La pulsion si elle se répète c’est par l’effet du signifiant. P. Wolosko, Paris 17/01/2017
La pulsion, si elle se répète, c’est par l’effet du signifiant.
Philippe Wolosko
Paris 17/01/2018
Lors des derniers séminaires, j’ai été fort dérangé dans mes automatismes de pensée concernant la pulsion, ce qui venait se cumuler avec des remises en question sur le statut de la répétition.
J’étais confortablement installé dans un présupposé savoir sur le couple passionnel opposant Eros et Thanatos, et la tresse que nous formions tous les trois semblait me procurer, si ce n’était un repos éternel, au moins une tranquillité juvénile, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Ainsi, les pulsions, ce que depuis je nomme « La pulsion », étaient d’origine organique, biologique, provenaient du corps ; représentant quasiment ce qui était l’instinct chez le parlêtre, et la répétition était inscrite dans la pulsion de mort comme le théâtralisme chez une hystérique.
Si cela ne suffisait pas, ce qui était loin d’être le cas, je suis littéralement tombé sur un texte de Safouan[1] qui emploie des signifiants en résonance avec ce qui avait été travaillé ici, cette année. Je vais en citer un passage pour vous mettre l’eau à la bouche, afin de ne pas faire référence à la pulsion orale : « Face à l’absence d’un tel objet (dans la pulsion aucun objet n’est susceptible d’enclencher une action spécifique qui conditionnerait une satisfaction) , qui se dérobe à l’intentionnalité comme à la dénomination, il ne reste plus qu’à prêter un caractère primaire à la satisfaction dont la quête fait l’énergie de la pulsion. Autrement dit, à rattacher une telle satisfaction primaire à une expérience faisant partie d’un passé périmé. Au lieu d’une quête au sens ordinaire, visant un objet situé dans le futur, on est donc confronté ici à une quête dont l’objet opère depuis le passé. Toute pulsion est, en effet, une régression, fondée sur la réminiscence d’une première satisfaction» . Les signifiants sont lâchés, bien que ce qu’écrit Safouan ne corresponde pas tout à fait avec ce que je pense, il me reste à essayer de les articuler afin de transmettre là où j’en suis aujourd’hui dans ces questions. Même si le ton que j’emploie semble assuré, tout ce que je vais avancer est ponctué de points d’interrogation, cela est mon style.
Je vais commencer par quelques considérations sur la répétition. C’est à partir de la répétition que Freud découvre la pulsion de mort, sans qu’il ne puisse jamais prouver : «justement pour la pulsion sexuelle, le caractère de compulsion de répétition qui nous a d’abord mis sur la trace de la pulsion de mort[2]». La relation entre la répétition et la pulsion mérite, ainsi, d’être détaillée. Si on prend le terme de «wiederholungszwang», il est soit traduit , soit énoncé par Freud de trois façons différentes: «automatisme de répétition», «compulsion de répétition» et «contrainte de répétition». Cela m’a conduit à des confusions auxquelles j’ai fait référence tout à l’heure en évoquant mes automatismes de pensée. Dans : «Inhibition, symptôme et angoisse» Freud écrit : «Le cours pulsionnel nouveau s’effectue sous l’influence de l’automatisme – je préférerais dire de la contrainte de répétition…[3]»; il y a donc à entendre dans la répétition un aspect automatique; qui ne dépend pas de la pulsion ni d’un autre processus psychique. Parler de compulsion pose un autre problème sémantique : dans la « Lettre 52 » Freud écrit : «Les incidents sexuels n’engendrent pas forcément tous du déplaisir, la plupart sont agréables. Il s’ensuit que leur reproduction est en général accompagnée d’un plaisir non inhibé. Un plaisir de ce genre constitue une compulsion. Nous sommes ainsi amenés aux conclusions suivantes : quand un souvenir sexuel réapparaît au cours d’une autre phase et qu’il engendre du plaisir, il en résulte une compulsion, mais s’il produit du déplaisir, il y a refoulement [4]». Le concept de compulsion est donc problématique car il vient s’opposer au refoulement, et par conséquent à l’inconscient. Il convient de rester sur ce terme de «contrainte de répétition», résumé par répétition.
