La réminiscence: une répétition générale au singulier. Philippe Woloszko, Metz 15juin 2018
La réminiscence: une répétition générale au singulier.
Dès 1895 Freud repère que ses patientes souffrent de l’actualisation du passé. Certains évènements de l’histoire d’un sujet se répètent et provoquent des crises hystériques. Cela signifie que les névroses sont déclenchées par le retour du passé dans le présent, c’est-à-dire une répétition. Le passé n’est pas passé[1]. Ainsi les réminiscences apparaissent comme une des formes de la répétition. Ceci ouvre deux questions en rapport avec le temps, dont la première a été largement évoquée cette année: la notion d’après-coup, de nachträglich ou de futur antérieur avec en particulier la question de la remémoration et celle de l’atemporalité de l’inconscient, où les événements ne sont pas organisés chronologiquement, mais ressortissent à une autre logique, celle du signifiant. À cette époque, Freud ne parle pas de répétition mais il va chercher un mot peu usité : réminiscence. Il est notable que Freud n’a utilisé ce mot de réminiscence que dans trois textes: les études sur l’hystérie en 1895, les cinq leçons en 1905 et Constructions dans l’analyse en 1937[2]. En introduisant ce mot de réminiscence, cela lui permit de mettre à distance les idées en vigueur à l’époque de dégénérescence héréditaire ou de névrose constitutionnelle (Janet). En affirmant que les hystériques souffrent de réminiscences, il soutient qu’elles souffrent de leur histoire et non pas d’un désordre biologique ou organique. Ainsi, reprendre aujourd’hui cette affirmation freudienne n’est de loin pas sans intérêt devant la médicalisation et la biologisation de la psychiatrie « scientiste » vis à vis de la souffrance psychique et à Metz devant l’ouverture du centre Pierre Janet qui promeut l’EMDR, technique de reprogrammation de la mémoire.
Déjà en 1895, Freud associe la réminiscence à la répétition. Il s’appuie sur sa théorisation de la mémoire, déjà largement évoquée ici, qui repose sur la question de l’après-coup, c’est-à-dire du temps dans l’inconscient. Il écrit: « Nous découvrîmes en effet, au début à notre plus grande surprise, que chacun des symptômes hystériques disparaissait aussitôt et sans retour quand on avait réussi à amener en pleine lumière le souvenir de l’épisode occasionnant, et par là même à réveiller aussi l’affect l’accompagnant, et quand ensuite le malade dépeignait l’épisode de la manière la plus détaillée possible et mettait des mots sur l’affect. Une remémoration sans affect est presque toujours totalement sans effet. [3]»
La remémoration est une répétition de ce qui avait été refoulé; c’est le retour dans le conscient qui permet en y connectant l’affect la disparition du symptôme. Il apparaît ainsi que l’inscription dans la mémoire s’effectue par une répétition. Cela signifie que l’événement en cause n’existe, ne prend son sens, que d’avoir été répété. On perçoit là, outre la complexité du temps dans l’inconscient, le rôle fondamental, à entendre aussi dans le sens de fondateur, de la répétition dans le psychisme.
Qu’est-ce qui se répète, si ce n’est une jouissance? Le nouveau né répète la jouissance de la première tétée sous un mode hallucinatoire, avec un effet d’insatisfaction. Cette insatisfaction constitue de ce fait une perte, car l’objet de satisfaction, le sein est absent dans l’hallucination. Ce n’est pas, concernant mon propos de ce soir, dans ce qui deviendra dans l’après-coup une frustration, où c’est l’objet réel qui est perdu, mais disons pour l’instant que c’est la satisfaction qui subit une perte. Ainsi, dès la première répétition ( historique comme disent les commentateurs de football ) il se produit une déperdition de jouissance. Nous y reviendrons.
