Seville – Eric Moreau

LA CONSTRUCTION D’UN SYMPTÔME ADOLESCENT

  1. Le symptôme.

Sergio a dix huit ans, il est en terminale. Il est fils unique. En séance il me dit ceci : il est triste et angoissé presque tous les jours. Il se sent seul. Il s’ennuie de vivre, la vie n’a pas de sens, elle est routinière. Il a bien quelques moments de plaisir mais cela n’est jamais suffisant pour penser que ce serait mieux de rester en vie. Parce que la vie est une pièce de théatre et la pièce va finir tôt ou tard.

Sergio a des idées de mort presque tous les jours. Ce sont des impulsions incontrôlables au suicide. Il se fait des entailles dans les bras, il veut se couper les veines ; il a avalé à trois occasions une surdose de médicaments. Sergio a perdu le sens de l’existence.

Ces symptômes sont des acting-out pour montrer aux autres qu’il veut exister. Le sujet est en souffrance quand l´ Autre est non barré, non castré, maître absolu du sens . Ces symptômes sont des marques réelles sur le corps. Quelle fonction leur attribuer sinon celle de la coupure dans le réel de l’ Autre et du sujet par la tentative d’ instaurer de la division dans le sujet sur le corps mais en échouant à le faire au niveau du langage et de la parole. Il réalise cette tentative de castration au niveau pulsionnel à l’aide de la pulsion de mort dont on perçoit l’ incidence.

Première observation: l’agir adolescent supplée le manque de parole mettant en avant le narcissisme primaire par un mouvement régressif où le temps s’ arrête et la métaphore échoue.

  1. L’Autre rejetant.

En séance, Sergio poursuit en me disant qu il veut rester en vie mais que pour cela il a besoin d’attirer l’ attention de sa mère et de son père. Il comprend qu’il a besoin d’être toujours important pour quelqu’un. Il veut être utile à la société mais ne peut pas faire ce qu’il lui plairait car le système l’oblige à faire des choses qu’il n’a pas choisies car il doit prendre des décisions en fonction du système, c’est un choix forcé, conditionné. De quel système s’agit-il ? Du lycée, de la famille, du travail. Au lycée il est démotivé par les études ; il ne peut pas se concentrer. Il y va par obligation. Dans la dépression le sujet a sacrifié son désir, et le surmoi devient tyrannique.

Les tentatives de suicide commencèrent juste après l’apparition de rêves sadiques qui représentaient son corps coupé en morceaux par un monstre et jetés à la poubelle. Il était angoissé et faisait de l’insomnie.

Le moi s’écroule, l’image du corps se fragmente, ce qui nous indique que l’identification imaginaire du stade du miroir échoue. C’est le retour du Réel qui passe au premier plan, le Réel s’est dénoué de l’Imaginaire et du Symbolique. Morceaux de corps jetés aux ordures, objets partiels incarnés dans le réel, des os, de la chair, du sang.

Ces rêves de corps disloqué commencèrent à se produire un mois après que sa mère se soit disputée avec lui car il avait mangé un morceau d’aliment avec les mains au cours du repas partagé avec elle ; elle s’est fâchée, l’a frappé et lui a dit : « il aurait mieux fallu que tu ne sois pas né » ajoutant « je ne te parlerai plus » puis elle est partie. A partir de ce moment-là, Sergio a évité sa mère et s’est éloigné d’elle. Sa mère annule l’inscription symbolique de son fils dans le monde et lui retire d’un coup son amour qui le soutenait dans le registre de l’imaginaire. Annulation symbolique et abandon ;

Deuxième observation : la figure maternelle reprend la valeur de l’Autre absolu du passé antérieur lorsque l’infans dépendait de l’Autre réel par l’intermédiaire de la demande au temps originaire des échanges sensoriels mère-enfant et en particulier dans le registre du regard quand l’enfant voyait refléter son image dans le globe oculaire d’un être qui ressemblait davantage à une mante religieuse géante qu’à une femme; et qu’il se posait la question suivante: que me veut-elle? C’est le moment de l‘angoisse quand le sujet est face au désir énigmatique de l’Autre.

Mais cette fois l’Autre maternel produit un demande morte, détruisant l’amour, ce qui rend impossible la négation qui institut l’Autre comme barré. Ce serait comme un retour au temps originaire où le sujet et l’Autre étaient de la jouissance (A/S). C‘est comme si sa mère lui avait dit : « maintenant tu n’es plus mon fils, je ne te reconnais plus ». Le sujet est aboli du symbolique.

Peu de temps après sa mère est partie en Espagne pour travailler ; il ne va plus la voir pour longtemps. Sergio sent la douleur et l’angoisse. Il est abandonné par sa mère et désabonné du symbolique pour paraphraser Lacan parlant de Joyce.