Sur la question de l’automatisme, en travaillant la question de la mémoire, j’ai relevé quelques indications données par Lacan. Il explique dans le séminaire II que la mémoire de la substance vivante, permet de ne pas répéter une expérience de la même façon, par exemple un rat ne retournera pas vers un grillage électrifié. Si «retrouver l’équilibre dans les limites d’une certaine homéostase[5] » est une mémoire, elle est de cet ordre. Cette mémoire est tout à fait différente de la remémoration, de la mémoire symbolique, qui se spécifie des effets d’après-coup, de nachträglich, de ce qui est : «la fonction de remémoration [6]». La mémoire chez le sujet, comme Robert en a parlé, est une remémoration, et vient après le refoulement. La répétition est dans la structure même de la mémoire, et n’a pas de rapport direct avec la pulsion, c’est le refoulement qui met en place, ici, une répétition. Dans le séminaire III, il fait un pas de plus en disant que nécessairement : «la mémoire aussi chez l’homme est quelque chose qui tourne en rond, seulement c’est constitué en messages. Ce que j’appelle être constitué en messages, veut dire que c’est une succession de petits signes, de plus ou moins, qui s’enfoncent «à la queue leu-leu», et qui tournent là comme sur la place de l’Opéra les petites lumières électriques s’allument et s’éteignent, ça tourne indéfiniment [7]». Dans le séminaire IV, il avance que c’est le signifiant qui organise cela : «dès que nous introduisons le signifiant dans le réel, et il est introduit dans le réel à partir du moment où simplement on parle [8]». Parler implique le futur antérieur. Le signifiant met en place de la répétition.
C’est dans le séminaire V qu’il formalise cette répétition avec le graphe.
Comme vous le voyez, ça tourne en rond, indéfiniment : «c’est là qu’il se met à tourner, c’est-à-dire qu’il est renvoyé comme une balle entre le code et le message,( …) c’est-à-dire de ce qui tourne en rond jusqu’à ce que ça reparaisse, jusqu’à ce qu’on en ait besoin, et qui est forcé de tourner en rond pour constituer une mémoire [9]». Lacan répète, ici, que ce fonctionnement est analogue à celui de la mémoire d’une machine. Il y a bien là un automatisme de répétition, inhérent au signifiant qui le structure et indépendant de la pulsion. Si la référence au signifiant renvoie à une différence, une différence absolue, elle va aussi s’inscrire dans la « répétition automatique », alors que la pulsion renvoie à l’identité de perception c’est-à-dire au même. C’est ce que souligne Lacan : «Rien d’autre ne fonde la fonction du signifiant :
- que d’être différence absolue : ce n’est que par ce par quoi les autres diffèrent de lui que le signifiant se soutient,
- que d’autre part ces signifiants soient et fonctionnent dans une articulation répétitive, c’est là d’autre part ce qu’il en est de l’autre caractéristique [10]».
Cette dernière forme de répétition représente, à mon sens, ce que Lacan nomme l’automaton. Nous allons voir si nous pouvons différencier cette contrainte de répétition de celle induite par la pulsion, d’une façon didactique ; car on ne peut pas les distinguer aussi nettement cliniquement.
On pourrait évoquer d’autres formes de répétitions comme le transfert, que Lacan amène à traiter comme une réalité actuelle[11], mais orientons-nous plutôt sur les relations de la contrainte de répétition et de la pulsion, qui sont notre sujet de ce soir. C’est-à-dire d’envisager la répétition du côté de la « Tuchê » et non plus du côté de « l’Automaton ». Évoquer la tuchê, c’est évoquer la rencontre, qui est toujours manquée tant du côté de la répétition que du côté de la pulsion.
