« L’adolescent, le jeu vidéo : une passion de l’ignorance du réel de la mort ». Séminaire V Robert Lévy-Paris

SEMINAIRE V 2020 2021

Robert Levy

« L’adolescent, le jeu vidéo : une passion de l’ignorance du réel de la mort »

Après les éléments dont nous avons disposé lors des derniers séminaires, je voudrais aborder ce soir ce qui concerne une hypothèse de travail que j’ai eue il y a quelque temps concernant les adolescents dont je voudrais vous faire part.

Nous sommes habitués à considérer le symbolique comme le registre avec lequel une construction psychique qui « tient la route » est nécessaire.

Cet élément pèse énormément dans ce qu’un enfant peut avoir à sa disposition pour « grandir » dans de bonnes conditions et ce, surtout si ses apprentissages lui assurent une bonne adaptation non seulement à son environnement mais, au-delà, à des processus de métaphorisation.

La question se pose ici de savoir si ces processus de métaphorisation nécessaires, sont suffisants pour garantir contre les « mauvaises rencontres ».

En effet, un enfant, et d’autant plus un adolescent, peut-il être mieux outillé pour faire face à de « mauvaises rencontres » avec le réel, ce qui d’ailleurs supposerait qu’il y en ait de bonnes…

Mais aussi, comme nous avons coutume de considérer le réel, ou pour le moins sa rencontre comme « mauvaise », je voudrais interroger l’idée d’une bonne rencontre avec le réel.

Pourtant, nous savons que le symbolique n’est jamais construit définitivement et que toute notre vie nous continuons bon an mal an à devoir l’élaborer…

 

Lacan nous a transmis l’idée qu’au moins trois registres sont nécessaires, que ces trois registres sont indissociables -RSI- puisque si l’un de ces nœuds se défait, alors les trois ne tiennent plus.

Je voudrais vous proposer de réfléchir sur une question qui m’est apparue clairement lors de l’intervention que Marika Berges Bounes a faite au dernier congrès en présentiel d’Analyse Freudienne et dont le titre général était « Au-delà de la haine, des violences inédites ».

Je reviendrai plus précisément sur ce point tout à l’heure. Auparavant, comme nous ne sommes pas très loin de cet évènement annuel, je voudrais vous demander si vous croyez au père Noël ?

Si je vous pose cette question, c’est parce que cette croyance dans le père Noel est paradigmatique de toute croyance chez l’enfant ; en effet, elle met en jeu la construction de sa réalité et les sentiments d’omnipotence qui la contrarient en permanence.

 L’enfant qui croit au père Noël est dans une passion de l’ignorance et dans un «ne rien vouloir savoir » à l’image de ses théories sexuelles infantiles qui sont, j’en ferai l’hypothèse, du même registre.En effet, comme le fait très bien remarquer D. Tourres, « L’enfant carencé supplée par son omnipotence au défaut fondamental d’une première relation sécurisante, alors que l’enfant-roi a une omnipotence liée à l’absence de manque dans la relation à sa mère[1]. » Voici donc décrit le panorama au-delà et en deçà duquel tout enfant devra se confronter, à la réalité bien sûr, mais surtout bien plus au réel.

Au réel dans la mesure où, s’il reste dans cette confrontation à l’omnipotence sans recours, il devra se confronter à un impensable, à un réel donc, qui lui fera tout de même borne, c’est-à-dire qu’il s’y cognera forcément.

En d’autres termes, là où l’expérience ne peut pas produire ses effets de symbolisation, le réel dessine une frontière à laquelle tout enfant se heurte, forcément à ses dépens mais, peut-être également, pour son bénéfice et c’est cette dernière possibilité que je voudrais investiguer avec vous ce soir.

Ainsi, c’est bien l’omnipotence qui supplée là où ni le symbolique ni le réel ne font encore bornage.

 

Alors pourquoi le père Noël ?

Parce que, dans ce rituel ancien qui, selon Lévi Strauss[2] fait office de mythe, ce qui nous intéresse c’est qu’il recoupe ce que toute croyance infantile suppose, à savoir celle que propose Freud comme paradigmatique de la solution fétichiste, c’est à dire un: ‘je sais bien mais quand même’.

Un « Je sais bien que le père Noël n’existe pas, mais quand même tous les enfants doivent y croire[3]. » Énonciation exacte que mon petit-fils m’a dit textuellement, il n’y a pas si longtemps.