Il s’éloigne également de son père car il le voit peu ; il ne sent pas son soutien ; c’est un père qui travaille excessivement et qui ne remplit que son rôle de soutien financier. Il n’avait même pas le temps de parler avec lui. Sergio continue en disant que c’était une des raisons la plus importante qui a été la cause de son ennui. L’affection de son père il devait la gagner, la mériter en lui obéissant. Il a peur de ressembler à son père ou à sa mère.

Mais son père, préoccupé par la conduite suicidaire de son fils, tire la sonnette d’alarme et se présente avec lui à mon cabinet. Le père réagit à temps et à partir de la conversation avec moi décide de changer la relation avec son fils, de prendre le temps de l’écouter et d’échanger davantage avec lui. Les parents étant séparés, Sergio vivait jusque là chez sa mère. Le père décide de l’héberger et de vivre avec lui.

  1. La cure .

Au cours d’une séance Sergio me dit qu’il est entrain d’écrire une nouvelle. A la séance suivante il me donne un texte qui pour titre : « Feu éternel ». Je reçois le texte et lui demande de m’en parler. Le feu étant le souffle de la vie cela me donne un sentiment plutôt favorable mais l’adjectif éternel m’inquiète car la vie éternelle ne se réalise qu’après la mort. Je suis donc préoccupé par l’apparition de la mort.

Troisième observation : lorsqu’il commente son texte, je me rends compte qu’il s’agit du récit de sa cure transformé par une mise en forme littéraire qui lui donnait le caractère d’une fiction dont le personnage principal portait le nom de Sergio lui-même.

Cet écrit est un récit autobiographique de sa cure, qui fonctionne comme un double littéraire de son analyse. Ecrit appelé à être lu, déchiffré, exprimant ses productions de fantasmes, lettres et signifiants. Mais en outre, ce texte semblait prendre la fonction d’un objet d’échange dans le transfert en tant que cadeau offert et cédé à l’analyste En quelque sorte cet écrit pouvait valoir comme objet d’échange dont sa socialisation pouvait être rendue possible dans le transfert à condition de laisser des marques chez l’analyste.

Ce texte pouvait représenter l’objet transitionnel comme dirait Winnicott, où se déploie un espace commun de fantasmes où le jeu symbolique est socialisé sous la forme d’un écrit. Selon la formule freudienne, c´est comme s´ il me fait cadeau du fort-
da. Dans le lien social de la cure Sergio peut se risquer à tenter de perdre l’objet, son écrit, dans le transfert, mouvement que je m’explique comme l’anticipation de la perte de l’objet a. Ce serait une sorte de tentative de chercher dans une autre forme de la langue -l’écrit- une nouvelle promesse, de nouvelles identifications pour produire un nouveau sens. Peut-être un nouveau sujet à venir. Sergio réécrit son histoire en revenant à l’origine.

Dans sa fiction il raconte qu’il va voir un psychologue et qu’il lui demande de faire une régression pour savoir si dans une vie antérieure il avait été plus beau et plus heureux. Sous hypnose il visualise le moment de sa mort dans un hôpital connecté à un appareil qui lui montre l’absence de pulsation cardiaque. Le médecin essaie de le ressusciter, il lui fait un électrochoc mais en vain ; Il est mort. Alors il se pose la question de la mort et de la dernière limite de la vie. Serais-je plus heureux dans ma prochaine vie? Aurais-je une prochaine vie ? La réincarnation existe-t-elle ? Mais si je me suicide et que je meurs et que la réincarnation n’existe pas ? Ces questions et ces doutes sont très importants car la certitude en la vie éternelle fait place à un savoir supposé voir troué.

 

 

  1. La régression vers la mort et renaissance. Une théorie sexuelle de l’origine.

Il ne sait pas si le futur existe. Tout est décidé à l’avance. Il regrette de n’avoir pu lui-même décider des choses comme par exemple sa naissance. Il poursuit en disant :

« J’ai rêvé que je coulais au fond de la mer, une mer différente à toutes les autres ; il n’y avait pas de poisson ni d’algue, seule l’immensité de l’océan ; je n’étais pas affecté par la pression, je n’avais pas besoin de respirer, mon corps coulait peu à peu, tout était très tranquille, bien que je sentais beaucoup de tristesse, d’un coup l’eau s’est mise à se réchauffer, mon corps blanc et nu en a été affecté et calciné par l’ébullition. Soudain le temps s’est congelé, tout s’est arrêté, quelque chose a restauré mon corps complètement et m’a rendu immune à la chaleur de l’eau, le temps a repris son cours normal et j’ai pu rattraper rapidement le temps perdu. »

On peut suivre le déroulement d’un fantasme de régression à l’utérus maternel, flottant dans le liquide amniotique, retournant au fond des entrailles de la mère primordiale, fantasme incestueux, théorie sexuelle fœtale et renaissance par la métamorphose d’un corps nouveau et plus puissant. Le temps est éternel, s’arrête suspendu; L’espace est immense, sans limite. La réorganisation de l’espace-temps est corrélative à la construction du fantasme appuyé sur le langage.

