans les paroles du discours en vigueur, mais, sans aucun doute, il apparaît sous de nouvelles facettes, dans les spermatozoïdes des éprouvettes, dans la preuve génétique, dans les procès en justice concernant les pensions, dans les nouvelles télévisées comme père aimant jusqu’à dieu le père. Le fait est que, de toute façon, il continue bien là, humilié, aimé, ivre, sans emploi, abandonné, abandonnant, disparu – confusions toujours vérifiables, quand un processus d’analyse est en cours. La différence est qu’aujourd’hui on évite le drame et le deuil, il s’agit d’être heureux, bien que noyés dans la confusion des personnages modernes.
Cependant, pour nous, les psychanalystes, il n’y a de père que dans le langage, ce qui veut dire que ce qui nous importe ,c’est le père en tant qu’instance du signifiant. C’est seulement ainsi que nous pouvons dire qu’il y a du père pour soutenir la castration dans les temps de l’Œdipe, sous couvert des énigmes du meurtre du père. Et c’est après seulement, à partir du sujet affecté dans sa division lors de l’expérience de l’analyse, que l’on peut arriver à atteindre le réel de cette expérience et porter la preuve qu’il est possible de se passer ou non du nom-du-père .
J’aborde ici, les difficultés de la psychanalyse et de ses signifiants depuis ce point de départ que nous, les analystes, savons que la pratique analytique ne se soutient de désirs qu’au niveau de celui de Freud, comme nous dit Lacan dans le séminaire XI, et nous savons combien il est difficile d’avoir des désirs au niveau du désir de Freud. S’il n’y a pas de tels désirs, alors, cette pratique ne sera pas soutenue à ce niveau. Comme disait Lacan, dans ce cas la religion triomphera, triompheront les saints hommes, les « sinthome », les « saint-hommes », les « saint Thomas d’Aquin », les vraiment catholiques, dans la meilleure ou la pire des hypothèses : quant aux freudiens, comme dit Lacan, un Freud, seulement pour 200.000 ; peut-être, alors, avec un peu de chance.
J’ai tiré le titre de mon travail « Se passer du nom du Père à condition de savoir s’en servir » du Séminaire XXIII de Lacan, «Joyce, le sinthome ». Et en relation à lui, j’ai ajouté une question : avec ou sans le temps d’une analyse ? « Sinthoma », dans ce cas écrit en portugais avec un h pour marquer la différence du sintoma sans h, modification orthographique que Lacan met en jeu entre simptôme/sinthome, et qui établit une différence entre deux dimensions de la fonction de la lettre.
Quand Lacan produit ce dire, il est certain qu’il se réfère à des questions de fin d’analyse en ce qui concerne la fonction de l’écriture dans sa relation au langage. Il traite de l’écriture, qui a à voir avec le nœud borroméen, et travaille en particulier, dans ce séminaire, le nœud de Joyce, pour qui l’art d’écrire est un sinthome. Le sinthome chez Joyce a eu la fonction de stabiliser, de compenser et de faire suppléance face au radical manque du père. Il s’agit, chez Joyce, d’un sinthome chargé de père, du fait que le nom-du-père n’entrait pas en fonction. Joyce, avec cette impérieuse nécessité d’écrire, ce qu’il nommait « work in progress », a généré pour lui-même un nom propre. Avec son savoir-faire avec le sinthome, il a fabriqué une écriture de l’ego, une production du petit a en tant que lettre, reliée à son nom propre – il ne s’agit pas de sublimation, le sinthome de Joyce va au-delà de la littérature. C’est la façon qu’a trouvé Joyce d’écrire une version du nom-du-père, en faisant suppléance, donc, un nom propre qui lui a donné le soutien phallique qui avait failli.