A l’époque, j’avais été intrigué par cette proximité très limite entre un savoir qui se sait déjà mais qui ne se dit pas encore, et un « ne rien vouloir savoir » qui portait encore à conséquence.

Nous savons bien que toutes les confrontations avec la réalité jusqu’à un certain âge n’entament pas cette croyance qui se situe entre dénégation et déni.

 

Cette croyance a son efficacité pour tout enfant jusqu’à un certain point, si et seulement si le réel ne vient pas faire trauma dans ce bel édifice. C’est dire que lorsque la réalité se conjoint au réel, la croyance est mise à mal.

 

Il en est de même d’ailleurs pour la croyance dans les théories sexuelles infantiles que je mettrai dans le même sac du « je sais bien mais quand même ».

Mais si le symbolique n’a pas encore fait son travail, et c’est le cas pendant un certain temps, le réel en revanche vient borner les choses de telle sorte que l’enfant grâce à cet « impensable » va devoir rester en deçà ou encore au-delà de la réalité…

Ainsi nous pouvons mettre le symbolique du côté des limites et le réel du côté du bornage, c’est-à-dire de ce à quoi on se heurte si on dépasse les limites, ou si plus prosaïquement il n’y a pas de limites.

En résumé on se heurte au bornage du réel lorsque le symbolique n’assure pas ou plus les limites.

 D’ailleurs il faut noter qu’avec cette croyance transitoire, les enfants « au parfum » vont pouvoir intégrer plus tard le groupe des initiés, c’est à dire ceux qui ont pu croire et qui n’y croient plus ; mais cela peut prendre du temps, car cette nouvelle appartenance au groupe des initiés est liée au renoncement à la croyance au Père Noël bien sûr, mais surtout au-delà, au fait de renoncer au statut d’enfant, c’est à dire au renoncement à l’absolue croyance dans l’Autre…

Les enfants possèdent dès lors un savoir dont les adultes ne seront plus les seuls détenteurs et ce savoir est du même registre que celui qui va permettre également l’abandon des théories sexuelles infantiles et autoriser à l’enfant l’entrée peu à peu dans la dimension du sexuel génital.

 

En résumé, lorsqu’on peut dire que le père Noël n’existe pas, on peut dire également comment on fait les enfants. Une barrière est donc levée dans le même temps où se produit un refoulement, qui assure l’enfant dans l’appartenance à une nouvelle classe d’initiés.

Notons donc que ces « passages » sont productifs de nouveau lien social.

Ce qui ne résout pas évidemment la question de l’impensable qui demeure lui, heureusement, puisqu’un certain nombre d’opérations et d’étapes restent à faire pour qu’un petit parlêtre puisse continuer ce long chemin vers la construction du symbolique qui ne va pas cesser de ne pas cesser tout au long de sa vie.

Quoi qu’il en soit, ces étapes sont très fortement liées à la perception de la réalité que chaque enfant peut construire, laquelle est  elle même liée aux échanges précoces avec ses parents, puis peu à peu à la construction de son fantasme, puis à un environnement plus large.

Autrement dit, la réalité se construit progressivement à partir du constat pour un enfant qu’il n’est pas seulement le centre des préoccupations maternelles, mais que sa mère simultanément s’autorise à ne pas satisfaire toutes ses demandes.

C’est d’ailleurs ce qui aujourd’hui semble le point le plus difficile à obtenir, surtout depuis que l’éducation dite « positive » se vit dans notre société post moderne. Éducation qui suppose en effet qu’on ne se heurte pas aux limites.

Mais dire cela c’est aussi souligner combien la construction du fantasme est compliquée pour un enfant.

Ainsi nous avons vraiment franchi une étape dans la modernité lorsque, comme moi, vous aurez pu entendre dans la bouche d’un enfant qui croit encore au père Noël que, au lieu d’attendre sa venue toute la nuit, on pourrait peut-être le voir, je cite: « grâce à un détecteur de mouvements »…

 

Mais je voudrais revenir maintenant au premier point soulevé au tout début de mon propos, à savoir ce que Marika Berges Bounes faisait remarquer dans l’interview de Serge Tisseron retranscrit dans ce très intéressant ouvrage sur les Ecrans paru en 2017 chez érès.[4]

En effet dans cet interview, Serge Tisseron indiquait que les Américains avaient constaté les ravages perpétrés par l’usage de certains jeux électroniques, en faisant le lien avec le fait que certains de ces jeunes joueurs qui s’étaient engagés ensuite dans l’armée n’étaient pas capables d’être autonomes dans un espace dangereux.