À ce moment de son évolution, pour le nourrisson, on peut dire que la jouissance est obtenue par l’objet : le sein. Lors de la constitution du sujet, de l’être parlant, on passe d’un univers où ne règne que la jouissance, autrement dit le principe de plaisir, en tant que satisfaction du corps, à un univers symbolique où la satisfaction est celle du sujet[4]. Pour en rendre compte, Freud construit un mythe: qu’il nomme la pulsion. La pulsion est, en effet, le lieu d’articulation du corps réel et du monde symbolique. Cette articulation se fait autour du trait unaire, ce que nous ne développerons pas ici, nous le notons car on ne peut parler du sujet qui est le nôtre, la répétition, sans évoquer la question très complexe du trait unaire. Freud amène la pulsion en tant qu’il n’y a pas d’objet susceptible de la satisfaire. En effet, la pulsion tourne autour de l’objet sans jamais l’atteindre. Dans l’hallucination c’est la pulsion qui est satisfaite puisqu’elle ne nécessite pas d’objet pour sa satisfaction. Ainsi, on passe de l’objet réel qui satisfait la jouissance à l’objet de la pulsion, objet qui n’est jamais atteint, et qui donc ne peut se concevoir autrement que comme un objet perdu, mais plus précisément que comme objet ayant été perdu, c’est-à-dire n’existant que comme ayant été perdu dans une construction d’après-coup. Autrement dit: la faim est calmée par le lait contenu dans le sein maternel, objet réel. Quant à la pulsion, qui se construit dans l’après-coup, n’étant pas satisfaite par l’objet, elle ne peut l’être que par un objet symbolique, cela renvoie donc à la castration, au manque et finalement au désir; en tant que le sein est l’objet du sevrage[5].
En effet, le passage dans l’univers symbolique produit, comme on peut maintenant le percevoir, une perte. Ainsi, ce quelque chose qui peut satisfaire la jouissance, ce quelque chose qui pourra être symbolisé, c’est-à-dire subjectivé, après l’entrée dans le symbolique par un objet; objet qui donc aura été, bien que comme tel il n’a jamais existé, c’est l’objet perdu. Le monde symbolique, celui du signifiant, ne se réfère plus à la jouissance mais à la pulsion, pour laquelle aucun objet ne peut apporter de satisfaction. Cette perte, qui est une perte de satisfaction, une perte de jouissance est appréhendée par le sujet, donc subjectivée, comme une perte d’objet. Cet objet a été symbolisé par Lacan comme l’objet a. Dès lors, cet objet a représente à la fois la perte de jouissance et l’objet du désir.
Il y a un élément important dans cette affaire, lorsque l’enfant vient habiter le langage, toute occurence de la jouissance disparaît chez le sujet ( parlant ), la seule chose qu’il peut en savoir s’effectue à partir des effets de perte de jouissance, donc d’un effet de l’objet a. La jouissance est nécessairement hors-langage, et donc inconsciente.
En effet, la jouissance en tant que telle est sans discontinuité, suivant là le principe de plaisir. La discontinuité se manifeste sous la forme d’une perte de jouissance ( ou d’un excès de jouissance dans lequel le sujet se dissout ). Pour le sujet la jouissance n’est représentable que par l’objet a, plus-de-jouir. Elle ne se manifeste qu’indirectement sous la forme de la pulsion, qui lui apparaît sous la forme d’une poussée continue.L’aspect continu de cette poussée suffit à déconnecter la pulsion du biologique, qui est lui toujours cyclique, comme par exemple la faim. Cette poussée amène la pulsion à ne pas cesser de refaire le tour de l’objet. Ceci produit une répétition, dont le moteur est cette poussée causée (pour le dire vite) par la relation de la pulsion à la jouissance, suivant là le principe de plaisir. Mais pourquoi cette poussée produit de la répétition? C’est par l’effet du signifiant. Ce que je vais tenter de montrer maintenant.
Cette formulation est surprenante, car c’est dans la nature même de la pulsion de se répéter, la pulsion vise à la jouissance et ainsi il n’y a pas de répétition sans jouissance, comme il n’y a pas de jouissance sans répétition[6]. Mais comment concevoir qu’un sujet répète dans sa vie les mêmes situations comme il les répète aussi dans le transfert? Ce qui constitue le quotidien de nos cures. Ce n’est pas rien que Lacan mette comme premier texte de ses écrits: Le séminaire sur « La lettre volée » dont la première phrase est : « L’automatisme de répétition prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance de la chaîne signifiante »[7]. Il va de soi que la question de la pulsion de mort se pose ici, mais nous y reviendrons plus loin. Nous allons aborder cette question à partir de deux entrées différentes: la mémoire et ensuite celle de l’union de l’identique avec le différent.