Ce qui se répète est donc différent, d’être répété ; on peut l’entendre en considérant que ce qui est répété devient le répété. C’est somme toute logique, si la répétition repose sur le signifiant, à chaque fois que le signifiant est répété ou se répète, il ne revient pas pour autant à la même place. C’est le réel qui revient à la même place[12]. Et le réel, c’est ce qui fait traumatisme.
Je vais développer. Le signifiant, se répétant, réapparaît comme le même, mais d’être répété il est distinct[13]; plus précisément, il s’inscrit comme distinct, dans l’après-coup, nachträglich. C’est la même chose qu’il se produit avec la mémoire. Le signifiant ne s’inscrit que d’être remémoré ; et pour être remémoré, il a du être préalablement refoulé. Lacan énonce clairement cette affaire dans le séminaire « L’identification » : «L’organisme ne reconnaît pas le même qui se renouvelle en tant que différent. La mémoire organique «même-orise». Notre mémoire est autre chose : elle intervient en fonction du trait unaire, marquant la fois unique, et a pour support l’inscription [14]». Ainsi, cette «fois unique», d’être répétée y perd son statut d’originelle et devient le répété. On peut remarquer, ici, l’incidence du «trait unaire», dont Robert nous disait qu’il est : «le signifiant du trou du symbolique formé par le refoulement originaire».
Si le support de la mémoire est l’inscription, la trace mnésique, donc de l’ordre de la «mémoire organique», c’est-à-dire du réel ; peut-être que ce dont il s’agit dans le traumatisme, est que le signifiant n’a pas pu s’inscrire en tant que signifiant ? Il y aurait alors une répétition où le signifiant n’arrive pas à s’inscrire comme distinct? Reste toujours le signifiant originel ? Cela me semble intéressant à discuter. Est-ce que le ou les signifiants en cause dans le traumatisme seraient désubjectivés, ou bien isolés, maintenus à l’écart de la chaîne des signifiants, non pas dans l’inconscient comme pour le refoulement, mais dans le réel, donc peut-être, une forme de forclusion ?
Ceci est à entendre dans le sens où la répétition a une fonction de subjectivation. C’est ce qu’il se passe dans les cures, où le sujet répète et répète jusqu’à ce « bon sang mais c’est bien sur », à savoir, le surgissement d’un savoir subjectif[15]. Lacan développe cette question de la constitution du sujet par la répétition dans le séminaire : «La logique du fantasme». Il dit : «C’est pourquoi il faut bien reconnaître que loin qu’il y ait là, dans la pensée de FREUD, saut ni rupture, il y a plutôt préparation ( .. ) de quelque chose qui trouve enfin son statut logique dernier sous la forme d’une loi constituante ( ..) du sujet lui-même et qui est la répétition [16]». En effet, il indique que la répétition est «ce qui unit l’identique avec le différent [17]». Ceci ne va pas sans rappeler ce qu’il définit comme la fonction du signifiant, évoquée plus tôt. Je ne vais pas rentrer dans ces complexités théoriques plus avant ce soir, mais juste pour noter que c’est à cet endroit, l’union de l’identique avec le différent par la répétition, que le Un du trait unaire s’articule avec le Un comptable. Pour résumer ce développement sur la répétition subjectivante, on peut dire que l’effet de retour de la répétition constitue finalement le « nachträglich » et du même coup se trouve être constituante du sujet. Ainsi, la contrainte de répétition, dans le traumatisme peut être envisagée comme une tentative de mettre à la place adéquate ce qui est requis, mais ce mécanisme de subjectivation ne peut pas remplir sa fonction car il y a eu une rencontre avec le réel. Là, la rencontre n’étant pas manquée, elle explose ce mécanisme[18].