Le sinthome , tel que l’a présenté Joyce, est un savoir-faire, mais, comme nous dit Lacan, Joyce est non-analysable car il s’agit d’un vrai catholique, qui conclut d’ailleurs son glisseme
nt chez Jung et pas chez Freud, aboutissant ainsi à falsifier la dimension de la vérité. Joyce, avec son sinthome, s’est inventé un nom propre, mais son sinthome n’a rien à voir avec l’invention d’un analyste, entendu que Lacan nous dit que l’analyste est un sinthome. Alors un sinthome, en tant que quatrième lien qui lie le nœud borroméen, peut être un nom propre, le nom-du-père, une femme en tant que sinthome de l’homme, la réalité psychique, et un analyste, Ainsi la valeur de vérité du sinthome a besoin d’être écrite et , en cela, ce qui s’écrit, c’est le non rapport qui rend possible l’opération discursive qui a à voir avec la chute de la réalité psychique.
C’est dans ce savoir-faire avec le sinthome que Joyce,un artiste de l’écriture, et un analyste en tant que sinthome à produire, se rencontrent, bien que ces savoir-faire avec lalangue amènent á des conséquences différentes en relation au réel. Certainement que produire de l’analyste n’est pas la même chose que produire un nom propre, bien que chacun soit une production de sinthome.
Dans le travail d’analyse, il s’agit d’arriver à produire le petit a en tant que lettre, parce que seulement ainsi, il est possible de fabriquer le nœud, donc de l’écrire. Ce petit a en tant que lettre se produit à travers la fonction phallique, dans la mesure où elle fait obstacle à ce que s’écrive la relation sexuelle : cependant ce petit a qui est produit par la fonction phallique, se soustrait d’elle donc est hors langage ; il s’agit de quelque chose qui, se présentant par le langage, est hors de lui et, de ce fait, il est nécessaire de l’écrire.
Ecrire le nœud exige, c’est logique, qu’il y ait signe de l’expérience de la division du sujet par le signifiant, soit le signifiant lui-même comme signe d’un sujet affecté par cette expérience – c’est seulement ainsi que l’orientation se fait , du signe vers le réel. Cela veut dire que c’est l’expérience même de l’analyse qui renvoie à son réel, réel qui est en rapport avec l’écriture du nœud.
Il s’agit de celui qui, par sa position d’analysant, se doit d’inventer un analyste comme sinthome, du fait que ce sinthome cesse de s’écrire, ne cesse pas de s’écrire, cesse de ne pas s’écrire et ne cesse pas de ne pas s’écrire. Cela veut dire que la non-relation doit s’écrire quel qu’en soit le prix. Il s’agit d’opérations qui ont une valeur du fait que le nœud borroméen part de l’expérience même de l’analyse, et a la fonction de rendre compte de la valeur de cette expérience.
Sur ce point, nous devons faire la distinction entre différentes dimensions de la lettre, entre la fonction de la lettre dans la dimension de l’instance de la lettre dans l’inconscient et la fonction de la lettre en tant qu’écriture du nœud borroméen, qui est en rapport avec la lettre de lituraterre, soit avec le réel de l’écriture du nœud dans une analyse. Dans une analyse cela opère au travers du discours, avec les deux dimensions de la lettre, étant donné que celle-ci, en tant qu’écriture du nœud, prend sa valeur au regard des questions de la transmission de la psychanalyse.
A ce niveau de l’écriture du nœud, on peut arriver à se passer du père, mais pas sans lui, car la condition pour s’en passer est de s’en servir. Ceci évoque les questions relatives à la fin de l’analyse, au passage d’analysant à analyste.
Dans « Lituraterre », la lettre est située dans une écriture littorale, de ravinement et de rature. Cette lettre qui fait lituraterre et pas littérature, justement situe l’écriture comme rature, ravinement et littoral. Ce littéral, venu du littoral, met en place une écriture réduite à minima : l’écriture du nœud borroméen. Le nœud est la notion minimale d’écriture que l’on puisse avoir du R.S.I., et le nœud est donc ce qui est ici convoqué dans cette lettre du littoral au littéral.