La mémoire symbolique ou signifiante est avant tout une remémoration. Elle n’est pas soumise au principe de plaisir dans le sens de : «retrouver l’équilibre dans les limites d’une certaine homéostase[8] » qui est la mémoire de la substance vivante, celle qui a pour fonction de ne pas répéter: le rat ne retournera pas se frotter au grillage électrifié. La mémoire chez l’homme : « est quelque chose qui tourne en rond, ( … ) ça tourne indéfiniment [9]». Lacan fait une analogie avec la mémoire des ordinateurs qui tourne sans cesse: il précise dans le séminaire « Les formations de l’inconscient » en l’illustrant avec le graphe : «c’est là qu’il ( le signifiant)se met à tourner, c’est-à-dire qu’il est renvoyé comme une balle entre le code et le message,( …) c’est-à-dire de ce qui tourne en rond jusqu’à ce que ça reparaisse, jusqu’à ce qu’on en ait besoin, et qui est forcé de tourner en rond pour constituer une mémoire [10]». Il y a là, un automatisme de répétition, inhérent au signifiant et indépendant de la pulsion. Ceci constitue finalement un ordre symbolique, ce que Lacan a assimilé à la pulsion de mort. Mais n’allons pas trop vite, car ce que nous développons pour l’instant peut se déduire avant la découverte de celle-ci par Freud, si il avait eu connaissance de la linguistique par exemple. Découverte qu’il l’avait anticipé en mettant en évidence le déplacement et la condensation qui seront respectivement la métonymie et la métaphore.
Comme nous l’avons vu tout à l’heure avec le sein, la répétition vise à la jouissance, à retrouver la jouissance de ce qui est répété. C’est-à-dire que la répétition vise le retour à l’identique. C’est tout à fait clair chez Freud, avant la découverte de la pulsion de mort, ceci se fait sous la poussée de la pulsion, suivant le principe de plaisir pour le maintient de l’homéostase. Il est nécessaire de retrouver cette identité car : « l’organisme ne reconnaît pas le même qui se renouvelle en tant que différent [11]»nous dit Lacan. Or, dans la répétition, il se produit de la perte, comme pour le nourrisson. Dans le monde symbolique, celui du signifiant, celui du nachtraëglich, la répétition modifie le répété. En effet, ce qui est répété devient le répété d’être répété, et s’en trouve donc modifié par un effet d’après-coup. La répétition ne permet pas de retrouver l’identité de perception, il y a donc une perte. Cela permet à Christian Hoffmann d’affirmer que « la perte est synonyme de l’inconscient[12] ». Ainsi, surgit cette évidenceque la répétition produit de la différence. Cela amène Lacan a dire: « La formule de la répétition: que rien jamais ne repasse dans sa propre trace, qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve, et ce que cela signifie de déchirement profond d’une pensée, qui ne peut saisir le tempsqu’à ce quelque chose qui ne va vers l’indéterminable, qu’au prix d’une rupture constante avecl’absence. [13]» ( Soulignés par nous ) L’intérêt, ici, de cette longue citation réside en ce que la question du temps et celle de l’absence y sontrelevées. En effet, il peut vous apparaître que la répétition unit l’identique et le différent, ce qui est fondamental, parler ici d’absence introduit le statut de l’objet, de cette trouvaille fulgurante de Lacan avec l’objet a.
Avant d’y revenir, qu’est-ce que veut dire que la répétition unit l’identique avec le différent? L’identique, le retour à l’identique renvoie à la perte, comme nous en avons déjà parlé aujourd’hui, représenté par la perte d’objet, alors que le différent est lié au monde du langage, c’est-à-dire au signifiant. Ce qui caractérise le signifiant c’est la différence: «Rien d’autre ne fonde la fonction du signifiant :
- que d’être différence absolue : ce n’est que par ce par quoi les autres diffèrent de lui que le signifiant se soutient,
- que d’autre part ces signifiants soient et fonctionnent dans une articulation répétitive, c’est là d’autre part ce qu’il en est de l’autre caractéristique [14]».
La Répétition est donc le lieu de l’articulation entre la pulsion et le signifiant; c’est-à-dire entre la jouissance ( et sa perte ) et le sujet, sujet désirant. On peut en rendre compte à partir du statut de l’objet a. C’est à cet endroit que nous trouvons aussi géniale cette invention de l’objet a par Lacan.