Lorsqu’un repas est particulièrement consistant, par exemple entre le poisson et la viande, il est d’usage de faire une petite pause gustative, comme une boule de sorbet rafraichissante. Cela se nomme le trou normand. A propos de trou, on peut, au hasard, évoquer celui de l’urverdrängung, du refoulement originaire; dont Radjou nous disait: « On serait tenté de situer le vrai trou au centre du nœud, là où se situe l’objet a [19]».
On peut aborder la question des rapports entre la répétition et la pulsion à partir de plusieurs chemins. Nous en avons choisi deux : la boucle pulsionnelle et celle de l’objet perdu. (Dans la répétition la situation originelle répétée est perdue en devenant le répété, il y a ainsi quelque chose de perdu par le fait de la répétition).
L’analogie de la boucle de la pulsion et de l’effet de retour de la répétition est frappante. Je dirais qu’ils sont isomorphes et tous les deux constituants du sujet. Cela m’avait amené à soutenir lors de la discussion après l’intervention d’Anna que la répétition était une projection de la pulsion comme sur un écran, l’écran de la clinique, permettant d’en dégager la structure. Ce ne sont pas des concepts équivalents, c’est ce que j’ai tenté de montrer tout à l’heure, en distinguant, tout en m’appuyant sur Lacan, l’automaton de la tuchê. C’est-à-dire que pour une part la répétition n’a rien à voir avec la satisfaction de la pulsion et pour le dire autrement avec le principe du plaisir; que c’est un effet du signifiant, un élément de structure. Alors que la pulsion est toute entière au service du principe du plaisir et vise à la jouissance de l’Un, comme nous le rappelait Radjou. De plus, si la pulsion cherche le même, l’identité et donc l’identification; la répétition produit de la différence.
Ceci dit, il reste la question que Freud pose sur les rapports entre d’une part le principe du plaisir, et d’autre part la pulsion (et donc la répétition), à savoir que : «le chemin de la pulsion est la seule forme de transgression qui soit permise au sujet par rapport au principe du plaisir [20]».
Alors, j’ai essayé de reprendre ce que sont la pulsion et les pulsions partielles, en travaillant le séminaire XI « Les fondements», plus connu sous le titre donné par le Seuil : «Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse», en m’aidant par la lecture qu’en a fait Lucien Israël, dans l’ouvrage paru sous le titre : «Les pulsions de mort», reprenant son séminaire des années 1977 et 1978 [21].
Aim : trajet ( le tour ). Goal = but. Bord = bord érogène.
J’ai repris ce schéma dans ce même séminaire XI sur les fondements.
Je cite, Israël : «La pulsion dessine une espèce de boucle qui part d’une zone érogène, revient sur cette zone et se subjective de rencontrer cet objet que j’ai appelé l’autre jour de son véritable nom, à savoir Gegenstand – ce qui fait face, ce qui vient contre, ce contre quoi le sujet vient se constituer [22]». C’est dans ce retour de la boucle que se constitue le sujet, il s’agit d’un chemin, dans lequel : «la poche de la pulsion comme si là, en quelque sorte, s’invaginant à travers la zone érogène, c’était elle qui était chargée d’aller quelque part, quêter quelque chose, qui à chaque fois répond dans l’Autre à la pulsion [23]». C’est ce chemin là qui représente la seule transgression évoquée toute à l’heure. Le sujet se constitue dans l’Autre, qui nomme la pulsion (plus précisément l’objet), c’est ce que nous a montré Robert dans son précédent séminaire. Continuons avec Israël, que je cite un peu longuement en hommage à ce qu’il a été pour moi et afin de vous faire partager sa vision comme son style de transmission : «La parole se noue à la pulsion au moment où celle-ci est marquée par l’interdit. Mais cela peut être l’objet qui est interdit. … L’éducation c’est l’éducation contre la pulsion. Faire sortir hors de …, c’est ce que veut dire éduquer, faire sortir hors de l’univers pulsionnel. On ne sait plus rien de l’univers pulsionnel parce que le seul moyen d’en sauvegarder quelque chose est de n’en rien savoir. Il n’est plus accessible qu’à travers tout ce détour d’une boucle remplacée par une parole sans fin. ( .. ) Le refoulement, ( .. ), consiste à nommer l’objet – on désigne des objets d’amour par leur nom -mais surtout à soigneusement faire disparaître la pulsion qui de cet objet donnerait la satisfaction d’une excitation d’organe. … Lorsque le refoulement se lève, lorsqu’on lève le refoulement, on met en paroles, c’est-à-dire que l’on symbolise la pulsion qui avait été refoulée. Voilà l’acte de l’interprétation analytique [24]». Ainsi, cette boucle représente la répétition de la pulsion, « parole sans fin » dit Israël ; et comment du corps la pulsion part pour y revenir avec un signifiant qui représente le sujet etc. La dimension organique est présente, et si on n’y regarde pas de trop près, en se laissant prendre par un automatisme de pensée, on peut voir le nouage du corps avec le signifiant.
