Khadija Biringer Nizari "Le père entre mythe et réalité"
J’ai donc proposé de parler de cette question en partant de cette élaboration mythique de Freud dans « Totem et Tabou ».
Un mythe peut être collectif ou individuel. C’est un récit, une construction sensée, un discours qui fait sens, une structure narrative qui a pour fonctions principales de répondre à des questions qui portent sur l’origine ; la notion de la vérité et de la structure sont ainsi impliquées. Dans « Totem et tabou », Freud suppose l’existence d’une horde primitive sous l’autorité d’un père tout puissant qui jouissait de tous les droits, notamment de celui d’avoir toutes les femmes pour lui. Les fils se rebellent, le tuent et le mangent. De là découlent deux lois fondamentales à la vie en société et au développement des civilisations : l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre. D’autres notions telles que la culpabilité et l’identification, trouvent là résonance et écho. On arrive ainsi à l’élaboration d’une instance idéalisée représentée par le père mort, le père tué. Le développement du complexe d’Œdipe dans un cadre de triangulation montre que le statut de la mère est radicalement différent de celui du père, et c’est cette différence, ce rapport père/mère, qui opère fondamentalement dans l’organisation subjective de l’individu, sans oublier l’effet de la dimension de l’identification et la réalité.
Dans « L’homme Moïse et la religion monothéiste », et sans détailler les hypothèses avancées dans cet ultime ouvrage, Freud revient de nouveau sur la question du meurtre du père, de la culpabilité qui insiste et qui, par un fonctionnement inconscient, se fait entendre, agit et participe à la structuration psychique. Ainsi le père mort se constitue en tant que terme refoulé indispensable et opérant.
Avec Lacan, et grâce au développement du structuralisme, de la linguistique et particulièrement avec ce qu’il a appelé « linguisterie », la question du père va être développée dans le cadre du signifiant. Ainsi les différentes figures du père – réel, imaginaire et symbolique – vont se retrouver condensées dans ce que Lacan va appeler la métaphore paternelle et la fonction du Nom-du-Père.
Dans la littérature, il y a cet exemple qui illustre parfaitement cette opération de la métaphore paternelle. C’est une situation observée par Freud et reprise par Lacan et qui est connue sous le nom du jeu « Fort-Da ».
Il s’agit du petit-fils de Freud, qu’il a pu observer à plusieurs reprises alors qu’il avait un an et demi. Freud décrit un contexte familial plutôt normal et sans problème particulier. L’enfant a été en contact régulier et apaisant avec sa mère, puisque c’est elle qui le nourrissait et s’occupait de lui. Freud souligne le fait que cet enfant ne montrait aucun signe d’angoisse quand sa mère s’absentait. Par contre il a développé un jeu riche de sens. L’enfant ne parlait pas encore, mais arrivait à se faire comprendre avec les sons qu’il pouvait prononcer. Le jeu consistait à faire disparaître une bobine attachée à un fil qu’il tenait à la main et la faire réapparaître à sa guise. Quand il lançait la bobine, il disait : « Oooo », et quand il la faisait réapparaître, il disait « daaaa ». Là-aussi, l’entourage du petit enfant a aidé et donc confirmé le sens du «Fort » qui veut dire « parti » et du « Da », qui veut dire « ici », pour dire et rappeler que l’inscription dans le registre du langage vient de l’autre/Autre.
L’interprétation de ce jeu devient claire, nous dit Freud. Le jeu est en lien étroit avec le vécu de l’enfant. Cet enfant ne manifestait pas d’opposition aux départs de sa mère et ne semblait pas souffrir de son absence. Ce jeu fonctionnait comme une répétition de ce que cet enfant vivait à cette période de sa vie. Il a développé un jeu de sorte qu’il puisse renverser la situation, c’est-à-dire passer de cette position passive, à travers laquelle il n’est pas acteur dans ce mouvement d’absence/présence de sa mère, à une position active, où il devient actif ; c’est lui le maître de la situation. Il peut même se venger de sa mère, l’envoyer balader. La maîtrise de son absence et de sa présence devient sa propre affaire à lui. Ainsi, il est non seulement actif, mais il insiste sur l’inscription de ce mouvement dans le registre du langage. Autrement dit, il symbolise ce « trauma » en l’exorcisant par le « fort-da ». Freud précise que cet enfant n’a pas manifesté une très grande tristesse quand sa mère est décédée alors qu’il avait à peine six ans.
Lacan a repris cette observation dans son séminaire « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Il a davantage mis l’accent sur l’objet « bobine » et son statut dans ce jeu et dans l’organisation psychique de cet enfant. L’objet « bobine » a fait passage, lien entre absence-présence et les signifiants « fort-da ». L’objet « bobine » est à considérer comme cet objet qui choit ; Lacan dit : « La béance introduite par l’absence dessinée, et toujours ouverte, reste cause d’un tracé centrifuge où ce qui choit, ce n’est pas l’autre en tant que figure où se projette le sujet, mais cette bobine liée à lui-même par un fil qu’il retient – où s’exprime ce qui, de lui, se détache dans cette épreuve, l’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective. »
Pour l’enfant, nous dit LC, cette bobine n’est pas à considérer comme un objet transitionnel comme cela pourrait être chez Winicott, elle est à considérer comme une partie du sujet qui se détache de lui tout en restant liée à lui. La répétition dans ce jeu est non une répétition du besoin, ce qui serait le retour exigé de la mère, la répétition porte ici sur le processus de symboliser le clivage causé par le départ de la mère et qui s’opère dans le sujet. Les départs de la mère signifient qu’elle désire ailleurs, que l’objet qui cause son désir est situé à l’extérieur. C’est ce qui est renvoyé à cet enfant, et par là-même, il va lui-même se mettre à quêter ce qui s’opère chez lui comme clivage, comme manque et comme perte définitive.