L’amour fabrique de l’objet. Philippe Woloszko. 22 avril 2020

 

L’amour fabrique de l’objet.

Philippe Woloszko.

Séminaire de Paris

Enoncé par vidéo-conférence à Metz le 22 avril 2020

 

Freud nous dit que ce qui est aimé est ce qui satisfait la pulsion. Ce qui est aimé est nécessairement un objet. Mais l’objet de la pulsion est-ce un objet? Est-ce qu’un objet satisfait la pulsion? Alors que dans la théorie psychanalytique l’objet de la pulsion n’a strictement aucune importance, comment concevoir ce changement du statut de l’objet dans l’amour, où l’objet est fixe, au moins pour un temps, et même apparaît comme central et occupe l’essentiel de l’attention d’un sujet?

De plus, dans ce questionnement, j’ai été fort intrigué par cette phrase de Lucien Israël lors de son séminaire : « Le refoulement, (..), consiste à nommer l’objet – on désigne des objets d’amour par leur nom – mais surtout à soigneusement faire disparaître la pulsion de qui cet objet donnerait la satisfaction d’une excitation d’organe. La trace qui surnage, qui vient indiquer que quelque chose a été refoulé dans ce cas précis s’appelle l’amour[1]». Pour Israël, l’amour serait, ici, une trace, comme un témoin, du refoulement de la pulsion. Ainsi, si ma lecture est juste, cela signifie que, pour Israël, ce changement de statut de l’objet serait un effet du refoulement, de sorte que dans l’amour on puisse nommer l’objet afin d’en faire disparaître la pulsion, à entendre qu’il s’agit d’en faire disparaître la jouissance. C’est comme cela que j’entends ce que dit Israël du refoulement. On peut dire, alors, que l’amour provoque un changement chez le sujet, ce changement serait celui du rapport à l’objet, qui se fixe et prend toute l’importance qu’il n’a pas pour la pulsion. L’objet existe dans l’amour, il est non seulement idéalisé, mais il s’inscrit aussi dans une fiction, celle de l’amour; la jouissance ayant été refoulée.

Cela pose la question des rapports entre la pulsion et l’amour, et amène à s’arrêter sur ce qu’est l’objet et tout particulièrement l’objet (a), et finalement à interroger la place de l’amour dans la théorie analytique, comme l’écrit J. Allouch: « Ainsi, aborder l’amour non en tant que pulsion, mais en le référant à une pulsion situe autrement l’amour: l’amour a affaire à la disjonction de la pulsion et de son objet ( en l’occurence le regard ), en ceci qu’il se refuse à cette disjonction »[2]. Ce qu’avance Allouch me semble aller dans le même sens que ce que dit Israël, et c’est ce que je vais tenter de montrer.

Freud se démarque de la psychiatrie qui en liant la pulsion et son objet, détermine une normalité hétérosexuelle[3]. Pour lui, est aimé ce qui satisfait la pulsion, par exemple il écrit en 1938: « Le sein nourricier de sa mère est pour l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en s’étayant à la satisfaction du besoin de nourriture[4] ». On peut noter qu’il associe, ici, l’amour au besoin. Mais, qu’est-ce qui satisfait la pulsion? L’objet sein, le lait, le mamelon, le fait de se nourrir, les paroles de la mère qui donne son sein, l’abaissement des tensions etc.? Est-ce l’objet présenté au nourrisson? Et qu’est-ce qu’un objet pour un enfant né quelques heures plus tôt?

Freud théorise cette affaire dès « L’esquisse d’une psychologie scientifique » en 1895. Valérie Marchand a remarquablement déplié cela lors du séminaire parisien d’Analyse Freudienne du 15 janvier dernier, à partir de ce texte et de l’ « Interprétation des rêves ». Je vais vous faire part de ma lecture et de mes réflexions à propos de ce qu’elle en a dit. Pour Freud, dans l’esquisse, où il élabore un modèle du fonctionnement neuronal, le nouveau né a d’abord affaire avec une excitation endogène, il n’y a que cela pour lui; le monde extérieur et les excitations exogènes viendront plus tard. Cette excitation endogène va exciter les chaînes neuronales. C’est par exemple la faim. Lors de la réapparition de cette excitation, de la faim dans notre exemple, il se produit un réinvestissement de ces chaînes neuronales qui sont réactivées par l’expérience de la première excitation. Il s’agit d’une perception qui ne vient pas du monde extérieur. Ce qui est réactivé c’est ce que Freud nomme les coordonnées de plaisir. On peut entendre pour répondre à la question posée tout à l’heure de ce qui satisfait la pulsion, que ce pourrait être ces coordonnées de plaisir, car ces coordonnées de plaisir, perception interne, sont finalement une hallucination qui satisfait la pulsion, mais pas la faim évidemment. Ainsi, le système fonctionne par la réactivation de ses propres traces de façon régressive et autonome, c’est cette même réactivation qui forme la trace mnésique.