Mais, nous dit Lacan, la pulsion n’est qu’un montage : «la structure de montage que Freud a conféré à la pulsion [25]»; il parle même de «fiction» [26]. Voici ce qu’en dit Israël: « Mais cette boucle que la pulsion vient former autour de l’objet, qu’est-ce d’autre que la monture d’un bijou ? Cette rencontre, qu’est-ce d’autre que le sertissage de l’un dans la pulsion de l’autre? [27] »[28]. Quand on regarde le schéma de la pulsion, on voit que la boucle dessine une béance, l’absence, l’objet perdu. Cette béance est homéomorphe à celle de la structure de l’inconscient[29], celle : «par où, en somme, la névrose se raccorde à un réel [30]». C’est le lieu où l’inconscient s’ouvre et se ferme. Ainsi, cette «unité topologique des béances en jeu [31]» permet à la pulsion d’une part de s’articuler à l’inconscient et d’autre part à la sexualité (de) participe(r) à la vie psychique d’une façon qui doit se conformer à la structure de béance qui est celle de l’inconscient[32] ». Voilà tout l’interêt de ce montage.
Aussi bien, peut-on entendre, le tour que la pulsion fait autour de l’objet dans sa polysémie : faire le tour ou un tour (d’escamotage). Pourquoi Freud a t-il eu besoin d’un tel tour ? Lacan répond que c’est pour la satisfaction du sujet [33]. La satisfaction est la fonction de la pulsion; il s’agit de la satisfaction d’une fonction biologique. C’est cela qui donne à la pulsion ce caractère de force constante et qui en même temps nécessite le recours à un substrat organique dès qu’il est question de pulsion. C’est même, à mon sens, la seule occurence fondée de l’organique ou du biologique concernant la pulsion. La question des zones érogènes n’en n’est que la dérivée, au sens mathématique ; (la dérivée d’une fonction). Cette fonction biologique est la reproduction, la perpétuation de l’espèce; ce que «Freud a toujours considéré comme la fonction finale de la sexualité [34]». Dans les cultures monothéistes, la reproduction est la seule légitimité de la sexualité. Ainsi, la pulsion n’est pas une force émanant du corps nécessitant une décharge physique, ça n’a rien à voir avec le besoin. La pulsion peut se satisfaire d’une hallucination comme d’un rêve ou d’une sublimation, c’est ce qui la différencie du besoin, qui lui est cyclique. Elle s’origine du biologique et cherche pour se satisfaire un rapport sexuel, à atteindre l’unité, ce qui se traduit cliniquement par la recherche de l’objet perdu.
