La part d’ombre perdue ou portée du " nom-du-père " Annick Hubert-Barthélémy
La Théorie de la psychanalyse et en même temps sa tecnique ne forment qu’une seule et même chose et ceci notamment en ce qui concerne le style de l’analyste.
En ces temps curieux de filiation, filiation biologique, procréation médicale assistée et adoption, changements des formes de couples (homosexuels notamment) la théorie analytique tout ne figeant pas les formes se doit de rappeler quelques balisages importants.
Dans la tradition monothéiste, il y a ce principal événement du fameux sacrifice d’Isaac par Abraham, ce fils non attendu car non possible de Sarah devenue vieille, Isaac, est, comme dit Lacan, l’enfant de la promesse, du miracle, et ce dont il s’agit c’est de provoquer la chute de l’origine biologique.
Une filiation par le signifiant représente donc une filiation qui abandonne la filiation d’origine par la chair. Mais malgré l’évolution de ce qu’on appelle le « post-modernisme » et la survenue des « gender studies », les embarras des filles vis-à-vis de leur père font toujours leurs effets, et le féminisme a de plus radicalement bousculé la notion de conditions féminines en rapport avec les « droits de l’homme » et le « droit des minorités ».
Compte tenu des difficultés de la clinique psychanalytique à ces endroits-là, il convient d’interroger le fonctionnement du « Nom-duPère », fonction mais aussi fiction structurale qui admet une perte, la part d’ombre perdue du Nom-du-Père dans ses effets de transmission.
« Notre Père qui êtes aux cieux
« Que votre Nom soit sanctifié
« Que votre règne arrive….
On voit dans cette prière familière que les signifiants ne sauraient être sous-estimés au niveau de l’ancrage inconscient, un ancrage mais pas un discours, d’où au fond, une certaine plasticité.
Trois axes ont guidé ma réflexion, la constitution du fonctionnement du « Nom-du-Père », comment figurer la perte sructurelle constitutive et comment penser la transmission possible pour un autre sujet en devenir.
J’ai décidé de m’appuyer sur deux textes théoriques que j’ai bousculé un peu, le texte de Lacan sur les « Noms du Père » (2005)[1],t celui de Serge André, « Devenir psychanalyste…et le rester »[2]. Je me suis trouvée dans la nécessité de rajouter deux essais, l’un sur Francis Bacon[3] et l’autre sur la « nuit sexuelle »[4].
Comment ne pas voir que le « Nom-du-Père » tient du chaos originel dans sa constitution ?
L’idée de ce travail s’est élaborée, je l’en remercie pour cela, en écoutant mon ami Michel Ferrazi (Analyse Freudienne, France, Grenoble) parler du maintien d’une certaine jouissance des liens mère-enfant au moment de la mise en place de la métaphore paternelle. Cette dernière qui institue l’axe diachronique de substitution des signifiants vient relayer et compléter l’axe métonomique de départ.
La métaphore n’est qu’un aspect de la fonction du « Nom-du-Père » qui s’exerce sur de multiples plans. Au départ, Lacan nous rappelle que la paternité est un fait de culture et que le père n’a pas de Nom propre. Car le père n’est pas une figure, il est par contre une fonction et ce père a autant de noms que cette fonction à de supports.
Sa fonction serait une fonction religieuse au sens de lier les choses, lier le signifiant et le signifié, la loi et le désir, la pensée et le corps, en quelque sorte le Symbolique et l’Imaginaire. Normalement, ces deux instances se nouent avec le Réel pour en faire une fonction de faire semblant de ce « Nom-du-Père », en fait il s’agit le plus souent d’un nœud râté sur lequel s’est constituée toute structure psychique particulière.
Pour Freud, le mythe du Père est au centre de la doctrine psychanalytique. Mythiquement, le père primordial ne peut être qu’un animal, il s’avère donc nécessaire de placer au niveau du père un second terme à savoir la fonction du « Nom Propre ». Mais ceci ne répond pas à la question fondamentale de Freud, pourquoi la supposition de la jouissance pure du père comme primordial provoque tant de névroses ? Si freud et Lacan sont d’accord pour dire que la névrose est inséparable d’une fuite devant le désir du père auquel le sujet substitue sa demande, Lacan se situe autrement.
De quelle instance, le sujet prend-t-il la parole chaque fois qu’il parle ? C’est en fonction de celui qui parle au lieu de l’Autre ? Le sujet ne cherche plus le secret de son être dans le désir de la mère en tant que charnel mais avant tout par le signifiant, dans ce qui devient le désir de l’Autre. Ce processus du fait qu’il opère dès qu’il est conçu, nous cache quelque chose, un au-delà qui est rejeté (pour certains forclos, mais je ne le pense pas ) dans le domaine de l’informulable dont une des origines serait la jouissance de la mère mais pas seulement. Freud évoque dans « Un souvenir sur l’Acropole » l’image refoulée de son père humilié ramassant son chapeau dans le caniveau, ceci parce que juif dans une Vienne anti-sémite.
Cette chose, au sens de « das ding », cette part de l’étrange, s’oppose au signifiant, au symbole meutre de la chose, la « chose » est donc hors signifiant, matrice même de l’étrangeté. Car si la « chose » de part sa mutation (et donc sa perte en partie) est aussi la cause du déroulement de la chaîne signifiante, elle est aussi l’avènement de l’Autre absolu du sujet autour duquel se déploie tout le mouvement de représentation avec jouissance, désir et objet.