Cela amène trois conséquences concernant notre sujet. La première montre que l’objet se forme régressivement par l’hallucination. L’objet est crée par l’hallucination. L’objet est, en quelque sorte, perdu avant d’avoir été créé, il ne peut être que mythique. D’autant plus qu’il se forme autour d’une reconstruction hallucinée, de ce fait il ne peut pas être atteint. Comme vous le savez, il est dit que la pulsion tourne autour de l’objet sans jamais l’atteindre. L’objet en lui-même n’a aucune importance, ce qui compte est la satisfaction, et en particulier la première satisfaction. L’objet n’est là que comme indicateur, comme un panneau indicateur, des coordonnées de plaisir. L’objet de la pulsion ne s’appuie sur rien, rien de consistant ni de réel. Dans ce texte de « L’esquisse », Freud nomme cet objet: dans ding: la Chose. La Chose est ainsi le premier objet du principe de plaisir, celui qui provoque la première satisfaction dont l’hallucination sera la trace mnésique. Ici, la Chose, ne peut pas être considérée comme un objet, ou plus précisément ne peut être considérée que comme un vide.

La seconde conséquence concerne la question du désir. Pour Freud, dans « L’esquisse », le désir est ce mouvement de réinvestissement de l’hallucination, c’est-à-dire ce mouvement qui lors de la réapparition du besoin reconstitue les conditions de la première satisfaction. Il cherche, en suivant la trace mnésique, à retrouver ces coordonnées de plaisir. Ce qui attire, ce qui est pour Freud dans « L’esquisse » le désir, est la reconstruction de la première satisfaction. Le désir vise à la satisfaction de la pulsion, et ce qui cause le désir ( à ne pas confondre avec le besoin ), ce sont les coordonnées de plaisir, qui sont à la place de l’objet; le désir ne vise pas l’objet, qui comme le dit Lacan est cause du désir, parce que ce n’est pas l’objet qui est, si on peut dire, l’objet du désir. Il n’y a, à proprement parler, pas d’objet du désir. L’objet ne vaut que comme déclencheur de ce mouvement ( du désir ) par l’intermédiaire des coordonnées de plaisir. L’objet ne vaut que parce qu’il est perdu et ménage une place vide qui permet à la structure de fonctionner. C’est-à-dire que les divers éléments peuvent se situer à des places différentes, par exemple: à la place de l’objet ( Chose à ce moment ) vient se substituer l’hallucination. Ainsi, l’objet de la pulsion est une place vide. C’est cette place vide qui va finalement être cause du désir.

La troisième conséquence que l’on peut retirer du fonctionnement neuronal décrit par Freud dans « L’esquisse », tient au principe de réalité. Si l’hallucination peut satisfaire la pulsion, elle ne peut calmer le besoin, ici la faim. C’est là qu’intervient le principe de réalité, l’objet de la réalité vient à se présenter dans l’appareil psychique. Cela s’effectue par une perception. La perception réelle de l’objet de satisfaction du besoin vient à la place de l’hallucination. Cette perception est la première représentation du monde extérieur et marque la sortie du monde endogène. C’est la genèse de la pensée, qui consiste à passer de l’image mnésique vers le rétablissement de l’identité de perception par les objets du monde extérieur. Freud écrit: « Mais toute l’activité de pensée compliquée qui se déroule depuis l’image mnésique jusqu’à l’identité de perception par le moyen du monde extérieur ne constitue pourtant qu’un détour vers l’accomplissement de désir, rendu nécessaire par l’expérience. Le penser n’est au fond rien d’autre que le substitut du désir hallucinatoire[5] ». On peut entendre par exemple, que le travail de la pensée permet de substituer à l’objet de la pulsion, avec ce qu’on en a dit, l’objet de la satisfaction du besoin, ici le sein pour la faim. Le mouvement de désir cherche, et Freud a toujours insisté sur ce point puisque cela aboutira à l’identification, à rétablir l’identité de perception. Ce processus est complexe et met au travail l’appareil psychique. Remarquons que le principe de réalité est mis en oeuvre dans un souci d’économie de l’énergie psychique. En effet, Freud écrit: « Pour rendre l’investissement interne équivalent à l’investissement externe, il faudrait que celui-ci soit maintenu constamment, comme cela arrive d’ailleurs effectivement dans les psychoses hallucinatoires et les fantaisies liées à la faim, où l’activité psychique s’épuise dans le maintient de l’objet souhaité[6] ». Ainsi, l’amour maintient la permanence de l’objet par le travail de la pensée. Ce travail de la pensée a pu désigner un objet réel, objet réel que l’amour institue dans une présence constante.

