« Je suis mort le jour où je suis né ». Michel Ferrazzi Madrid, avril 2021

 

Je suis mort le jour où je suis né

Michel Ferrazzi

Madrid le 24/04/2021

J’ai longtemps travaillé auprès d’enfants, adolescents et adultes handicapés et le thème d’Analyse Freudienne de cette année sur la mort et en particulier la mort réelle, m’a fait revenir à cette pratique qui est un peu ancienne dans mon histoire mais qui a laissé des marques très importantes dans ma pratique et dans mon écoute et ce, plus particulièrement pour ce qui concerne la question de la mort. J’ai souvent eu la sensation que des personnes handicapées vivaient la mort au quotidien, la mort ou le non-être comme une forme de vie, comme si ils pouvaient disparaître, ne plus exister avant de revenir à la vie en posant un acte ou en poussant un cri et disparaître à nouveau.

A l’inverse, ma pratique en cabinet auprès de personnes en fin de vie pour cause de maladie ou de grand âge m’a appris qu’à un moment, ces personnes n’ont plus peur et qu’elles peuvent le dire très sereinement, comme si la mort réelle était moins redoutable que la mort du sujet.

De quelle mort s’agit-il pour les personnes porteuses de handicap que j’évoquais plus haut ? La première association qui m’est venue en réponse à cette question a été une première situation qui a entrainé à sa suite deux autres moments de rencontre avec l’expression de la mort, situations qui m’ont fortement ébranlé lors de ma carrière de psychologue.

La première, c’est celle d’un adulte porteur d’une trisomie 21 qui, systématiquement quand je lui évoquais un élément de son passé me disait, « ça, c’est quand j’étais vieux ». On pourrait dire pour régler la question que par cette réponse il faisait simplement une faute de langage et disait vieux au lieu de jeune. Mais si j’étais psychologue, j’étais aussi psychanalyste et lacanien de surcroît et je portais une attention particulière aux signifiants advenus ou en attente. Je me suis donc dis : « Il a été vieux avant d’être jeune ». Mais je n’ai pas eu à l’époque le courage de le lui demander directement, ce que je ferais aujourd’hui.

La deuxième situation qui m’est venue, c’est celle d’un adolescent que j’ai suivi en thérapie dans une institution de ses 14 à ses 18 ans. Il était porteur de la « MALADIE DE MARFAN ». Une menace permanente de mort subite planait sur lui. Il semblait ne pas s’en soucier même si il connaissait parfaitement le risque et les conséquences sur son image de ce syndrome qu’il nommait : « Cette putain de maladie de Marfan ». Ce qui l’occupait, c’est que sa mère, sans l’abandonner, s’était toujours tenue à distance de son enfant comme pour se prémunir par avance du risque de le perdre et de ce qu’il pouvait représenter d’un « ratage » de sa maternité. Il était donc placé en famille d’accueil mais passait ses week-ends avec sa mère. Un jour que nous évoquions cette situation particulière, il m’a dit : « Moi, je suis mort le jour où je suis né ». Comme je lui demandais de m’en dire plus il a pu développer que sa maladie faisait qu’il n’avait jamais pu être le bon enfant que ses parents attendaient.

«  Mais alors tu vis quand ? » lui demandai- je. La réponse vint aussitôt : « Quand je fais des imitations et du théâtre ». Julien excellait dans ces deux domaines et dès qu’il n’était plus lui, il se sentait exister. Quand je dis qu’il n’était plus lui, je dois préciser ce que je pense. Il pouvait, par son talent accéder à un idéal du moi qui n’était pas celui qu’il aurait espéré mais qui avait valeur de rédemption pour le sujet qu’il pouvait alors sentir en lui. (Contrairement à l’acteur qui s’identifie à l’interprétation qu’il donne d’un personnage, Julien changeait de peau, c’est-à-dire que le Julien de la réalité disparaissait au profit de quelqu’un d’autre).

La troisième situation, je ne l’évoque que rapidement maintenant car elle fera l’objet d’un long, très long développement dans la suite de ce travail. Pour le résumer, je vais dire qu’un homme porteur d’une trisomie 21 que je reçois dans mon cabinet depuis bientôt 3 années m’a clairement indiqué que des gens pouvaient être déclarés morts très longtemps avant leur naissance. Là encore, je n’y vois pas une incohérence ni une « dys » d’une quelconque teneur mais au contraire une logique, celle qui tendrait à indiquer que tant qu’un idéal du moi n’est pas en place, le sentiment d’exister ne trouve pas, lui non plus sa place.

Je vais faire quelques remarques avant de passer à cette troisième histoire.