  1. Le feu éternel : la pulsion de vie.

Dans sa nouvelle le jeune patient raconte un rêve :

« Je me rappelle d’avoir rêvé de l’essence de quelque chose d’inconnu qui m’envahissait, quelque chose de grand et de puissant ; c’était l’essence du feu qui m’envahissait. J’ai fait un pacte avec le feu. Il me promettait de me donner sa protection en échange de sa flamme qui ne s’éteindrait jamais à l’ intérieur de mon corps. Nous avons signé le pacte, et immédiatement j’ai senti sa présence dans mon cœur, dans mon corps, dans mes veines; il s’est mélangé à mon sang, il a atteint mon âme. J’ai cru qu’il me protégerait mais malheureusement il m’a trahi. J’ai compris à ce moment là que c’était une métaphore que je devais déchiffrer. C’était à l’extérieur que je devais chercher la flamme de la vie. J’étais décidé à la rencontrer même si c’était la dernière chose que je ferais dans ma vie. C’était comme un pari, j’allais jouer le tout pour le tout pour une étincelle de vie.

Quatrième observation : Sergio fait le saut du réel du corps à la métaphore du sens.

  1. La rencontre avec le maître de guitare.

Il marchait dans les rues de la ville en direction de la côte où il faisait bon méditer lorsque un homme l’arrête pour lui demander l’heure et il se présente : Sandro Herrera, musicien auteur compositeur. Sandro lui propose un pacte. Il est vieux et voudrait que son savoir de la guitare puisse rester dans ce monde quand il ne sera plus là.

Ce nouveau personnage, le maître de musique est la représentation d’un père qui soutient un idéal, un savoir faire à transmettre. Sergio lui demande pourquoi l’a-t-il choisi pour disciple. Il interroge le désir de l’Autre. Ce qui nous ramène à cette même question originaire. Que me veux-tu ? Mais cette fois l’Autre lui répond par un désir au lieu même de son manque : -« Mon rêve a toujours été que la paix mondiale puisse toucher tous les cœurs grâce à une chanson ; je veux réaliser ce rêve même si cela doit se faire à travers quelqu’un d’autre; si tu acceptes mon offre tu dois t’engager et je te promets pour ma part de t’apprendre tout ce que je sais. Sergio accepte le pacte. Ce faisant, il se fera un nom propre dans le lien social : être guitariste par la filiation d’un père symbolique qui l’a appelé.

A partir d’un Autre qui accepte son désir l’adolescent peut créer un sentiment d’existence. Au-delà de l’Œdipe infantile l’adolescent répète la métaphore paternelle mais si celle-ci n’est pas à la portée, il l’invente, en écrivant par exemple comme c’est le cas ici. Cette construction lui sert d’appui symbolique et imaginaire mobilisant la pulsion invocante à travers la musique. L’adolescent peut apprendre à se passer du père et à pouvoir se servir des noms du père en se faisant un nom propre qui lui permettra de réaliser les différents projets de sa vie.

  1. Etre musicien, création d’un sinthome adolescent.

Sergio pense à sa vie de musicien. Il décide d’acheter sa première guitare. Il est attiré par une Fender Stratocaster. Sandro, le maître de musique, avait appelé sa guitare Sara et c’est lui qui a transmis à Sergio l’art de jouer sur une stratocaster ; Les vibrations de la sonorité « s » résonnent comme une réinscription de la lettre mise en fonction de trait unaire.

« Aujourd’hui sur mon lit j’ai pris ma guitare et j’ai pensé que je réussirai à rendre les gens heureux avec la musique, et ainsi je serai heureux moi aussi. ». Sergio rencontre Leonardo un ancien camarade d’école ; ils se racontent leur vie et ce dernier lui dit qu’il fait aussi de la musique : il est batteur. Ensemble ils font le projet de former un groupe. Dans la réalité se projet s’est réalisé. Avec des amis il a constitué un groupe de rock métal qu’ils ont appelé « catalepsie », un nom de la folie inscrit dans le social perforant l’Autre par la jouissance de la pulsion invocante. Sergio s’est autorisé à être musicien de lui-même avec quelques autres, dirons nous en plagiant Lacan à propos d’être psychanalyste.

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