En effet, selon Tisseron, « ils ne s’étaient confrontés qu’à des épreuves numériques » et qu’ainsi, sur le terrain de combat, l’idéologie des jeux vidéo, « on peut tout faire, on ne risque rien » avait eu pour conséquences qu’ils étaient tués aussitôt insérés dans la réalité des combats militaires.

Faisons donc l’hypothèse qu’ils n’avaient pas quitté « je sais bien que je suis mortel mais quand même je n’en mourrai pas ».

C’est pourquoi, pour palier à ces effets peut-être, les Américains avaient créé ce qu’ils ont nommé: des « parcs à danger » avec quelques adultes prêts à intervenir en cas de problème grave …

 

Est-ce à dire que là où les jeunes d’antan jouaient aux cow boys et aux indiens ou encore aux gendarmes et aux voleurs, et qui n’avait pas grandes conséquences sur la réalité de nos enfants une fois adultes, les jeux vidéos avec quasi les mêmes thèmes auraient aujourd’hui des effets mortels pour les mêmes classes d’âge une fois devenus adultes ?

 

Quel type de croyances est alors à l’œuvre dans les deux jeux : les cow-boys et les Indiens et les vidéos. Il s’agit de de un « faire comme si » différent ou encore un « je sais bien mais quand même », aux conséquences funestes ?

Dans un premier abord, disons que le déni produit par le jeu vidéo porte à conséquences de façon durable sur la réalité du danger, contrairement au père Noël qui, une fois découvert, n’entraine aucun effet néfaste sur la dimension de la croyance ou des croyances ultérieures des enfants.

 Alors quelle est la particularité des conséquences induites par ces jeux numériques ?

 Si certains jeux vidéo ne font que prolonger les éléments qui étaient engagés dans les jeux traditionnels, force est de constater qu’il y en a d’autres qui produisent des effets « mortels »; alors pourquoi ?

Par exemple, si nous nous intéressons de plus près à un jeu électronique que tout petit garçon connait aujourd’hui, « fortnight», nous nous apercevons qu’il dézingue, qu’il tue donc à tout va, mais sans qu’il y ait de sang, ni même que ceux qui disparaissent aient souffert…

 Nous sommes habitués il est vrai à penser depuis Freud que le jeu, dont le ‘fort da’ est l’élément princeps, est très productif de symbolisation.

 Pourtant, déjà Winnicott y avait introduit un petit bémol, en préconisant une différence entre ce qu’il appelait le  playing  et le  gaming . Différence que le Français ne comporte pas puisqu’on emploie le même mot.

Le premier : playing sans grandes conséquences sur le symbolique ; le second gamingjeux organisés avec des règles, auxquelles l’enfant pouvait s’astreindre, était lui producteur de symbolisation. 

Il est vrai que notre langue Française ne comporte pas cette distinction comme je viens de le souligner du mot ‘jouer’ et Winnicott précise qu’il faut « tenir les jeux (games), avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une manière de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing…)[5] ».

Or, la nouveauté, c’est que dans ces jeux électroniques, on ne saigne plus et on ne souffre plus ; cette dimension d’effroi est-elle encore d’actualité ?

 

Quid alors de ces jeux électroniques que l’on peut diviser également entre ceux qui se jouent hors ligne et les jeux en ligne ?

En fait, tout dépend s’il y a ou pas des partenaires avec qui les enfants jouent ; et, grosso modo, les jeux électroniques n’éloignent pas plus de la réalité, pour autant qu’ils permettent d’élaborer des relations avec quelques autres dans le jeu.

 

Évidemment le risque principal de ces jeux est la désocialisation  qu’ils peuvent entrainer, et toute désocialisation suppose une « désymbolisation » avec par conséquent des effets délétères sur l’appréhension de ce qu’on appelle la réalité…

Donc, qu’est-ce qui fait la différence entre les anciens jeux dans lesquels quand on disait : « t’es mort », on revenait à la réalité des vivants, et ceux qui aujourd’hui sur le net se pratiquent également sur le mode peut-être un peu plus violent mais qui pourtant se présentent apparemment dans un « faire comme si » quand t’es mort, t’es pas mort ?