– Si au départ de la vie il y a la mort, cela peut vouloir dire qu’un sujet pourrait mourir avant d’être mort, ou qu’un individu vivant pourrait porter en lui un sujet déjà mort ou non advenu ?

– J’ai pensé un temps que nous pouvions avoir là une tentative d’instaurer un avant et un après comme nécessité psychique là où le refoulement ne peut pas jouer et, comme la clinique nous l’apprend, le nourrisson au début de sa vie ne présente pas une angoisse de mort mais un vécu de mort dès qu’il est soumis à des tensions désagréables. Il lui faudra un long travail psychique en compagnonnage avec sa mère pour passer du vécu à l’angoisse. Il y a donc là aussi et déjà, un avant et un après qui peut venir préparer celui qui devra s’ensuivre avec l’assomption d’un sujet qui vient faire coupure dans une vie psychique, coupure spécialement temporelle par le refoulement qui s’inscrirait alors dans une succession de processus visant à instaurer un possible signe moins (-)  d’une possible négation dans l’organisation psychique d’un individu (on peut y mettre la Verneinung ; la barre sur le A etc). Cela ouvrirait la capacité de penser chez un sujet, en particulier de penser du plus et du moins, ce qui peut s’en tenir à la question de la vie et de la mort quand l’évolution n’a pas pu jouer normalement.

Mais j’en reviens à l’hypothèse que j’évoquais au début de mon intervention sous forme de question : Peut-il y avoir du sujet vivant sans idéal du moi ?

J’en arrive donc à cette troisième situation.

Charles est donc un homme de 46 ans porteur de trisomie 21, il travaille en établissement spécialisé (ESAT) et c’est la psychologue de cet établissement qui lui a donné mes coordonnées car il vit alors une situation pénible pour lui. J’y reviendrai. Il vient une  première fois avec sa mère qui est sa tutrice et qui donne son accord pour que Charles puisse faire de chèques à mon nom. Elle sera ensuite d’une grande discrétion. A l’occasion de cette première rencontre, j’apprends que Charles est l’ainé de la fratrie, il a une sœur, qu’il a été désiré et que les parents savaient qu’il serait porteur d’une trisomie 21 et qu’ils ont décidé d’un commun accord de garder cet enfant, non pas par conviction religieuse ni par humanisme, mais par amour. La mère a été enseignante, le père directeur d’un établissement financier. Le père décèdera d’un cancer quand Charles avait 12 ans.

Charles a été scolarisé en milieu ordinaire en classe adaptée, il est allé jusqu’à la fin du collège et il dit : « Et puis j’ai été largué par l’éducation nationale » puisqu’ayant 16 ans il n’y avait plus d’obligation scolaire. Il a alors dû intégrer une filière spécialisée.

Charles est très bon lecteur, il écrit en faisant beaucoup moins de fautes d’orthographe que beaucoup de gens, ses phrases sont bien construites, il maîtrise bien les opérations de base (comme on le verra). Il respecte bien les conventions sociales d’usage : politesse ; pas de gros mots ; compréhension des situations et des enjeux. Il est plutôt charmeur, peut user d’un certain théâtralisme pour soutenir son discours (lui aussi a fait du théâtre) et parfois, il peut tourner la réalité au service de la cause qu’il défend en essayant de berner son interlocuteur. Mais ce qui a très vite attiré mon attention c’est sa mémoire des dates de naissance et de décès de toute sa famille : grands-parents ; tantes ; parents ; fratrie ; neveux et nièces ; collègues…..

Charles a aussi fait une longue carrière de basketteur en sport adapté (24 ans) et c’est un fervent supporteur de l’équipe de basket féminine de sa ville qui joue au niveau national. Comme il est très engagé dans la vie du club, il a pu suivre une formation pour devenir coach-adjoint auprès d’une équipe de jeunes joueuses. Le club est à la fois heureux et étonné de sa compréhension et de sa gestion des situations tant humaines que sportives.

Les objectifs de la cure qui s’annonce sont de deux ordres : permettre à Charles de dépasser la situation qu’il vit actuellement sur son lieu de travail et faire qu’il accepte de limiter son surpoids qui devient inquiétant. Très vite, ces deux points qui peuvent paraître banals vont révéler toute leur dimension dramatique.