Par conséquent, pour en revenir au principe de réalité, il est ce qui permet d’accéder aux processus secondaires, et cela s’effectue à partir de la perception de l’objet externe, qui est une représentation venant dans cette place vide. Donc, on bascule dans le monde des représentations, où l’objet est retrouvé par rapport à un objet toujours déjà perdu, das ding, la Chose qui est radicalement inaccessible. Le processus secondaire permet de substituer une représentation à la Chose. Ce n’est pas encore un signifiant, ou pour rester dans le langage freudien un représentant de représentation, vorstellungsrepräsentanz, ce n’est encore qu’une représentation, mais c’est à cette place que viendra se greffer le signifiant. Cela rend compte de la non-coïncidence du mot et de la Chose.

Pour conclure sur ce développement, l’objet de la pulsion semble essentiellement être un objet vide, comme peut l’être la Chose; il est déterminé, créé par un frayage synaptique aboutissant aux coordonnées de plaisir. Il repose sur une hallucination qui le fait exister d’une façon paradoxale puisqu’il n’est construit que comme ayant déjà été perdu avant même d’être, ce qui fait qu’il ne peut jamais être atteint. Il lui est substitué un objet réel par le travail de la pensée. On pourrait dire qu’en quelque sorte, l’objet de la pulsion est identifié à un objet réel, identité de perception, qui n’est en fait qu’une représentation qui donnera lieu au signifiant. Quand le sujet accède au langage, au signifiant, cela amène un autre paradoxe: le signifiant clive le sujet de sa jouissance, comme Israël en avait parlé, c’est-à-dire de la satisfaction de la pulsion. Autrement dit, le mouvement du désir qui vise à la jouissance perd cette jouissance pour le sujet. Alors, le sujet va s’employer à effacer cette perte. Il le fait, cherchant à retrouver cette satisfaction, en construisant encore plus de l’objet, et tout particulièrement un objet qui ne peut pas être perdu, qui est l’objet d’amour, objet idéalisé par excellence. Ce qui amène Lacan lors du séminaire sur « Les formations de l’inconscient », en 1957 à dire: « Puisque tout dépend de l’Autre, la solution c’est d’avoir un Autre tout à soi. C’est ce qu’on appelle l’amour[7] ». Il articule à ce moment de son élaboration, la question de l’objet à la question de l’Autre, car il n’a pas encore formalisé l’objet (a), comme nous allons le voir par la suite.

Alors, quels éclairages nous donne Lacan?

Ce qui m’a frappé en travaillant ce qu’a amené Valerie Marchand, dont je vous ai fait part de ma lecture, est la proximité, voire même une certaine similitude de cette conception freudienne de l’objet, et ceci dès le tout début de sa théorie, avec les développements que Lacan a fait avec l’objet (a). En particulier, dans le séminaire X « L’angoisse » lors de la séance du 23 janvier 1963 et aussi dans le séminaire XVI « D’un Autre à l’autre » où l’objet (a) représente le plus-de-jouir. Ce n’est évidemment pas une coïncidence, mais cela démontre combien Lacan était un lecteur attentif de Freud et aussi l’importance de lire Freud et de le relire avec l’éclairage de Lacan.

Lacan introduit l’expression « objet (a) » à Pâques 1960, dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » qu’il désigne alors comme l’objet du désir; ce qui deviendra rapidement l’objet cause du désir. La même année, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » sera précisé son caractère d’incompatibilité avec la représentation. De fait, écrit-il « l’objet du désir au sens courant est, ou un fantasme, qui est en réalité le soutient du désir, ou un leurre[8] ».