Pour terminer, je dirais que « se passer du père à condition de savoir s’en servir » exige, logiquement, que, du côté de la fonction de nomination, on ne nomme pas ce qui ne peut pas être nommé, vu que le vide a besoin d’être créé entre S1 et S2 , c’est-à-dire que ne pas avoir de nom en relation aux lettres impossibles à symboliser est créer un supplément, dans le sens où c’est de ne pas faire partie de l’ensemble, d’ être ce qui manque, que le sujet est ce qui n’existe pas, sinon en relation à cet ensemble hors duquel, dans le même temps il se trouve, en tant qu’innommable, ce qui de cette façon crée une question à partir du nom (le schéma de Pierce est une des manières de Lacan de dire cela : le sujet est en relation à l’universel, lequel est situé dans la case où il y a absence de traits). L’opération analytique requiert cette exigence, car le sujet ne se raconte que dans la mesure où quelque chose de cet ordre s’est écrit, et ce qui alors ne cesse pas de s’écrire, c’est le nom de celui qui a écrit ; sauf que, dans ce cas, le nom propre, à la différence de Joyce, n’est rien d’autre qu’un manque en fonction, dans le sens où le manque en fonction est ce qui permet un dire en relation à la cause du désir du sujet.
D’ autre part pour arriver à produire un analyste comme sinthome, à l’endroit où il y a la croyance en une femme comme sinthome de l’homme, une écriture borroméenne est nécessaire, du fait que ces lettres sont impensables. L’ensemble des femmes, qui ne sont pas-toutes insérées dans la jouissance phallique, donnent des preuves du réel du sinthome, alors que les femmes, une à une, sont sinthomes de l’homme, en tant qu’on y croit. Il s’agit d’une question à propos de la dimension de la vérité, car une à une, elles, les femmes, ex-sistent comme sinthomes. Le sujet croit en son sinthome parce qu’il en retire sa vérité, une vérité venue de l’Autre, de l’autre sexe ; croire en elles, c’est croire en cela dans la mesure où cela l’affecte comme sinthome.
Pour ce qui concerne la moitié femme de l’être parlant en relation à la dimension de la vérité, on opère avec lalangue, laquelle nous renvoie à la résonance du a chez le sujet, c’est-à-dire à la manière dont le sujet utilise lalangue – ceci dans la mesure où l’on place le réel avant l’ordre symbolique dans la voie qui va en direction de l’acte analytique, soit le réel comme réponse sinthomatique qui fait que les lettres basculent d’une quelconque composition d’auteur vers des résidus en position de cause – passage d’analysant à analyste – le savoir-faire est là comme sinthome, il y est en tant que lalangue. Alors ce qui tombe , ce n’est pas le sujet, mais cette supposition de jouissance réelle que le sujet fait dans l’inconscient en relation à l’Autre de l’autre sexe ; il s’agit d’une rupture du semblant. Changer le statut du sujet sous les termes d’un discours qui ne serait pas du semblant, par le fait qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant, dépend de cette opération avec le a qui répond d’une logique de ce qui doit advenir d’une analyse.
Lacan dit dans « Lituraterre » que, pour que l’acte analytique s’effectue, là où un homme croit en une femme, il s’agit de quelque chose occidentelle. Il y a là un grand nombre de questions politiques importantes qui sont en relation avec la pratique analytique et la transmission de la psychanalyse, étant entendu que, dans notre lettre cursive, l’existence écrase l’universel, sachant que ce qui est grave , ce n’est pas que l’universalité n’implique pas l’existence, ce qui est grave , c’est que l’existence implique l’universalité (ainsi que cela est indiqué dans le schéma de Pierce).
De toute façon, pour terminer, je voudrais rappeler que ces opérations qui ont trait aux questions de la fin de l’analyse, quand le petit a est en place de cause de ce que se dit dans une analyse, ont à voir avec l’art de produire un discours – le discours de l’analyste – qui interroge le lien de telle sorte qu’il fait que cette opération soit possible : un manque en fonction est ce qui rend possible un reste à dire en position de cause du dé
sir du sujet ; bien sûr,c’est à partir de la dimension de la vérité qui situe le réel comme impossible, et qui exige d’écrire quel qu’en soit le prix le non rapport, en tant que le réel innommable et insensé.