Comment figurer cette perte structurale ?
Il y a dans l’analyse toute une part de Réel chez les analysants qui nous échappe. La notion que nous avons du névrosé c’est que dans ses symptômes mêmes git une parole baillonnée où s’expriment un certain nombre de transgressions, transgressions à un certain ordre qui par elles-mêmes « crient du ciel l’ordre négatif dans lequel elles se sont inscrites ». Faute de réaliser l’ordre du symbole d’une façon vivante, le sujet réalise des images désordonnées dont elles sont le substitut.
Il est admis que l’objet primordial perdu serait une chose maternelle. Mais ne peut-on pas penser que l’institution du moi (selon Lacan) en commençant par l’édification de l’image du corps propre au stade du miroir, a pour effet de canaliser, en l’enveloppant dans une forme unifée, le désordre pulsionnel et morcellement subjectif que celui-ci implique…Cette fonction de censure n’est pas un simple rejet, c’est le fait de censurer la jouissance qui devient source de jouissance.
C’est à l’intérieur du registre de la relation symbolique que le sujet résiste et que cette résistance n’est pas une simple inertie. Cette résistance du sujet représenterait la partie
amputée de l’image narcissique du compagnon de la mère, cette amputation demandée par l’instance surmoïque de la mère pour faire fonctionner le « Nom du Père » au niveau inconscient.
Si l’on admet, en relation avec les fondements de la théorie psychanalyste que l’angoisse est toujours liée à une perte, c’est-à-dire à une transformation du moi, c’est-à-dire en fait une relation imaginaire à deux sur le point de s’évanouir et à laquelle doit succéder quelque chose d’autre que le sujet ne peut aborder sans un certain vertige.
L’angoisse est centrale car on ne peut pas penser la perte sans l’envisager. La structure du sujet défini comme le sujet qui parle, qui se fonde et se détermine dans un effet de signifiant est un temps affect d’angoisse. Il est à ce moment affecté par le désir de l’autre, d(A), de façon immédiate, non dialectisable. A ce moment logique, l’objet a est celui qui chu du sujet dans l’angoisse, la fonction de l’acte est suspendu à cela. Mais ce nouvel objet a est en attente de représentation, d’une représentation qui marque la relation au monde sous lequel s’appréhende pour le sujet le désir de l’Autre.
La part d’ombre du « Nom du Père » figurerait un des trois ou quatre signifiants maîtres ou pour le dire autrement, un représentant de la représentation apparaissant dans l’analyse dès que le tiers symbolique entre dans le rapport narcissique et que s’ouvre la possibilité d’une médiation réelle autrement dit quand surgit une image de maîtrise de laquelle le désir et son accomplissement peuvent se réaliser symboliquement.
Penser la perte de l’ombre du « Nom du Père » comme la transmission d’une subjectivité possible pour un autre sujet (le fils ou la fille, en termes de position et non de filiation). Les caractéristiques de la pulsion scopique peuvent expliquer cette transmission.
Le sujet hallucine son monde. Cette économie de satisfaction imaginaire se porte vers des objets imaginaires qui ne peuvent se trouver que dans les registres sexuels. Nous avons affaire constamment à des fantasmes imaginaires, un phénomène n’est cependant analysable que s’il représente autre chose que lui-même.
Dans la fonction scopique, le sujet est captif de la fonction du désir, c’est ici que l’objet est étrange. Dans la pulsion scopique, le sujet rencontre le monde comme spectacle qui le possède. Il est victime d’un leurre, par quoi ce qui sort de lui et qu’il affronte n’est pas le vrai a, mais son complément, l’image spéculaire, i(a), voilà ce qui paraît chu de lui. L’imposture que comporte le fantasme dans le transfert sous le terme d’agalma, marque le sommet de l’obscurité où le sujet est plongé dans sa relation au désir. Le a de l’Autre est en somme le seul témoin que le lieu de l’Autre n’est pas le lieu du mirage.
Francis Bacon « La photo me donne des ailes
Elle vient en soutien, me rappelle et me provoque des images
La photo engendre d’autres images. »
Ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est justement d’environner le cadavre de quelque chose qui constitue une sépulture et de maintenir le fait que ceci a duré, c’est un symbole.
Pascal Quignard : « La relation se dévore l’œil et se mange elle-même.Tel est l’étrange amour qui nous porte vers la peinture.
L’homme en extase est une pièce qui s’emboîte exactement
, imrévisible dans le puzzle spéculaire.
L’ombre perdue du Nom du Père est ce représentant de la représentation qui œuvre à la génération suivante pour quiconque accepte la castration symbolique de toute filiation en lieu et en place d’un phallus imaginaire névrotique.
[1] Jacques Lacan, 2005, des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 108 p.
[2] Serge André, 2003, Devenir psychanalyste…et le rester, Bruxelles, Lucpire, 298 P.
[3] Franck Maubert, 2009, l’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux, « conversations avec Francis Bacon, Mille et une nuits, Fayard, 108 p.
[4] Pascal Quignard, 2007, La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, J’ai lu, 219 p.