Dès le séminaire « Le transfert » en 1960-61, où Lacan introduit « l’agalma », il questionne l’objet (a) dans son rapport à « une forme vide »: je cite: « La suite et l’horizon du rapport à l’objet, ( .. ) où nous essayons d’isoler la fonction de petit a, ( .. ) où il est sollicité de se retourner dans ce qu’il a de plus caché pour venir à remplir cette forme vide en tant qu’elle est forme fascinante[9] ». On peut entendre, ici, que l’agalma est proche de l’objet (a). L’objet (a) apparaît comme venant occuper cette place de l’objet de la pulsion, et ainsi que l’énonce la citation suivante, où le désir, comme pour Freud, a pour fonction de désigner l’objet: « C’est que devant tous est dévoilé dans son trait, dans son secret, le plus choquant, le dernier ressort du désir, ce quelque chose qui oblige toujours plus ou moins dans l’amour à le dissimuler, c’est que sa visée c’est cette chute de l’Autre, grand A, en autre, petit a[10] » ( a étant une déchéance de l’Autre en tant qu’objet)[11]. En effet, c’est au désir qu’échoit la fonction de déterminer la place de l’objet, car pour Lacan, s’il y a un sujet du désir, il n’y a pas de sujet de l’amour[12], on est sa victime dit-il. Pour le parle-être, assujetti au signifiant, la mise en place d’un objet ne peut être que le fait d’un sujet. Ainsi, l’amour ne peut que s’emparer de l’objet du désir ( objet cause du désir ) et le transformer, changer son statut en l’idéalisant et ainsi le fixer.

Dans le séminaire X « L’angoisse », en 1962-63, Lacan va refonder sa conception de l’objet (a), certains disant même que c’est là qu’il l’invente ( Allouch, Jadin par exemple ). Il prépare ceci dès la séance du 9 janvier 1963, pour aboutir le 23 janvier à une conception nouvelle de l’objet (a). Le 9 janvier, il précise la « notation » « objet (a) ». D’une part (a) est une notation algébrique, qui permet « un repérage pur de l’identité[13] », c’est-à-dire que ce n’est pas une fonction de signifiant, qui, dit-il, donne un repérage toujours métaphorique[14]. Et d’autre part que le terme d’objet, qui est, ici, à entendre métaphoriquement, est finalement employé faute de mieux, car : « cet objet, dont nous avons à parler sous le terme de (a) est justement un objet qui est externe à toute définition possible de l’objectivité[15] ». Donc (a) n’est ni un signifiant ni véritablement un objet. C’est une notation, donc une écriture. Et il poursuit en affirmant que (a) n’a pas d’image spéculaire; que comme une bande de Moebius si on le retourne on obtient la même image, la même chose. C’est-à-dire qu’il met l’objet (a) dans le réel: « Tel est ce dont il s’agit dans l’entrée de (a) dans le monde du réel, où il ne fait que revenir [16]». Cela signifie que (a) n’est pas représentable, ni objectivable, il ne peut qu’être déduit, qu’être une écriture, une notation. De poser ainsi (a) dans le réel lui permettra logiquement six ans plus tard de dire que (a) est le plus-de-jouir, seul afférence de la jouissance perceptible par le sujet.

Le 23 janvier vient la substitution de l’objet (a) à l’agalma. Lors de la séance précédente, il avait préparé son auditoire en précisant à propos de la question du transfert comme « celle que pose le sujet concernant l’agalma, à savoir ce qu’il lui manque. Car c’est avec ce manque qu’il aime[17] ». Puis, il rappelle la perplexité de Freud concernant l’ambiguïté de l’amour et de l’identification dans « Le moi et le ça ». C’est une question qu’il avait travaillée dans le séminaire IV « La relation d’objet » à propos du phallus en disant que cela se jouait entre l’être et l’avoir. Mais, à ce moment de son élaboration, en 1963, le phallus est devenu un des objet (a). Il va donc transposer cette problématique de l’être et de l’avoir, du phallus à celle de l’objet (a), en en modifiant quelque peu les termes. Le (a) est l’objet de l’identification, mais pas de n’importe quelle identification, que pour autant qu’il est l’objet de l’amour, mais pas de n’importe quel objet.