Le premier point : sur son lieu de travail, une éducatrice qui occupe la place de chargée d’insertion lui a proposé de faire des stages en milieu ordinaire, stages durant lesquels il a donné satisfaction. Charles s’est alors dit que cette personne croyait en lui (ou pourrait-on dire en un lui qui ne serait pas celui qu’on croit). Il en tombé amoureux. Rien de bien grave, sinon qu’en toute naïveté il le lui a dit. Non pas pour attendre quelque retour au plan amoureux mais dans la cure, il a pu dire que cet élan amoureux lui avait ouvert un espace masculin-adulte et le faisait sortir d’une position d’éternel enfant. Il espérait donc une confirmation de ce passage, comme pour ses stages. Pour lui, pas l’un sans l’autre. La réaction de l’établissement en question a été inattendue pour lui puisqu’il a été muté dans un autre ESAT. Cette mutation était prévue de longue date puisque depuis 20 ans Charles devait se lever très tôt pour faire un trajet aller d’une heure, autant pour le retour. Il avait donc à y gagner, mais la coïncidence l’a beaucoup troublé et il a pensé qu’il était exclu pour faute professionnelle, cette faute ayant été selon lui d’oser revendiquer une égalité avec l’encadrement, sans aucun acting mais juste une parole. Le sentiment vécu est alors au-delà de l’injustice, c’est une privation du droit d’être égal aux autres. Peut-être même un droit d’exister comme sujet. (A-t-il vraiment tort si on donne son mot à dire à l’inconscient ?).

A partir de cette situation, tout ce qui lui était reconnu au plan professionnel ; social et sportif va être désinvesti par Charles qui va (dans sa tête) revendiquer une reconnaissance au plan sexuel et amoureux, l’enjeu étant pour lui d’accéder à un idéal du moi possible et d’échapper ainsi à une mort psychique. Une atteinte narcissique non maîtrisable risquait de ne pas pouvoir se cicatriser et pour échapper à cela, Charles s’est donné une mission en tant que représentant de ses collègues handicapés : sortir l’ ESAT de l’illégalité pour l’inscrire dans l’égalité (et pas la légalité) et éradiquer ce qu’il vit comme une accusation infondée de faute professionnelle en rétablissant la vérité et son innocence. Il n’en démordra plus.

Entre temps, Charles fait à nouveau une fixation amoureuse dans le nouvel établissement où il travaille et cette fois sur une femme de l’équipe de direction. Il va devoir trouver une voie pour que cette femme ne soit pas en place équivalente à sa mère et aussi pour ne pas être en faute professionnelle, le tout sans renoncer à sa posture amoureuse qui fait de lui un homme, un vrai et plus un fils éternel. La théorie familiale qu’il va mettre en place est pour le moins originale. A partir d’une particularité de l’histoire familiale (à ses 4 ans, la mère a été séparée de sa sœur plus jeune selon un vœu de la grand-mère et ces deux sœurs ne se sont retrouvées que 50 ans plus tard retrouvailles auxquelles Charles a assisté) il y aurait donc des choses bizarres et des secrets dans cette famille.

La femme dont Charles est amoureux porte le 2ème prénom de la mère. En se promenant dans le cimetière du village natal de sa mère, Charles aurait vu une tombe (hallucination ou réalité ?) portant le nom et le prénom de l’aimée déclarée morte le 19/12/1955. Charles va donc échafauder une première théorie selon laquelle cette femme aimée serait une sœur secrète de sa mère (mère qui serait née 18 ans après la mort de cette sœur mais le 19/12 elle aussi) et c’est pour cela qu’il serait attiré par elle parce qu’ils auraient beaucoup de points communs et l’ADN pourrait le prouver. Mais pour que l’ADN parle, il doit faire l’amour avec l’aimée et la vérité cachée se révèlerait. De plus il pourrait devenir l’équivalent hiérarchique de cette femme, presque directeur et approcher l’image du père.

L’incertitude quant au lien familial de la dame en question ; l’évocation de l’inceste ; le fait qu’un cheveu suffise pour déterminer l’ADN, rien ne vient pendant un temps, pondérer sa détermination. Il précise qu’il respecte cette femme qui est mariée et a des enfants et qu’il faut que cela reste professionnel pour : « l’égalité à l’ESAT », donc pas d’adultère pour elle et pas de faute professionnelle pour lui (ce sont ses mots). L’exercice logique est périlleux et Charles en a bien conscience. Il va devoir modifier des choses à sa théorie car je suis de plus en plus persuadé en l’écoutant qu’il sait que tout cela n’est pas possible  mais c’est une question de vie ou de mort psychique pour lui car là où il en est de la quête d’un idéal du moi, il n’y a pas de retour. Charles va donc ajouter à son récit que lui-même, comme la personne morte du cimetière qui devient alors sa pseudo-sœur, que lui-même a été déclaré mort à la même date et serait né (ou re-né ?) un an après elle en1974.

Charles pour avoir des preuves va se tourner vers les chiffres comme détenteurs de vérité incontestable. En voici un exemple : elle, déclarée morte en 55, née en 73 cela fait 18 ans. Lui déclaré mort en 55, né en 74 cela fait 19 ans 18+19 =37 ce qui à l’envers fait 73 date de naissance de l’aimée et il dit alors : « si ça ce n’est pas une preuve ! ». Il va remplir des cahiers de calculs toujours exacts au plan mathématique mais loin de l’être au plan logique.