L’usage de cet objet a change à plusieurs reprises tout au long du travail de recherche de Lacan, qu’il a partagé à travers ses séminaires, écrits et communications diverses; sans que jamais une occurence soit contradictoire avec une autre. La perte consécutive à l’entrée dans le monde symbolique est désignée par l’objet a, c’est une perte de jouissance qui sera caractérisée par le plus-de-jouir dans le séminaire XVI, D’un Autre à l’autre en 1968-69. C’est aussi l’objet cause du désir, il apparaît dans la formule du fantasme $ <> a, tel qu’ici cet objet a est subjectivé, c’est-à-dire est introduit dans le langage. En effet, c’est par le fantasme que l’objet entre dans le monde subjectif où le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Et enfin, rappelons car cela concerne notre propos d’aujourd’hui , c’est autour de l’objet a que tourne la pulsion.
Ainsi, pour rester dans cette vision peut-être un peu trop dualiste, mais ici nécessaire, avançons que du côté de la pulsion l’objet a représente la perte ( confère l’objet perdu ), alors que du côté du signifiant l’objet a représente le manque, objet du désir. L’intérêt clinique de cette affaire est manifeste. Si la psychanalyse est bien une clinique de la jouissance, où des sujets viennent à notre rencontre souvent encombrés par cette jouissance, la cure peut s’orienter dans le sens du passage de la perte au manque; ce qui est une autre façon de dire de la jouissance au désir, mais là articulée à l’objet a. Si, lorsqu’on écoute un analysant, on peut avoir à choisir d’orienter cette écoute soit du côté de la jouissance, soit du côté de l’articulation des signifiants, le point de jonction est l’objet a.
En 1919, Freud rédige « Au-delà du principe de plaisir » et cette même année il publie « L’inquiétante étrangeté » où il utilise pour la première fois le terme de contrainte de répétition ( wiederholungszwang ). Jusqu’à ce moment, la répétition est essentiellement théorisée comme une forme de remémoration, en particulier dans sa mise en acte dans le transfert ou comme mise en acte de l’inconscient qui pousse à se faire entendre. Il parle alors de compulsion de répétition. Face à l’énigme de la névrose traumatique et les travaux de Sabrina Spielrein, il élabore la pulsion de mort. Dans ce texte ( Au-delà..) après avoir rappelé qu’un mot et son contraire ont la même signification pour l’inconscient, il met au travail la répétition chez l’enfant. Il écrit: « On voit que les enfants répètent dans le jeu tout ce qui leur a fait dans la vie une grande impression, que par là ils abréagissent la force de l’impression et se rendent pour ainsi dire maîtres de la situation [15]». Puis, relatant l’observation qu’il a faite sur son petit fils, il met en place quelque chose de tout à fait nouveau: avec le « fort-da » il montre que la répétition permet de symboliser le réel; ce réel de l’absence de la mère, est-ce une perte ou un manque? Nous vous laissons le loisir d’y répondre. Que veut dire symboliser ici? Il s’agit de constituer des signifiants, signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant. En créant ces signifiants, l’enfant se constitue comme sujet. Ainsi, Freud n’affirme rien de moins, quand on le lit bien, que la répétition est constituante du sujet. Et il n’a pu théoriser ceci qu’en considérant l’existence de la pulsion de mort. Il faut à l’enfant un nombre particulier de répétitions pour que cette opération aboutisse à la constitution d’un signifiant. Cela s’observe quand un enfant demande la répétition d’un conte, qui fonctionne comme un mythe ( articulation de symbolique et d’imaginaire permettant d’appréhender le réel ) et que cela aboutisse à la constitution d’un signifiant tel que le sujet soit représenté par un signifiant pour un autre signifiant. A ce moment là, l’enfant ne veut plus qu’on lui répète ce conte qui a rempli sa fonction symbolisante et donc constituante pour le sujet.
Citons deux exemples de cet aspect créatif de la répétition: le premier concerne à nouveau les enfants: il faut répéter pour que les enfants comprennent et retiennent, les parents et les éducateurs le savent bien. Eduquer c’est répéter[16]. Cela ne concerne-t-il que les enfants? Notons également, la nécessité de la répétition des séances dans la cure analytique, car chaque répétition met en place de la différence, et on répète jusqu’à ce que l’on ait entendu et qu’un effet symbolique se produisant quelque chose tombe. De plus la répétition favorise la perlaboration. Les répétitions se montrent, alors, nécessaires à toutes les étapes de la vie.