Ainsi, (a) devient l’objet de l’identification du deuil. Il est donc un objet perdu, ce qui ne va pas sans rappeler ce que nous disions de l’objet de la pulsion, pour le Freud de la fin du XIXème siècle. L’identification dans le deuil se fait à un objet essentiellement déjà perdu, un objet (a). Il s’agit là, à mon sens, de l’objet perdu du mélancolique, qui apparaît ainsi comme l’objet de la pulsion, que Lacan nomme aussi (a). Il y a pour le mélancolique une identification impossible à l’objet (a), pourrait-on dire dans une relecture de « Deuil et mélancolie ». ( L’ombre de l’objet n’est pas l’objet ). Ainsi, l’objet (a) est l’objet de l’identification à l’origine du moi-idéal, comme il le montre à l’aide du schéma optique: «Le moi-idéal est cette fonction par où le moi est constitué par la série des identifications – à quoi ? – à certains objets[18] ». Cela signifie que le moi-idéal, donc le narcissisme se forme à partir d’un objet non-spécularisable. Pour le dire autrement, j’emprunte cette formule à Jean Allouch: « (a) est ce qu’on n’a plus, mais devient ce qu’on est par identification[19] ». Ceci permet une relecture de ce que Lacan amène dans le séminaire « Le transfert … », où c’est le phallus qui permet de distinguer amour et désir ( avant le stade phallique ): aimer est affaire, est question d’être, désirer est affaire, est question d’avoir. Il dira ainsi deux ans plus tard ( toujours dans le séminaire « L’angoisse » ) : « C’est avec ce qu’on est qu’on peut, si je puis dire, avoir ou pas »[20].

J’en arrive tout doucement à (a) comme objet de l’amour, en tenant compte du fait que Lacan n’a jamais lâché cette affaire que l’amour est une question d’être. La seule occurence que j’ai pu trouvé chez Lacan, mais j’en ai perdu la référence, cela doit être un pur hasard, concernant ce qu’il entend par « un être » est que « L’être » représente l’identification du sujet à l’objet (a). Donc, Lacan développe lors de cette séance du séminaire du 23 janvier 1963, que c’est en tant qu’identifié à l’objet (a) que le sujet peut être le sujet de la métaphore de l’amour, c’est-à-dire qu’il peut passer de l’aimé à l’aimant. En effet, cette identification lui permet de devenir « le sujet du manque, donc ce par quoi il se constitue proprement dans l’amour, ce qui lui donne, si je puis dire, l’instrument de l’amour, à savoir – nous y retombons : qu’on aime, qu’on est amant, avec ce qu’on n’a pas[21] ». Finalement, on peut dire, qu’il s’agit d’être ce qu’on n’a plus. C’est là, que se trouve le noeud de l’ambiguïté de l’identification et de l’amour, dont Freud a précisé qu’il s’agit d’une identification par régression.

Dans le séminaire XVI, « D’un Autre à l’autre », Lacan amène une nouvelle utilisation de l’objet (a) qui vient représenter la jouissance, plus précisément les variations de jouissance, en plus ou en moins, qui seules peuvent apparaître au sujet. L’objet (a) devient le plus-de-jouir que l’on peut entendre aussi en plus de jouir ( il n’y a plus de jouissance ), il représente aussi une promesse de jouissance. Il développe ce plus-de-jouir sur le modèle économique de la plus value selon Karl Marx. Cela le conduit logiquement à préciser les rapports du sujet à l’objet (a). Ainsi, non seulement l’objet (a) détermine la structure du sujet mais le conduit à énoncer que c’est le sujet lui-même: « Or ce (a), nous le savons, c’est le sujet lui-même en tant qu’il ne peut être représenté que par un représentant qui est S1 dans l’occasion[22] ». Ainsi, il définit le sujet par sa jouissance. Alors, cela implique que dans l’amour, ce que donne le sujet, c’est lui-même dans son mode de jouissance. Cela revient à dire, que dans l’amour, le sujet se donne en tant que divisé par sa jouissance. Et, cela il l’articule avec la question de l’identification: il dit : « Ce que Freud a énoncé au niveau de Psychologie collective et analyse du moi : à considérer que le chef, le leader, l’élément clé de l’identification tel qu’il l’énonce, combien il devient plus clair dans cette perspective à ce qu’on y montre la solution qui rend possible ce par quoi le sujet s’identifie strictement au (a), autrement dit qu’il devient ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire un sujet en tant que lui-même barré[23] ». Cela permet de relire cette ambiguïté évoquée entre l’amour et l’identification, sans toutefois la résoudre totalement. Je m’arrête là sur cette question qui pourrait faire l’objet d’un autre séminaire.