Il y a alors nécessité dans toute conceptualisation de la pulsion, d’un support organique. C’est, je pense, ce qui a conduit Lacan à théoriser la libido comme étant un organe, à propos de laquelle il écrit : «On voit aussi que ce que Freud appelle le Schub ou la coulée de la pulsion, n’est pas sa décharge, mais est à décrire plutôt comme l’évagination aller et retour d’un organe dont la fonction est à situer dans les coordonnées subjectives précédentes. Cet organe doit être dit irréel, au sens où l’irréel n’est pas l’imaginaire et précède le subjectif qu’il conditionne, d’être en prise directe avec le réel [35]».
Freud a dit : «Nos pulsions sont nos mythes»; les mythes, mélanges de symbolique et d’imaginaire, servent à appréhender le réel. Lacan désigne la libido en tant qu’organe, comme son mythe. Quel réel est alors mythifié ici ? C’est le réel sexuel. Dans «Position de l’inconscient», il écrit : «Notre lamelle représente ici cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produise par les voies du sexe [36]». La lamelle représente l’organe qu’est la libido, dans ce mythe.
Que se passe-t-il pour le sujet ? Le sujet se trouve soumis au cycle de la reproduction sexuée et cela signifie qu’il perd sa vie immortelle, celle qui n’a besoin d’aucun organe. Il n’est qu’un être vivant sexué et n’est plus immortel. Ceci entraine deux conséquences ; la première : la pulsion de mort est constitutive de toute pulsion, dans le sens que j’illustre ainsi : la pulsion de vie et la pulsion de mort sont comme les deux faces d’une bande de Möbius, c’est-à-dire deux apparences d’une même chose. La seconde : la libido, en tant que pur instinct de vie, représente ce qui est retiré de vie, de vie immortelle, elle est ce qui est justement soustrait à l’être vivant, d’être soumis au cycle de la reproduction sexuée. C’est de cela que représente l’équivalent, de toutes les formes que l’on peut énumérer, de l’objet(a). Ils ne sont que représentants, figures[37] de cette part à jamais perdue de lui-même dans le vivant [38].
Avant de poursuivre sur cette question de l’objet perdu, il convient de parler des pulsions partielles; mais en guise de trou normand, voici comme une répétition qui produit de la différence, un détour du côté de la naissance de la pensée pour Robert. La pulsion est le mythe permettant d’appréhender ce qu’il se passe pour un sujet quant au sexuel. J’ai trouvé un extrait du Séminaire «D’un Autre à l’autre» fort intéressant: «L’idée de sexuel même, peut être un effet du passage de ce qui est au cœur de la pulsion, à savoir l’objet (a). Comme vous le savez, ça s’est fait il y a longtemps. Elle lui passe la pomme fatale, la chère Ève ! C’est quand même un mythe aussi. C’est à partir de là qu’il la voit comme femme. (..). Avant, il ne s’était pas aperçu qu’elle était quelque chose d’extrait du côté de son gril costal. Il avait trouvé ça – comme ça – gentil, bien agréable : on était au Paradis ! C’est probablement à ce moment-là… et à lire le texte ça ne fait aucun doute …que non seulement il découvre qu’elle est la femme, mais qu’il commence à penser, le cher petit ! [39]».
Si la pulsion est un mythe permettant d’articuler le réel du sexe avec le sujet, on ne peut pas la dire autrement que par ce qui en découle, à savoir la contrainte de répétition et les pulsions partielles. La répétition permet d’en dégager la structure signifiante, allusion à mon titre; alors que les pulsions partielles en reproduisent l’agencement, ce qu’un sujet peut dire du sexuel, de l’objet perdu, objet ( a ). Il n’y a pas de représentation de la pulsion dans le psychisme[40]; parce «que dans le psychisme rien n’est suffisant, par quoi le sujet puisse se situer comme «être de mâle» ou « être de femelle [41]».
Ainsi, la seule voie où peut se manifester l’incidence de la sexualité dans le sujet se fait par les pulsions partielles : «il n’y a d’accès à l’Autre du sexe opposé que par la voie des pulsions dites partielles où le sujet cherche un objet qui lui remplace cette perte de vie qui est la sienne d’être sexué [42]».