Ce seraient ceux-là qui auraient des conséquences sur la propre sécurité ultérieure de l’enfant devenu grand, confronté à la réalité des dangers ?

En résumé, d’un côté les jeux productifs de symbolisation, de l’autre les jeux non productifs de symbolisation ou productifs de désymbolisation…

 Notons tout de même que la question de la mort est intrinsèquement liée au jeu d’enfant qui nous renvoie très directement au jeu du fort da dont l’objectif est bien sur celui de faire disparaitre (mourir) donc l’objet pour mieux maîtriser son retour. J’aurais tendance à généraliser l’idée qu’au fond, le jeu chez l’enfant n’est qu’une tentative de symboliser la question du réel de la mort.

 Je vous proposerai d’ajouter à la question du jeu chez les enfants, ce fait que, si bien sûr ils sont pour beaucoup dans la construction de la symbolisation, il faut bien considérer que certains jeux sont également producteurs d’un certain type de rapport au réel. Et c’est cela qui cloche dans l’expérience américaine.

En effet ces ados qui jouent aux jeux électroniques, une fois devenus soldats, pèchent non pas par manque de symbolisation ou par désymbolisation mais ils pèchent par un rapport au réel qu’ils ne rencontrent pas dans les jeux électroniques, ou encore par un rapport au réel qui s’est modifié dans cette pratique avec les jeux électroniques. C’est à dire que là ou tout jeu est producteur de domestication du réel de la mort, le « je sais bien mais quand même », des ados joueurs électroniques, s’est transformé ici en déni de la mort et pas seulement de l’existence du père Noël.

C’est un fait que la place du réel s’est modifiée et la science la repousse chaque jour un peu plus loin.

 

Depuis quelques années on peut voir à l’intérieur des corps, sans devoir les ouvrir, visualiser le cerveau et ses zones d’activation et de la même façon, intervenir directement sur les gènes et même les modifier; mais le jeu électronique a repoussé également les limites du réel dans la mesure où il  a fait reculer ou bouger un certain type de rapport à l’impensable.

 

Je ferai donc ici l’hypothèse que ces jeunes gens ont modifié non seulement leurs processus de symbolisation, mais surtout leur type de confrontation au réel. Ce qui ne les empêche pas d’acquérir une certaine forme d’intelligence pour autant.

Mais la confrontation au réel est une frontière assez utile, dernière borne pour un sujet, là où le symbolique n’assure plus sa fonction  de limite…

D’ailleurs rappelons que le bébé est très tôt confronté à un bombardement du réel.

Par conséquent, il faut en conclure que ces tentatives américaines de « re-confronter » les jeunes gens à des dangers réels dans des parcs à dangers est à entendre littéralement: il faut les confronter aux dangers réels en effet, c’est à dire au réel dans la réalité; réintroduire  donc les barrières de l’impossible par de l’impensable.

C’est probablement ce qui leur a manqué, plus que la symbolisation qui, elle, se produit ou non, selon les moments, avec ou sans certains types de relais.

En revanche la confrontation au réel de la mort n’a pas de relais possible: elle se produit ou ne se produit pas.

 

En d’autres termes, nous nous évertuons dans certaines cures d’enfants à imaginer comment ils pourraient trouver de nouveaux processus de symbolisation, alors qu’ il est peut-être plus question de leur rapport au réel et des avatars de sa modification ou de ce repousser des bornes du réel auquel on est actuellement confronté de manière un peu générale.

 

Ainsi, si souvent nous nous demandons comment, dans les cures d’enfant, travailler la construction du symbolique, j’insisterai plus sur l’idée de savoir comment travailler le réel.

S’agirait-il alors d’une modification, peut-être, de la passion de l’ignorance?

 


[1] D. TOURRES LANDMAN in Croyances et Religions  croyance parmi les enfants : la croyance dans le père Noël. Collection ouvertures psy ed IN PRESS 2017, P.58.

[2] LEVI STRAUSS C le père Noël supplicié Paris ED Sables , coll les temps modernes 1952

[3] Op. cit., P.65  D Tourres Landman

[4] Marika Berges Boones et Jean Marie Forget avec Sandrine Calmettes , catherine Ferronet Christian Rey Les écrans de nos enfants , le meilleur ou le pire ?  érès 2017 pp. 35-55

[5] Jeu et réalité Winnicott

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