Avant de conclure, voici quatre commentaires sur quelques questions ouvertes par cette affaire de l’objet de la pulsion en rapport avec l’objet de l’amour. Tout d’abord, concernant la question du deuil: le deuil de ce qui a été aimé, c’est, finalement, accepter la perte de l’objet qui a satisfait la pulsion, pour le dire vite, de cet objet dont l’existence est créé rétroactivement par la stimulation de la trace mnésique, par une hallucination. C’est dire qu’il s’agit d’accepter la perte d’une jouissance, ou plus précisément la perte d’une promesse de jouissance, notée (a), dont le sujet ne sait rien. C’est quelque chose que l’on rencontre quotidiennement sur nos divans. Je prendrais comme exemple le syndrome de Stockholm ou les situations d’emprise comme les femmes battues ou le harcèlement dans le travail. Le deuil y est impossible tant que le sujet n’a pas reconnu la jouissance à l’oeuvre dans la relation avec le ravisseur, le conjoint tortionnaire ou le supérieur hiérarchique. Car, c’est cet objet (a), ce plus-de-jouir, qu’elle ou il aime, c’est-à-dire ce qu’elle ou il a donné à l’Autre. Il y a bien eu une satisfaction de la pulsion, il s’agit de savoir de quelle satisfaction il s’agit, cela peut être une satisfaction masochiste par exemple. Le second exemple concerne un sujet d’actualité, dont nous a entretenu Anna Konrad: ces enfants qui ont été violés ou abusés sexuellement. Je n’élude pas la question du traumatisme qui a ses propres effets de répétition entre autres effets. Mon propos concerne, ici, la question du deuil et de la jouissance. Lors de tous ces témoignages depuis « me-too », où sont exposés publiquement ce qu’elles ou ils ont vécu, ne s’agit-il pas de remplacer une jouissance perdue par une autre? Car, parler publiquement de ce qui a été vécu est une façon de revivre le traumatisme, mais n’y a t-il pas l’émergence d’une nouvelle jouissance, saluée par le discours public actuel comme preuve d’un grand courage? Et pour aller encore plus loin, et ceci est quelque chose qu’on ne peut énoncer que dans un cadre d’analystes, comme nous l’avons plusieurs fois dit lors de nos débats, ce courage serait celui de dire sa jouissance publiquement sans savoir qu’on le dit.

Le second commentaire: si aimer c’est donner ce qu’on n’a pas et que dans l’amour le sujet s’identifie à l’objet (a), alors aimer, c’est se faire le sujet du manque, et c’est alors donner l’objet (a) donc ce qu’on n’a pas, mais ce qu’on est[24]. Il apparaît alors plus clairement que l’amour engage un sujet avec son être, cela peut être un engagement total d’un sujet, avec ce qu’il est et donc aussi ce qu’il n’a plus.

Enfin deux rapides remarques: est-ce que l’objet de l’amour n’est pas finalement un habillage de l’objet de la pulsion, l’habillage d’une forme vide, ce qui permet à l’objet d’exister, d’être présentable et représentable? Et aussi et surtout, d’être un objet qu’on ne perd pas. Car dans l’amour on ne perd rien, alors qu’avec l’inconscient on ne fait que perdre. Ainsi, on aime l’habillage, la fiction que l’on a construite; ce qui rend compte de tout l’aspect fondamentalement narcissique de l’amour.

Et la dernière remarque qui finalement en découle: cet habillage, cette fiction, cette construction de l’objet de la pulsion permet de supporter la jouissance, dissimulée derrière un déguisement, un leurre; celui de l’amour, témoin du refoulement de la jouissance, comme le fait remarquer Lucien Israël. En effet, l’amour repose sur un dire ( la déclaration, particulièrement mise en scène de nos jours avec la demande en mariage ) qui fait événement: « ( Le ) symbolique ce qu’il nous révèle par son usage dans la parole, et spécialement dans la parole de l’amour, de supporter… ce qu’en effet toute l’analyse nous fait sentir …de supporter la jouissance[25] ». Ceci prend toute son importance dans notre pratique avec l’amour de transfert pour l’analysant. Et qu’en est-il pour l’analyste?

