LA HAINE DISQUALIFIEE, Michel Ferrazzi – Congrès Haine oct 2019
LA HAINE DISQUALIFIEE
Michel Ferrazzi
Congrès Haine oct 2019
Je me lance devant vous dans une opération périlleuse et pas du tout politiquement correcte à l’heure ou notre parlement va voter une loi contre les propos haineux sur le Net, je vais tenter de démontrer que sans la présence de la haine dans sa structure, un sujet encourt une réduction pathologique de ses capacités psychiques. C’est ce que l’on peut noter dans une tendance dont l’origine est certainement le Nazisme et les exterminations auxquelles il a pu donner lieu (on peut tuer aujourd’hui non pas par haine mais par éthique) ce qui semble se présenter comme le noyau caché, la référence ignorée par la conscience (ceux qui n’ont pas vécu ça pourraient facilement se passer de son souvenir, comme si la banalisation de tout cela nous arrangeait), la conscience peut se passer de ça et l’on peut entendre en filigrane dans des discours de plus en plus répandus, tenus par des personnes qui se pensent porteuses d’une vérité absolue et qui donc, systématiquement se sentent victimes, que leur vérité qu’ils considèrent comme la vérité est bafouée, du moins la vivent-elles comme cela, quand elle n’est pas plus simplement niée. Je pense là bien sûr aux attentats passés et à venir, mais aussi aux personnes qui s’en prennent aux bouchers parce qu’ils considèrent l’abattage des animaux comme un crime, disent-ils la même chose de la Shoah ? Nous pourrions trouver bien d’autres duplications de ce type de conduite, l’important étant de noter qu’au nom de la vie, ils portent le message de la destruction. Et qu’une « éthique les guide ».
Ces exemples sont certainement extrêmes et pour essayer de mieux comprendre ce qui se met en jeu à partir d’eux, je m’appuie sur l’idée d’un mouvement plus profond que la forme « socialisée » qu’il peut prendre, plus général aussi et qui imprègne notre organisation psychique, donc notre organisation sociale actuelle. Freud écrivait, en septembre 1927 dans : « L’avenir d’une illusion » (Editions PUF pages 79 et 80) « La science nous a, par de nombreux et importants succès, fourni la preuve qu’elle n’est pas une illusion […]. Non notre science n’est pas une illusion, mais ce serait une illusion de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner ». Quelle désillusion, mais surtout quelle retranchement (au sens de forclusion) au nom de vouloir en faire une science ou de lui reprocher de ne pas en être une vraie (comme l’homéopathie) de ce que la psychanalyse pourrait, elle, apporter d’autre. On entre certainement là dans la perspective de ce que Lacan a sommé la psychanalyse (et les psychanalystes ?) d’apporter. Dans ce texte, Freud avance l’idée que la science pourrait remplacer la religion et permettre à l’homme de s’en libérer ; qu’elle pourrait apporter la sagesse que la religion n’est pas parvenue à instaurer. Si cela peut s’entendre concernant les excès et les méfaits que la religion a justifié et qu’elle justifie encore, il n’en va pas de même quant à un accès à la sagesse telle que Freud la postule, c’est-à-dire qui viendrait avec la connaissance et l’intelligence. L’assimilation optimiste de ces deux qualités que sont la sagesse et l’intelligence sera au cœur de mon propos.