J’arrête là la description clinique pour essayer d’en tirer quelques points théoriques.

Y a-t-il identification au père ? On peut penser que oui car il dit qu’il est devenu chef de famille maintenant que la succession est réglée. Sa mère viendra en second, surtout qu’il est le seul descendant masculin de toute sa famille à porter le patronyme. C’est donc à lui de donner à ce nom toute sa valeur.

  • Il veut accéder très haut dans l’ordre hiérarchique de la structure qui l’emploie et quand je lui dis : « Directeur ? » il ne répond pas mais son sourire en dit long. Directeur comme son père qu’il évoque parfois en pleurant.
  • Charles évoque sans cesse une loi qui viendrait de l’extérieur pour réduire l’influence de sa mère sur sa vie et qui organiserait son désir. Il dit que sa mère lui donne envie de manger et que c’est pour ça qu’il est gros mais que les autres femmes lui donnent une envie sexuelle.

Est-il amoureux de sa mère ? On peut penser que oui car le prénom de l’aimée est le second prénom de sa mère.

  • La femme sur laquelle il fait une fixation doit être de la famille, d’abord une tante cachée, et ensuite sa sœur ce qui déplace le désir incestueux de la mère vers une autre mais ne le contient pas.

Si des éléments œdipiens sont présents, l’Œdipe ne peut s’organiser d’une façon cohérente en tant que tel et d’une façon qui ferait structure. Charles lutte contre un matriarcat ancien (celui de la grand’mère maternelle) et le projette sur sa propre mère qui est pourtant attentive et respectueuse à l’égard de son fils et loin du prototype de la mère symbiotique qu’on peut rencontrer dans les situations de handicap. Son père est décédé trop tôt dans l’histoire de Charles ? Il y a donc du père imaginaire mais c’est à un père réel et symbolique que Charles fait sans cesse appel.

Qu’en est-il de l’idéal du moi ? Si Charles a renoncé à ce qui le mettait en valeur comme le basket ; l’ouvrier modèle qui a demandé la médaille des 20 ans du travail ; le fils qui ne posait pas de problème etc… c’est qu’il se vivait comme une mascotte (lui, dit « comme le bon handicapé ») Mais pas comme sujet idéal. Il est donc pris entre deux tendances : viser très haut pour échapper à ce statut de mascotte et en même temps il participe au projet d’installation en appartement avec l’aide d’un service à domicile. Charles joue entre la vie et la mort, vie ou mort du sujet bien sûr.

Il dit aussi que quand il aura fait l’amour avec l’aimée, il perdra automatiquement du poids et n’aura plus de tension dans le bas du dos. Cette pensée magique fait barrage au principe de réalité mais lui permet peut-être de concilier, même si cela peut paraitre paradoxal, le principe de réalité (son handicap qui est réel) avec un idéal du moi possible (imaginaire), la mathématique venant là comme symbolique. Ce n’est donc pas un délire auquel j’assiste même si je peux parfois en avoir l’idée et je me suis longtemps dit qu’alors, le délire permet, un temps du moins d’échapper à la mort. Ce serait plutôt une tentative de nouage 4ème dont on voit aussi qu’elle permet de maintenir du sujet en vie en permettant d’entrevoir un idéal du moi là où les appuis identificatoires ont manqué.

La question du transfert ? Quelle place me demande-t-il d’occuper ? Depuis le début je le vouvoie et je l’appelle Mr X. Quand je lui suggère des éléments de réalité comme le test ADN, il l’entend mais ne change rien à son roman, je ne le contredis pas pour autant. Depuis des mois il m’inonde de messages pour me tenir au courant et en même temps qu’un lien permanent pour lui, je suis un peu garant qu’il ne va pas être totalement happé par l’histoire qu’il est en train de construire (sintôme ?). Il a dans sa vie une autre instance que la seule instance maternelle pour accéder à une place de sujet. Je suis le seul dépositaire de sa création romanesque, Charles sait qu’il n’a pas intérêt à en parler ailleurs.

Pour conclure : Charles essaie d’échapper au poids du Réel de sa situation par un jeu avec l’Imaginaire tout en évoquant un ordre Symbolique possible, mais cet ordre symbolique dépend de lui seul semble-t-il dire et c’est très lourd pour un seul homme. Heureusement que nous sommes deux.

Un sujet ne peut pas exister sans idéal du moi et tant que celui-ci n’est pas instauré,  le sujet resterait alors lettre morte, c’est en ce sens certainement qu’il peut y avoir une mort avant la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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