Pour conclure, l’objet (a) dans la pulsion, qui satisfait la pulsion, serait le plus-de-jouir, il est aussi une promesse de jouissance, qui ainsi, réclame toujours plus de jouir, plus de jouissance, dans le sens du jouir qu’il n’y a pas[26]. C’est ainsi que Jean-Marie Jadin écrit: « C’est l’objet a totalement vide qui est l’objet de la pulsion [27]»[28].

Ainsi, le désir désigne un objet réel pour occuper cette place vide de l’objet (a). Cela amène l’amour a créer un objet fixe, riveté à cette place vide, dont toute la profusion imaginaire, l’habillage, vient recouvrir la vacuité de cet objet (a) par cet habillage et permettre d’en laisser la jouissance dans le réel. Et je termine en citant Jadin: « l’ultime vérité de l’homme ( est ) celle de l’existence d’un vide central [29]».

 

[1] Lucien Israël. Pulsions de mort. Séminaire 1977-1978. Arcanes. 1998. P87.

[2] Jean Allouch. L’amour Lacan. EPEL. 2017. P 223.

[3] J. Allouch. Op. Cit. P222.

[4] S. Freud. Abrégé de psychanalyse. P.U.F. Paris. 1985. P 59.

[5] S. Freud. L’interprétation du rêve. O.C.T. IV. P.U.F. 2003. P 621.

[6] Ibid. P 620.

[7] J. Lacan. Séminaire V. Les formations de l’inconscient. Version Valas. P 133.

[8] Cité in Dictionnaire de la psychanalyse. Sous la dir. de Roland Chemama. Larousse. 1993.

[9] J. Lacan. Séminaire VIII. Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques. Version E.L.P. P298.

[10] Ibid. P 137.

[11] J’ai choisi cette citation, plus éclairante sur la question du désir, ce qui se rapproche plus de mon propos, alors que celle-ci est plus claire quant au statut d’objet: « Et toute la question est de s’apercevoir du rapport qui lie cet Autre auquel est adressée la demande d’amour avec l’apparition de ce terme du désir en tant qu’il n’est plus du tout cet Autre, notre égal, cet Autre auquel nous aspirons, cet Autre de l’amour, mais qu’il est quelque chose qui, par rapport à cela, en représente à proprement parler une déchéance – je veux dire quelque chose qui est de la nature de l’objet ». Ibid. P 131. On peut noter, qu’ici mais pas seulement, la distinction entre amour et désir, peut-on dire, laisse à désirer.

[12] J. Lacan. Séminaire IX. L’identification. Version Valas. P 203. « Le sujet dont il s’agit, celui dont nous suivons la trace, est le sujet du désir et non pas le sujet de l’amour, pour la simple raison qu’on n’est pas sujet de l’amour, on est ordinairement, on est normalement sa victime. C’est tout à fait différent. En d’autres termes, l’amour est une force naturelle. C’est ce qui justifie le point de vue qu’on appelle « biologisant » de Freud. L’amour, c’est une réalité ».

[13] J. Lacan. Séminaire X. L’angoisse. Version Valas. P 136-7.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid. P 156.

[17] Ibid. P 172.

[18] Ibid. P 186.

[19] Jean Allouch. L’amour Lacan. EPEL 2017. P 209.

[20] J. Lacan. Séminaire X. Op. Cit. p 186.

[21] Ibid.

[22] J. Lacan. séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas. Séance du 14 mai 1969. P 404.

[23] Ibid. P 412.

[24] J. Allouch. Op. Cit. P 210.

[25] J. Lacan. Séminaire XXI. version Valas. Les non-dupes errent. Séance du 18 décembre 1973. P 75.

[26] Jean-Marie Jardin. La structure inconsciente de l’angoisse. Eres. 2009. P125.

[27] Ibid.

[28] Pour Jadin, l’objet (a) est finalement la chose: « Or, le noeud borroméen quil ( Lacan ) a inventé, n’est justement accessible par rien d’autre qu’une saisie manuelle des choses, et son centre, qui représente l’ « objet plus-de-jouir », l’objet a, est en fin de compte la Chose angoissante. Cette Chose est le lieu d’une trompeuse promesse de jouissance. Il est en réalité tout à fait vide ». Ibid. P 179. Il cite également (P118) Lacan dans le séminaire X « L’angoisse », P360 dans la version du Seuil: « Non seulement elle ( l’angoisse ) n’est pas sans objet, mais elle désigne très probablement l’objet, si je puis dire, le plus profond, l’objet dernier, la Chose ».

[29] Ibid. P184.

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