La sagesse implique un certain renoncement aux intérêts du moi qui, bien sûr, peut ouvrir alors sur la sublimation, mais aussi rater ce devenir pour ouvrir sur l’idéalisation qui, bien que pouvant lui sembler proche, en est fondamentalement différente. C’est là toute la question de la place de la sagesse et de l’éthique qui pourrait accompagner l’une ou l’autre. La sublimation fait qu’un être humain faible et défaillant pourrait accéder à un état supérieur au nom d’une éthique alors que l’idéalisation projette directement le sujet dans la gloire sans qu’il ait eu à se penser faible et défaillant, elle ouvre sur le fanatisme et pas seulement sur le fanatisme religieux mais aussi vegganiste, scientifique et, bien sûr, statistique. Ainsi, si la sublimation ouvre sur l’humilité et le renoncement, l’idéalisation, elle, ouvre sur le gonflement du moi-idéal et donc sur le fanatisme. Nous pouvons penser que ce n’est pas là nouveau et que depuis longtemps l’idéalisation détrône la sublimation, nous avons vu en France une révolution qui a fini comme ça, d’autres en Union Soviétique en ont une autre version. C’est un point important à repérer que si la haine n’était pas originaire, elle avait là son rôle à jouer pour s’y faire une place en cours d’action, car la haine ne peut exister sans l’idée d’une perte au niveau du moi-idéal, perte due à la présence de l’autre (a) et qui s’accompagne toujours d’une pulsion destructrice.
L’actualité de la science moderne et ses progrès pourrait apporter la sagesse due à la connaissance et non pas l’aveuglement dû à la vérité, mais la capacité d’inventer et de créer ne dépasse-t-elle pas les capacités imaginaire et de représentation du sujet ? Il semblerait que dans des situations de plus en plus fréquentes, le sujet ne peut pas s’identifier à ce qu’il est capable de produire et pour être plus précis, il ne peut pas s’identifier sans danger à ce qu’il produit car cela pourrait le mettre au-delà du moi-idéal et de la toute-puissance dont il a rêvé ou dont parfois il rêve encore. Il n’a alors pas beaucoup de choix : soit il accepte ce qui va organiser une partie de sa vie et se coule dans un mouvement qui le met alors dans une situation de grande dépendance face à une instance tutélaire vécue comme implacable, soit il maîtrise ce produit au risque d’en ressentir un sentiment de puissance. (Mais à quel prix ? Combien d’ingénieurs et de chercheurs finissent dans nos cabinet parce qu’ils ont assumé ce choix ?). Peut-être y en a-t- il qui usent de cela comme on se sert d’une clé à molette, sans engagement d’une motion identificatoire qui le collapse au produit nouveau créé et à ses effets. Ce serait l’aspect le plus neutre et le plus rassurant concernant ce point à condition de postuler que ces gens-là sont sur une forme nouvelle ou évoluée d’adaptation et d’appréhension des moyens possibles dont ils peuvent disposer, mais il y a alors peu de marge avec un pouvoir qui peut confiner à la toute-puissance. Je pense plutôt que ce que l’homme peut actuellement produire grâce à la modernité de la science ne peut pas être identifié à ce qu’il est et que cela crée un écart dramatique entre ce qu’il est et ce qu’il fait, entre sa « vie intérieure » et les conséquences extérieures de ses actions. C’est là peut-être que la haine est disqualifiée, que l’affect est déconnecté de l’acte, plus besoin de la haine pour détruire. Nous avons alors à faire à l’assomption d’un moi-idéal, d’un surmoi sur-sollicité chargé d’une énergie psychique qui ne peut ni se symboliser, ni s’imaginariser et qui se traduit par une poussée destructrice qui réactive la pulsion de mort dont on peut se demander si elle n’est pas projetée sur l’autre (a) pour sauvegarder le sujet.
Cette mort, on va pouvoir la voir s’agencer selon deux mouvements quantitativement différents mais qui sont liés qualitativement. D’une part, une forme brute, au sens de pure, sans aucun aménagement de la pulsion et de son destin qui va se révéler par des actes extrêmes, l’extrémisme étant ce qui a là le plus à gagner. D’autre part, une forme plus douce, plus insidieuse de contraintes imposées au sujet au nom de la vérité acquise et qui l’empêche de penser, d’imaginer, d’associer et d’agir comme il le ferait selon ses propres données. Cela se passe un peu comme face à la loi, mais c’est la science (et ceux qui l’exploitent techniquement) qui imposent au sujet un mode qui lui est étranger. Par exemple : non, les gens qui prennent un complément thyroïdien n’ont pas été dérangés par sa nouvelle formule (130 000 personnes tout de même). Cela génère une autre expérience de la mort qui est la modification, non pas du rapport au signifiant mais de l’existence et de la fonction du signifiant lui-même. Le sujet est mis dans l’obligation de parler une langue qui n’est pas la sienne.