Ainsi, Freud met en évidence un aspect créatif de la répétition dans ce texte où il montre justement son aspect destructeur, de retour à l’inanimé. On peut donc concevoir que la répétition étant le retour à l’état antérieur voulu par la pulsion, elle comporte, comme la pulsion ce double aspect de vie et de mort. Cet extrait du texte de Freud nous a interrogé: « Évolution supérieure tout comme rétrogradation pourraient bien être l’une et l’autre les conséquences des forces externes poussant à l’adaptation, et le rôle des pulsions pourrait dans les deux cas se borner à maintenir, comme source interne de plaisir, la modification imposée par contrainte[17]». Si les deux pulsions ont, ici, la même fonction, au service du principe de plaisir, on peut envisager l’idée qu’il n’y a en fait qu’une seule pulsion avec deux faces: de vie et de mort. Mais, il y a lieu de le penser comme deux faces d’une bande de Moebius, une seule face et un seul bord[18]où selon le point de vue, l’on voit la pulsion de vie ou la pulsion de mort. Cette figure nous semble plus féconde que celle du tressage proposée par Freud. Nous pensons que la répétition présente également cet aspect, où le côté constituant du sujet et le côté destructeur en sont tous deux parties intégrantes et peuvent être imagés par cette figure topologique de la bande de Moebius. Cette citation de Freud y invite, car Freud assimile dans ce texte principe de plaisir et pulsion de mort: « Le principe de plaisir semble être tout simplement au service de la pulsion de mort [19]». Alors, ce principe de plaisir est le principe de la moindre tension, ce que Freud a toujours soutenu. Mais ce qui apparaît, c’est que le principe de plaisir fixe un seuil minimal de cette tension, afin que la vie se maintienne, c’est-à-dire que le principe de plaisir, dont la fonction est de permettre la jouissance, met en place une limite à la jouissance[20]. Ainsi, il nous semble plus adéquat de penser la pulsion comme unique avec deux pôles ( pour ne pas dire bipolaire ) plutôt que deux pulsions.
Pour terminer, nous allons prendre un exemple clinique, que nous avons déjà évoqué plusieurs fois, permettant d’articuler la répétition et la perte de jouissance ou plus-de-jouir. Un homme, venu pour de tous autres motifs, apprend par son épouse qu’elle l’a trompé. Il décide de répéter cette expérience, et qu’il en serait le metteur en scène. C’est lui qui choisira l’amant de sa femme, avec son accord, et cette fois, il sera présent en posant la main sur sa femme afin de s’approprier celle-ci et de récupérer la jouissance perdue. Cette expérience se reproduira plusieurs fois en allant de mal en pis. Rapidement il ne peut plus désirer sa femme qu’en l’imaginant avec un autre homme, puis son désir pour elle va diminuer jusqu’à disparaître, comme finalement le fait sa femme dans sa vie. Ce bout de cure n’a pas été, évidemment, un succès dans le sens où la perte n’a pas pu être transformée en manque.
Que s’est-il passé pour cet homme qui devant l’adultère choisit de jouer au pervers, et comme il ne l’est pas ça rate. Plutôt que de faire le deuil si douloureux de la relation imaginaire avec sa femme, il préfère récupérer de la jouissance, du plus-de-jouir, désigné par Lacan par le a, en répétant la scène. Freud montre dans « Au-delà du principe de plaisir » qu’à chaque répétition, il y a déperdition de jouissance. Dès cette première répétition la perte sera double. A la perte inhérente à la répétition, telle que nous l’avons largement évoquée, s’en ajoute pour ce sujet une seconde. Après l’acte, l’homme souhaite se doucher, l’épouse lui montre le chemin. Comme cela dure un peu, notre sujet va voir: elle en a profité pour avoir une relation illégale, puisqu’en dehors du scénario. Ainsi, il ne peut plus s’approprier sa femme et donc sa jouissance et il ne le pourra plus jamais, consommant sa perte jusqu’à la lie ou jusqu’au lit. Ne perdant pas l’espoir ou plutôt l’illusion que grâce à ce semblant de scénario pervers, il réussisse à trouver ou retrouver une jouissance supérieure, il va répéter de nombreuses fois la scène avec sa femme fort complaisante en la demeure. Il espère un plus-de-jouir et ne trouve qu’un plus de jouir qui ira jusqu’à un plus de jouir du tout. En effet, en répétant la scène, il vise un plus de jouissance et il n’obtient qu’un moins de jouissance. Lors de la répétition suivante , il doit récupérer la jouissance perdue lors de la scène précédente et aussi celle perdue pendant la scène antécédente, en augmentant ainsi la perte. A chaque répétition, il lui faut récupérer non seulement la perte de la précédente mais aussi toutes celles accumulées lors des autres tours, suivant là une progression géométrique, qui est une suite de Fibonacci; où chaque nombre est la somme des deux précédents: 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13 etc.