Donc, la pulsion, dans sa fonction biologique, peut être satisfaite sans aboutir à sa fin de reproduction, «si elle peut être tout autre chose, c’est qu’elle est pulsion partielle, et que son but n’est point autre chose que ce retour en circuit [43]», elle se répète en tant que constituante du sujet et représentante de la vie immortelle. Les pulsions partielles ne dépendent, elles, d’aucun processus organique.
Pour terminer, comme annoncé, allons voir du côté de l’objet perdu, objet ( a ). La pulsion tourne autour de l’objet, non pas comme une parade amoureuse, ni pour en évaluer la valeur, elle n’a pas besoin de s’en approcher plus, car l’objet n’a pas d’importance pour la pulsion, ce n’est pas l’objet que la pulsion cherche. L’objet n’est là que pour représenter l’objet perdu, et ainsi il est parfaitement interchangeable. Par exemple le sein dans le sevrage: «le sevrage, c’est le sein perdu comme cause dans le désir [44]». Il en est de même pour tous les objets dans la pulsion: «Tous les objets autres qui vont venir à cette place, en seront des substituts empruntés à ce qu’il perd, l’excrément, ou à ce qu’il trouve dans l’Autre qui soit support de son désir : son regard, sa voix. C’est à les tourner pour en eux reprendre, en lui restaurer sa perte originelle que s’emploie cette activité qu’en lui nous dénommons pulsion (Trieb) [45]». En somme, cet objet désigne un point, une place qui est celle du réel [46]. Cette place ne peut pas être nommée, c’est finalement celle du refoulement primordial, de l’urverdrängung [47]. C’est de cette place que la pulsion fait le tour ; celle du «vrai trou», comme le disait Radjou.
Cet objet (a) est l’objet cause du désir, et c’est aussi l’objet de la pulsion (autour de quoi tourne la pulsion) [48]. Ainsi, ce point de la place du réel va du trauma au fantasme, en tant que le fantasme n’est jamais que l’écran qui le (ce point de la place du réel) dissimule à quelque chose de tout à fait premier, déterminant dans la fonction de la répétition [49]; ce qui est, la rencontre manquée. C’est quand la rencontre n’est pas manquée, qu’en ce point le réel n’est plus contourné par la pulsion, comme nous l’avons évoqué tout à l’heure, mais au contraire rencontre réellement la pulsion, que se produit le traumatisme qui, du coup, va effracter le fantasme. Ceci donne en quelque sorte une représentation topologique du traumatisme et du fantasme, qui montre la grande proximité de la pulsion et du désir. Le désir apparaît finalement comme le représentant psychique de la pulsion, en tant que sexuée. Le côté «de mort» de la pulsion se manifeste essentiellement autrement, mais aussi transparaît dans l’aspect «négatif» du désir.
Pour conclure, citons Lucien Israël, dans une de ses réflexions qui me paraissent toujours autant lumineuses que questionnantes: «Le principe de plaisir, voire le plaisir tout court, ne serait-il pas le contenu manifeste de quelque chose qui resterait latent, qui ne serait donc accessible qu’après l’interprétation , à savoir la jouissance? [50]».
Philippe Woloszko
Paris le 17 janvier 2018.
[1] Moustapha Safouan. La psychanalyse. Science, thérapie et cause. Essais Folio. 2013. P133.
[2] Sigmund Freud. Au delà du principe de plaisir. P104. Cité par Christian Hoffmann. Introduction à Freud. Le refoulement de la vérité. Pluriel. 2001.
[3] S. Freud. Inhibition, symptôme et angoisse. O.C. T. XVII. P 268.
[4] S. Freud. Lettre 52 à Fliess. Naissance de la psychanalyse. P.U.F. Paris.1979.
[5] J. Lacan. séminaire II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Version Valas. P 218.
[6] Ibid.
[7] J. Lacan. Séminaire III. Les psychoses. Version Valas. P 238.