Notre collègue du séminaire de Grenoble, Rachel Saccomani, nous rappelait lors de son intervention la déclaration de Roland Barthes en 1977 dans sa leçon inaugurale de sémiologie littéraire au collège de France qui déclarait : « Le fascisme ce n’est pas d’empêcher les gens de dire, mais d’obliger à dire ».
Mais dire dans quelle langue ?
Sur la haine elle-même, nous pouvons penser qu’il y a deux types de haine ou deux destins de la haine, je ne sais pas comment le dire, alors nous allons garder ce repérage. Il y aurait la haine « ordinaire » qui participerait à l’assomption du sujet et qui le ferait tenir debout et là c’est à la collègue Anne-Marie Anchisi qui est intervenue au séminaire de Grenoble que je me réfère. Cette haine qu’on pourrait qualifier de primaire ou de première (j’évite le terme de primordiale car il est difficile et certainement de peu d’intérêt pour nous de savoir si elle est présente dans le patrimoine naturel de l’individu ou si elle est acquise). Cette haine primaire permettrait une ouverture dans le champ psychique du nourrisson, car s’il n’y avait que l’amour, il serait enfermé dans un carcan psychique qui le livrerait à la toute-puissance de l’amour de l’Autre. Elle permettrait une première négation qui, bien sûr n’est pas pensée mais qui peut se projeter dans l’environnement du nourrisson permettant ainsi de « colorer » et de qualifier l’amour et l’attachement en le faisant alterner avec une autre instance.
Par ailleurs, la pratique psychanalytique nous apprend, quand on écoute des mères à quel point elles sont gênées de reconnaître qu’elles-mêmes avaient eu des mouvements de haine et de rejet pour leur bébé, certes, plutôt brefs et peu argumentés, fugitifs mais bien présents, comme si elles-mêmes avaient besoin d’en revenir à cette haine primaire pour se dégager du piège de l’amour. Sur le thème de travail d’Analyse Freudienne pour l’année à venir portant sur l’amour, ce serait un volet intéressant que celui du « piège de l’amour ».
Cette haine et c’est bien le problème est totalement liée au manque. On pourrait écrire haine<>manque, ou si l’on préfère, la haine serait liée au risque du manque là où l’amour est sensé produire du plein, c’est alors du risque d’un manque qui menace dont il s’agirait pour le bébé comme pour la mère.
Donc la haine primaire permettrait un accès futur à l’intelligence en sortant le sujet à venir de la bulle que produit l’illusion d’une plénitude, celle qui est désespérément recherchée dans la jouissance et dans la consommation.