Il en va, à mon avis, de même pour la perte de jouissance que Freud met en évidence dans « Le malaise dans la civilisation », ce qui peut expliquer son pessimisme. Il y explique que la culture est fondée sur le renoncement pulsionnel, à chaque avancée de la civilisation correspond un nouveau renoncement pulsionnel, donc une perte de jouissance, un plus-de-jouir qui est en fait un plus de jouir. Ainsi, Lacan avec ce concept de plus-de-jouir permet de comprendre que chaque renoncement pulsionnel nécessite de récupérer aussi la jouissance des renoncement précédents. Freud avance dans ce texte que la civilisation finira par s’autodétruire, la suite de Fibonacci tendant vers l’infini[21].
Pour conclure, nous allons expliquer notre titre. Répétition générale, dans l’usage on dit la générale, fait référence au théâtre, elle est la dernière répétition avant la première. Ainsi, la première vient après une répétition. L’allusion s’arrête là, pour dire que la première fois, l’origine n’existe pas. Dans l’univers du signifiant, la première fois n’existe que dans une construction déduite d’une répétition. L’origine n’est ainsi qu’un fantasme d’unité, de jouissance retrouvée, construit dans l’après-coup des différences mises en place par les répétitions, de chaque comptage du trait unaire.
Philippe Woloszko
Metz, le 15 juin 2018
[1]Je dois cette formule ainsi que ce qui a inspiré ce paragraphe à Leandro de Lajonquière, lors du séminaire d’analyse freudienne qu’il a animé à Paris le 16 mai 2018.
[3]S. Freud. Etudes sur l’hystérie. OC.T II. P.U.F. 2009. ( 1895 )P 26-27.
[4]« Ce qui est l’essence de la pulsion, le point nécessaire, le point topologique où quelque chose se réalise qui est sans doute satisfaction, satisfaction qui est à placer à un niveau du sujet ». J. Lacan. Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. P272.
[5]Voir castration, frustration et privation dans le séminaire IV, la relation d’objet, de J. Lacan.
[6]J. Lacan. Séminaire XVII. L’envers de la psychanalyse. Version Valas. P 54.
[7]J. Lacan. Le séminaire sur « La lettre volée ». Écrits. Le seuil. Paris. 1966. P 11.
[8] J. Lacan. séminaire II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Version Valas. P 218.
[9]J. Lacan. Séminaire III. Les psychoses. Version Valas. P 238.
[10]J. Lacan. Séminaire V. Les formations de l’inconscient. Version Valas. P56.
[11]J. Lacan. Sem IX. L’identification. Version Valas. P453.
[12]Christian Hoffmann, « Le « plus-de-jouir » de Lacan », Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, ERES « Point Hors Ligne », 2013 (), p. 163.
[13]J. Lacan. Séminaire XIV. La logique du. Fantasme. Version Valas. P 275.
[14]J. Lacan. Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas. P 244.
[15]S. Freud. Au-delà du principe de plaisir. Oeuvres complètes. T. XV. P.U.F. 1996. P287.
[16]Robert Lévy, le 6 juin 2018, lors de son séminaire à Paris.
[17]Au-delà du principe de plaisir. Op. Cit. P 313-4.
[18]Référence à la structure de bord de la poussée pulsionnelle comme flux rotationnel développée par Lacan dans le séminaire XVI, OP. Cit. P 286.
[19]Au-delà du principe de plaisir. Op. Cit. P 337.
[20]J. Lacan. Séminaire l’envers de la psychanalyse. Op. Cit. P 55.
[21]L’article « Le plus de jouir » de Gisèle Chaboudez. Dans Figures de la psychanalyse 2013/1 (n° 25) est très complet et clair sur cette question du plus-de-jouir.