[8] J. Lacan. Séminaire IV. La relation d’objet. Version Valas. P 340.
[9] J. Lacan. Séminaire V. Les formations de l’inconscient. Version Valas. P56.
[10] J. Lacan. Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas. P 244.
[11] Plus précisément J. Lacan le caractérise comme: « la mise en action de la réalité de l’inconscient en tant qu’elle est sexualité ». In Séminaire XI. Les fondements. Version Valas. P 274.
[12] J. Lacan. Séminaire XVI. Op. Cit. P262: le réel est apparu comme « ce qui revient toujours à la même place »
[13] J. Lacan. Séminaire IX. L’identification. Version Valas. P 451.
[14] Ibid. P 453.
[15] Séminaire XVI. Op. Cit. Séance du 26 février 1969. En particulier P 249: « Mais est-ce que savoir quelque chose, ça n’est pas toujours quelque chose qui se produit en un éclair ? »
[16] J. Lacan. Séminaire XIV. La logique du fantasme. Version Valas. P336.
[17] Ibid. P 335.
[18] J. Lacan. Séminaire XI. Fondements. ( Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ). Version Valas. P195. «Le concept de la répétition dans sa dimension méconnue, c’est essentiellement d’y mettre en relief ce ressort qui est celui de la rencontre toujours évitée, de la chance manquée comme étant la visée qui donne son sens au terme de la répétition : que la fonction de manquement, de ratage… qui est toujours dans la répétition analytique …ne se soutient que de marquer, en un point X, la place du rendez-vous, place de la τύχη [ tuché ] ».
[19] Radjou Soundaramourty. Intervention au Séminaire d’analyse freudienne à Paris du 8 novembre 2017.
[20] J. Lacan. séminaire XI. Op. Cit. P289.
[21] Lucien Israël. Pulsions de mort. Séminaire 1977-78. Arcanes.1998.
[22] Op. Cit. P56.
[23] J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. P 312_3.
[24] Op. Cit. P87.
[25] J. Lacan. Position de l’inconscient. In Ecrits. Seuil. 1966. P 846. Séminaire XI P 270 et 276.
[26] J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. P 260.
[27] Op. Cit. P56.
[28] Parler de « sertissage de l’un dans la pulsion de l’autre » me semble particulièrement intéressant pour travailler la question des couples, comme les couples passionnels ou les couples délirant.
[29] J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. P44.
[30] Ibid. P33.
[31] Ibid. P 285.
[32] Ibid. P 276.
[33] J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. P 270. Et séminaire XVI. Op. Cit. P 256: «quelque chose s’en satisfait dont il va de soi qu’on ne peut le désigner autrement que comme «ce qui est dessous», un sujet». Et P263 : «C’est pourquoi nous revenons à la pulsion. Elle est sans doute mythologique, comme Freud lui-même l’a écrit. Mais ce qui ne l’est pas, c’est la supposition qu’un sujet en est satisfait. Or ce n’est pas pensable sans l’implication, déjà dans la pulsion, d’un certain savoir, de son caractère de «tenant lieu sexuel».»
[34] Ibid. P 275.
[35] J. Lacan. Position de l’inconscient. Op. Cit. P 847.
[36] Op. Cit. P847.
[37] Séminaire XI. Op. Cit. P 314-5.
[38] Ibid. P 323-4.
[39] Op. Cit. P263.
[40] Séminaire XI. Op. Cit. P 321.
[41] Ibid.
[42] Position de l’inconscient. Op. Cit. P 849.
[43] Séminaire XI. Op. Cit. P 282.
[44] Position de l’inconscient. Op. Cit. P847.
[45] Ibid. P 848.
[46] J. Lacan. séminaire XI. Op. Cit. P90.
[47] J.Lacan. Séminaire XIV. Op. Cit. P336.
[48] J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. P 392.
[49] Ibid. P 90.
[50] Op. Cit. P 107.