Le deuxième type ou le deuxième temps de la haine, c’est quand elle trouve son objet que l’on pourrait qualifier de libidinal et qu’elle peut alors produire chez certains sujets une fixation plus ou moins isolée dans son fonctionnement psychique. La haine trouve ainsi la cible sur laquelle elle n’avait pas réussi à se centrer précédemment pour des raisons que l’on pourrait qualifier de protectrices, comme si certains petits enfants avaient besoin de se protéger non pas du retour négatif qu’ils pourraient subir en rencontrant du manque mais bien d’un message, d’un envoi premier qui leur enjoindrait de neutraliser la projection haineuse que ces enfants peuvent adresser mais aussi celle qui peut leur être adressée. L’une ou l’autre de ces projections deviennent alors dangereuses et vont alors se tourner vers l’autre (a). C’est une hypothèse et je ne vais pas là développer plus avant. Ce qui paraît important c’est la configuration qui se met en jeu quand la haine vient se fixer sur un objet et qu’alors, on pourrait facilement avoir l’impression que l’on a à faire à des individus qui manquent d’intelligence. En fait, ils peuvent être très instruits ( et même diriger des pays), avoir une expertise dans leur domaine de compétences mais il leur manque une chose essentielle que Lacan effleure avec la pertinence qu’on lui connait dans ce genre de remarques qu’il peut faire « en passant » sans les approfondir mais qui ouvrent un champ jusque-là fermé. Il dit dans « Autres écrits » aux Editions du Seuil (p. 516) : « Connaître prête à la métaphore ». Prête à, c’est bien dit et cela permet de repérer ce qui est en jeu quand un bébé ne peut pas vivre, ressentir et projeter sa haine sur l’instance extérieure dont il dépend, mais aussi quand une mère ne peut se permettre d’haïr ce bébé qui lui donne tant de satisfaction mais qui risque de l’envahir. Quelque chose de la pensée se ferme alors et l’intelligence telle qu’on peut l’entendre quand il s’agit de lire entre les lignes se trouve mise à l’écart, reléguée et n’ouvre pas sur le champ psychique qui permet une mise en jeu sur le mode métaphorique. C’est peut-être alors que la haine se fixe sur un objet et donne naissance à une pensée paranoïde voire paranoïaque, au racisme sous toutes ses formes mais aussi à des gens très instruits, très techniques et tout à fait intégrés dans le mouvement scientifique du moment dont on peut alors dire que si il permet de masquer un forme de folie deshumanisante, il peut aussi participer à la déshumanisation chez des individus qui subissent ce mouvement, il s’agirait alors d’une folie ordinaire voire nécessaire qui justifierai les décisions les plus folles (mettre des nanoparticules dans le dentifrice en sachant qu’elles peuvent pénétrer dans la cellule et qu’on n’en connaît pas encore les conséquences). On voit là comment des moyens de connaissances et de production peuvent dépasser le statut actuel du sujet.
Reprenons l’exemple de ce fameux complément thyroïdien modifié pour des raisons purement économiques visant à l’ouverture d’un nouveau marché. En France, 130 000 personnes ont ressenti des effets indésirables plus ou moins marqués. Que leur répond-t-on ? Que la nouvelle formule ne peut être la cause de ces troubles. Laissons la polémique médicale à qui de droit. Le problème qui nous concerne est le suivant ; ces personnes ont elles le sentiment d’être aimées ou d’être haïes par ceux qui sont sensés les soigner (soit nié !) ? Elles ne savent plus si on leur veut du bien ou du mal comme si amour et haine s’étaient agglomérés dans une entité unique.
Dès lors, deux solutions s’offrent au sujet qui subit cela :
– Adopter la langue qui préside à ce mouvement et cela même si cette langue n’est pas la sienne et ne pas se donner le droit d’en parler une autre.
– Ou bien y perdre son latin.
C’est là, du moins c’est ce que je pense, que la haine est disqualifiée. Ce qu’on a là, ce n’est pas un exemple mais un schéma. Beaucoup de décisions prises soit par des parents soit par des organismes d’état répondent à ce schéma. Ce serait plus simple si la haine pouvait s’y repérer et jouer son rôle d’ouverture.
Y perdre son latin, en fait veut dire perdre la « signifiance » de son propre discours, comme si la haine pouvait se retourner contre le signifiant. Mais je ne crois pas à une telle hypothèse qui ferait confondre la cause et l’effet.
Je disais, à un moment de ce travail qu’il n’y a pas de haine sans manque et c’est là peut-être que le signifiant est en question. Il est la preuve qu’il y a du manque dans l’Autre, manque qui peut s’assimiler parfois à un vide, un trou, cela devenant inacceptable. En réponse on trouve la tentative d’instaurer un Tout sans manque qui viendrait recouvrir le sujet quitte à l’ignorer. C’est bien sûr un effet du discours capitaliste et de l’alignement de la science sur lui. Un Autre sans trou se dessine alors, il est polyfacétique, c’est un maître absolu, qui ne se trompe jamais, qui détient la vérité et dont on peut penser qu’il nous aime alors qu’il peut tout autant nous haïr.
C’est là une violence inédite.
Michel Ferrazzi